Agathe Rousselle par Eleonore Wismes

Actuellement en compétition officielle au dernier Festival de Cannes avec Titane,  Agathe Rousselle distille depuis plusieurs années sa vision créative avec justesse et cohérence entre cinéma, mode et photographie. À l’occasion de la sortie du film réalisé par Julia Ducournau dans lequel elle livre une performance majeure, Mixte republie l’interview que nous avait accordé l’actrice dans notre numéro printemps-été 2020 Disobedience.

Vous l’avez déjà probablement aperçue, avec ses cheveux courts et son visage androgyne, défilant pour les marques Vetements, Koché, Wanda Nylon ou Neith Nyer. Mais il vous faudra attendre encore un petit moment pour découvrir Agathe Rousselle sur grand écran. Pas un plan de Titane, son tout premier long métrage dont elle tient le premier rôle féminin aux côtés de Vincent Lindon, n’a encore été filmé au moment où nous écrivons ces lignes. Ce qu’on sait, avant le tournage prévu en avril prochain, c’est que le projet est une nouvelle variation “body horror” mêlant série de meurtres macabres, réapparition mystérieuse d’enfants portés disparus et Salon de l’auto (elle y joue une hôtesse et “victime désignée”, ce qui nous laisse soupçonner qu’elle ne se laissera pas faire). Le tout orchestré par Julia Ducournau, la réalisatrice du hit le plus récent et le plus dévastateur du genre, Grave (2017). En attendant d’en apprendre davantage sur ce film, évidemment encore très secret à un stade si prématuré de sa gestation, on a déjà eu envie d’en savoir plus sur son interprète. Parce qu’Agathe Rousselle sort non pas de l’anonymat, mais précisément du contraire. À 28 ans, celle qui se définit comme no gender semble avoir déjà vécu neuf vies et marqué de sa patte tous les domaines artistiques par lesquels elle est passée. Que ce soit dans le journalisme – en tant que fondatrice du fanzine Peach et rédactrice en chef du magazine web General Pop –, la photographie – elle a shooté plusieurs campagnes et de l’éditorial –, la création de mode avec sa marque Cheeky Boom, le théâtre ou le mannequinat. Il ne lui manquait plus que le cinéma : une autre nouvelle vie qu’elle était impatiente de commencer.

Crédit : Eleonore Wismes

MIXTE. Entre la mode, le cinéma, la photographie, la presse, tu as eu et as encore beaucoup d’activités. Peux-tu nous résumer ton parcours ?

Agathe Rousselle. Adolescente, je voulais être comédienne, mais je n’ai pas eu beaucoup de soutien parental. J’ai donc fait ce qu’on préférait que je fasse : une prépa littéraire – dont je me suis fait virer. Chaque fois que j’ai pu, j’ai toujours fait du théâtre, au lycée ou en parallèle de mes études. Et après ça, j’ai fait le Conservatoire du 20e arrondissement de Paris, qui ne s’est pas très bien passé, notamment à cause d’un professeur qui ne m’aimait pas trop. J’ai arrêté avant la fin de la deuxième année et j’ai créé une marque de broderie, Cheeky Boom. Elle a bien marché pendant deux ans, pendant lesquels j’ai aussi fait du mannequinat. Après quoi j’ai travaillé curieusement dans la presse, en relançant General Pop pour l’agence BETC. Lorsque ça s’est terminé, une directrice de casting m’a trouvée et m’a proposé de faire des auditions. J’en ai passé quatre, et j’ai eu le rôle du film de Julia Ducournau.

M. Et la photographie ?

A. R. Je pratique depuis l’adolescence, mais je me suis mise à l’exercer professionnellement à un moment – où je faisais par ailleurs quatre mille autres choses à la fois, dont entraîner des gens à courir pour Adidas. J’avais quelques clients, qui m’ont permis d’en vivre un peu, mais c’était forcément limité car je ne shoote qu’en argentique. C’est ce que j’aime faire. Je n’ai même pas d’appareil numérique de toute façon.

M. Comment a démarré ton expérience d’actrice ? 

A. R. C’est tout le truc de ce métier : si tu n’as pas de réalisateur, tu n’es pas actrice. On peut peindre, écrire ou faire de la musique toute seule, mais pas jouer. Je me suis donc efforcée de rester active avec les projets des potes, les publicités, les courts métrages de l’école La Fémis. En 2017, j’ai joué dans un court qui a pas mal tourné en ligne, Looking For The Self de Thibault Della Gaspera.

M. D’où est venue ton envie première de jouer ?

A. R. Avoir envie de jouer et vouloir être actrice sont deux choses différentes, à mon avis. On veut être actrice pour être au centre de l’attention. Il y a un truc apparenté à l’enfance… Petite, je faisais des spectacles à longueur de journée, j’adorais ça. L’envie de jouer vient de chocs plus tardifs. Chez moi c’est arrivé au moment où, adolescente, j’ai découvert les films d’Arnaud Desplechin, alors que j’étais à fond dans le théâtre et qu’il y avait tout ce texte très cérébral que j’avais envie de dire. À cette même époque, j’étais très Nouvelle Vague. Plus tard, j’ai eu l’impression que j’étais passée à des répertoires plus proches du corps. Des films qui se passaient un peu de mots. Grave de Julia Ducournau, quelque part, c’est ça.

M. Qui est ton actrice modèle ? 

A. R. Cate Blanchett, sans hésitation, pour un tas de raisons. Elle est capable de jouer tous les genres, dans tous les sens du terme. Elle dégage une grande puissance…

M. Tu es plutôt tirée du côté du cinéma américain ?

A. R. C’est vrai que, d’instinct, je ne regarde pas tant de trucs français que ça, même si j’aime beaucoup les derniers Dupieux, par exemple (Le Daim). Par ailleurs, c’est sûr que si Titane me permettait de travailler aux États-Unis, j’en serais plus que ravie. Il n’en est pas encore du tout question, bien sûr, et il y a beaucoup de gens intéressants en France avec qui j’ai envie de travailler… Et puis, je croise déjà les doigts ne serait-ce que pour continuer à travailler tout court. Mais je me surprends quand même parfois à rêver un peu. Les Américains que je connais sont très fans de Grave, qui est limite plus connu là-bas qu’ici.

M. Comment s’est passée ta rencontre avec Julia Ducournau ? 

A. R. C’était à une audition, ce qui est en soi très particulier, puisqu’on n’était pas du tout d’égale à égale à ce moment-là. Elle est très impressionnante, c’est une femme puissante. Déjà elle est immense, et puis elle va très vite intellectuellement, elle est précise. Mais aussi, bizarrement, très enveloppante. Lors de la dernière audition, il était prévu qu’on ait un temps de discussion toutes les deux. J’avais écrit une lettre, que je m’étais d’abord mis en tête de lui donner, et que finalement je lui ai dite. Ça l’a beaucoup touchée.

M. Ces dernières années, on a vu apparaître sur des tournages américains des personnes chargés de maintenir un “safe space” sur le plateau et de superviser les scènes à risques pour l’intégrité des actrices, qu’il s’agisse de violence ou d’intimité sexuelle. Es-ce une question qui se pose pour un film comme Titane ?

A. R. C’est un rôle très dense, et j’ai tout de suite senti que Julia Ducournau prenait en charge ce genre de questions avec beaucoup de responsabilité. Elle m’a d’emblée dit que pour certaines scènes on ne serait pas plus de quatre sur le plateau ; que si quelque chose n’allait pas on arrêterait tout de suite, etc. Grave allait déjà loin, Titane je crois encore plus. À la lecture du scénario, elle m’a dit qu’il y aurait des choses éprouvantes à jouer, mais aussi que je serais protégée. Surtout, c’est une réalisatrice qui est entourée d’énormément de femmes, ce qui pour moi est très rassurant. Il y a un environnement bienveillant.

M. Que penses-tu du mythe selon lequel les films extrêmes se font forcément dans la torture ?

A. R. C’est n’importe quoi de penser ça, évidemment. Je ne pense pas qu’il faille torturer qui que ce soit. Chacun a ses limites. Mais après, n’oublions pas qu’être acteur, ça implique d’utiliser tout ce qu’on est pour faire passer quelque chose. Il faut y aller à fond. Ce film va être fatigant, je le sais, je ne veux pas me défiler.

M. Il y a quelques années, tu as lancé un trimestriel, Peach, qui n’existe plus désormais. Quelle était l’idée fondatrice ?

A. R. Mettre en avant le mieux possible le travail d’artistes féminines. On s’est d’ailleurs arrêté parce qu’avec le manque de temps et d’argent, on le faisait un peu moins bien, et je trouve que le dernier numéro ne rendait pas idéalement justice à leur boulot. Je suis très attachée au premier, grâce auquel j’ai découvert beaucoup d’artistes, que je suis encore, comme la graphiste et illustratrice Clara Gaget.

Crédit : Eleonore Wismes

M. Qui fait aujourd’hui ce travail de mise en avant d’artistes féminines, selon toi ? 

A. R. Beaucoup de podcasts, j’ai l’impression. J’écoute La Poudre, Kiffe ta race et Les Couilles sur la table, ce que la Terre entière devrait faire à mon avis, et aussi Transferts sur d’autres questions. Si on faisait encore aujourd’hui ce travail, je pense que ce serait sous la forme d’un podcast. En tout cas, des supports qui ne mettent en avant que des femmes, j’ai l’impression qu’il y en a plein, même sur Instagram avec Les Glorieuses.

M. Le premier numéro de Peach avait pour thème la “blank generation”. C’est quoi ?

A. R. J’ai l’impression que ma génération, qui a aujourd’hui autour de 30 ans, s’est retrouvée schématiquement entre une génération qui a connu le plein-emploi et l’insouciance écologique, et une nouvelle aujourd’hui très politisée et ultra-consciente. Entre les deux, on se retrouve à un endroit bâtard, “blank” (vide en français, ndlr). Je suis contente de ne pas avoir grandi avec internet, mais ça ne me donne pas du tout la même vision du monde que les millennials – ni que nos parents, qui d’ailleurs utilisent davantage Facebook que nous. Je ne suis pas née avec la conscience du féminisme que donnent aujourd’hui les réseaux sociaux aux gamines de 20 ans, par exemple. On s’y met tard et c’est un peu flottant.

M. Aujourd’hui, si Peach existait, qui y aurait-il dedans ? 

A. R. Il y aurait les artistes talentueuses qui m’entourent. Et j’aurais envie de faire un numéro uniquement avec les femmes qui sont autour de moi. Il y aurait Rebecca Baby, la voix du groupe Lulu Van Trapp, qui écrit et dessine en plus d’être une chanteuse exceptionnelle. Il y aurait Eleonore Wismes, qui fait des photographies magnifiques agrémentées d’aquarelle. Je mettrais aussi en avant Jesse Daubertes, anciennement connu sous le nom de Jessica, un illustrateur transgenre qui travaille au sein du duo Fortifem, principalement dans l’imagerie metal.

M. Tu as beaucoup oeuvré dans la mode, que ce soit comme créatrice, mannequin, photographe. Quel est ton rapport à elle aujourd’hui ?

A. R. Je trouve que c’est un milieu passionnant, assez drôle. Il y a beaucoup de gens très intéressants et cultivés qui y travaillent, parce que pour être styliste ou photographe, il faut avoir lu, il faut avoir vu des films, avoir voyagé. Le souci que ça me pose aujourd’hui, c’est que c’est un secteur extrêmement polluant. On y fait des choses magnifiques, c’est clair, mais je pense qu’à notre époque il y aurait moyen de réaliser des collections et des défilés avec des dépenses énergétiques bien moindres, sans faire appel à des mannequins des quatre coins du monde. Par ailleurs, je n’achète plus d’habits neufs depuis trois ans. Juste une paire de chaussures de temps en temps, et de préférence pas en cuir. De nombreuses marques de luxe abandonnent aujourd’hui la fourrure, ce qui est une bonne mesure, même si ça arrive très tard. Il y a beaucoup de choses à repenser…