AVEC OU SANS FILTRE
Aidée par un bon chirurgien, Kylie Jenner a subi au fil des années autant de ravalements de façade que le bâtiment de la Samaritaine. Résultat, elle a effacé son banal visage d’adolescente américaine pour le transformer en œuvre d’art 3D reprenant tous les critères de la beauté 2020. Les essentiels : “un petit nez fin, une pommette bombée, un œil lifté, une grosse bouche et surtout, surtout, une symétrie parfaite. C’est ce qui marche le mieux sur les écrans, en plus d’être ultra-facile à retoucher”, explique la maquilleuse Carole Colombani. C’est-à-dire ce que fournit un filtre Instagram ou Snapchat en un claquement de doigts. Pas étonnant que les jeunes succombent. Alors que l’impact des filtres sur le moral s’est révélé tellement problématique qu’il a été surnommé “Dysmorphie Snapchat”, Instagram a sévi et a promis fin 2019 de censurer prochainement tout ce qui serait associé à de la chirurgie esthétique. Trop tard ?
En Chine, nombreuses sont les jeunes femmes qui se pointent chez le chirurgien avec un selfie filtré, désireuses de paraître elles-mêmes en mieux. Car si le marché de l’esthétique a doublé entre 2014 et 2018, c’est bien grâce aux jeunes, qui sont de plus en plus nombreux à se ruer chez le “chir”, même si l’Asie et les États-Unis portent bien plus ce marché que le Vieux Continent. “Les filles qu’on a vu grandir, comme Kylie Jenner, n’ont pas pu nier qu’elles étaient plus ou moins retouchées et ont instauré le fait que se transformer, parfois complètement, était acceptable, normal, voire un peu cool”, relève Alexandra Jubé du bureau de tendance éponyme. Même écho chez Carole Colombani : “C’est comme si l’œil était corrompu. Il recherche la beauté dans la symétrie, et des volumes qui n’existent même pas dans la nature”. Un concept sur lequel est basée une grande partie du travail d’Alex John Beck. En 2013, le photographe de mode britannique dévoilait sa série Both Sides Of : des portraits de gens dont les deux moitiés du visage ont été doublées symétriquement, offrant ainsi deux portraits, pourtant issus de la même personne, complètement différents l’un de l’autre. Une façon de souligner visuellement la tournure absurde de notre perception de soi et de notre obsession pour les “bonnes” proportions faciales. Une tendance que l’artiste a continué d’analyser cette année avec un nouveau projet photographique interrogeant les standards de beauté, pour lequel il a demandé à ses modèles d’annoter eux-mêmes leur portrait en signalant toutes les retouches et changements qu’ils aimeraient apporter à leur visage. Sans surprise, les clichés ont fini complètement gribouillés et raturés. Si, ici, il ne se s’agit que de quelques traits de crayons, en Corée du Sud, en revanche, ces modifications passent le stade de la simple annotation sur image et sont littéralement appliquées sur le visage par des opérations chirurgicales dans un pays où le bistouri est devenu monnaie courante.