PORTRAIT PAR ROSIE MATHESON

En 2019, en France mais aussi ailleurs, les marches pour le climat prouvent à elles seules qu’une partie de la jeunesse est prête à s’engager. Sur quels sujets ? À quelles conditions ? Peut-on discerner ses combats ? En quoi diffèrent-ils de ceux d’hier ? De quoi cet engagement est-il le signe ? Voici le compte rendu de quelques intuitions.

Grenade ou flash-ball ? Les médecins ne savent pas dire ce qui a conduit Flora*, 20 ans, à perdre un œil ce jour-là, aux abords de la place de l’Étoile, devant l’ambassade du Qatar, en ce quatrième samedi de manifestation des Gilets Jaunes. “Les caméras de M6 ont filmé la scène”, explique son petit ami au téléphone, mais les images sont floues, saturées de gaz lacrymo, tandis que le couple venu manifester se remet à peine du choc et ne sait pas dire ce qui s’est vraiment passé. Flash-back : samedi 8 décembre 2018, Flora et Max* participent à leur première manif. Lui étudie les sciences politiques, elle est en fac de lettres. Ils se sont rencontrés sur les bancs de l’école, à Amiens. Ils habitent ensemble depuis un an. Ils discutent souvent politique, engagement. Max a convaincu Flora de le suivre à Paris : taxe sur le diesel, cinq euros de moins sur leurs APL, augmentation de la CSG qui a touché leurs grands-parents, urgence écologique, signature du pacte de Marrakech qu’ils désapprouvent… Le tout a servi de cocktail à leur ras-le-bol ; il était temps de quitter les réseaux sociaux pour faire acte de présence “en vrai” et contre l’appel au calme du gouvernement que l’on sentait, pour la première fois de sa jeune histoire, débordé de toutes parts, désemparé face à la colère de la rue. “Il fallait absolument rétablir l’ordre, constate Max, mais quand les flics tirent sur les manifestants…” Le couple se dit pacifiste et déplore que la police ait décidé de charger dans tous les sens, plutôt que de cibler les casseurs distinctement regroupés de l’autre côté de la place. À l’heure où ces lignes sont écrites, Flora n’est pas en mesure de parler. Elle a perdu un œil, a le nez cassé et plusieurs fractures au visage… Celle qui postait du Socrate sur sa page Facebook a payé cher pour ses idées.

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“En sociologie, on parle d’un ’engagement timbre’ versus un ‘engagement post-it’. Autrefois, on s’engageait pour une cause qui nous suivait toute une vie… Aujourd’hui, les plus jeunes s’engagent à fond pendant six mois sur l’environnement, puis six mois sur la cause animale. Les intérêts défendus varient davantage, ce qui n’enlève rien à la force ni à la sincérité de chaque adhésion”, explique Thibaut de Saint Pol, président de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), observatoire public chargé de recueillir des données sur la jeunesse et son activité citoyenne. S’engager à un seul endroit peut sembler frustrant, voire inutile ou inadapté à l’urgence que les plus jeunes ressentent et au sentiment que le monde, de tous côtés et que l’on dit si proche de la fin, appelle tant de réponses. Finalement, la crise de représentativité qui affecte nos régimes politiques et qu’observent les vingtenaires n’est peut-être pas si inquiétante ; et témoigne de bouleversements logiques et profonds.

Les plus digital addicts d’entre eux le savent mieux que personne : liker un statut Facebook politique ou cliquer sur “Je participe” sur la page event d’un défilé ne fait pas de vous le plus grand des activistes ni le plus courageux compagnon du Che. Pour autant, le numérique aide à faire émerger de nouvelles formes d’association, regroupant plus facilement des inconnus en fonction de leurs causes à défendre et facilitant l’organisation d’actions concrètes. En France, 24 000 étudiants viennent de signer le Manifeste pour un réveil écologique, prévenant qu’ils seraient prêts à “questionner leur zone de confort” plutôt que d’aller travailler pour des entreprises non respectueuses de l’environnement. Née sur le web, cette forme inédite de chantage à l’environnement bouscule le champ des RH et permet de repenser la place des corps en entreprise… Demain, y aura-t-il encore quelqu’un dans les bureaux de Total ?

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Les plus digital addicts d’entre eux le savent mieux que personne : liker un statut Facebook politique ou cliquer sur “Je participe” sur la page event d’un défilé ne fait pas de vous le plus grand des activistes ni le plus courageux compagnon du Che. Pour autant, le numérique aide à faire émerger de nouvelles formes d’association, regroupant plus facilement des inconnus en fonction de leurs causes à défendre et facilitant l’organisation d’actions concrètes. En France, 24 000 étudiants viennent de signer le Manifeste pour un réveil écologique, prévenant qu’ils seraient prêts à “questionner leur zone de confort” plutôt que d’aller travailler pour des entreprises non respectueuses de l’environnement. Née sur le web, cette forme inédite de chantage à l’environnement bouscule le champ des RH et permet de repenser la place des corps en entreprise… Demain, y aura-t-il encore quelqu’un dans les bureaux de Total ?

Aux États-Unis, la tuerie dans un lycée de Parkland en Floride, le 14 février 2018, fut le point de départ d’une mobilisation lancée par ses plus jeunes rescapés, entraînant dans leur sillage plus de 800 marches à travers le monde. En une semaine, le compte Twitter de l’une de ses porte-parole, Emma Gonzalez, née en 1999, a dépassé le million d’abonnés. Les March For Our Lives font aujourd’hui partie de ces phénomènes massifs dont les plus jeunes savent l’importance et maîtrisent les codes. En France, du côté de l’INJEP, on explique que “La défiance envers la démocratie représentative ne se traduit pas par une distance vis-à-vis de l’idéal démocratique pour les jeunes.” Seules les modalités et les formes de leur engagement changent. Nés autour de l’an 2000, les “enfants du siècle” cherchent à concilier changement social et réalisation de soi, valorisent les modes d’organisation et de relation horizontaux ou les nouvelles manières d’occuper l’espace public. Tout cela peut prendre la forme d’un hashtag, d’une marche, d’un texte, d’une plateforme, d’un compte Twitter, d’un mème, d’un logo… Les idées ne manquent pas. Et les mouvements anti-Brexit ou anti-Trump ont largement démontré le caractère hybride des nouvelles formes émergentes d’engagement.

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Très récemment, les mid-terms américains (élections de mi-mandat) ont donné naissance à une campagne spontanée et horizontale de sensibilisation au vote à destination des plus jeunes qui s’exprimaient dans les urnes pour la première fois. Quasiment transformé en objet pop, l’appel au vote a déchaîné les stars, la mode, Instagram, Twitter à coup d’autocollants “I voted”, de tee-shirts à message et de collections capsules. Clips, Taylor Swift et campagnes menées par les marques elles-mêmes se sont entrecroisées jusqu’à créer un phénomène culturel hors-norme que chacun a pu s’approprier, consommer (?), et relayer dans sa sphère intime, entre amis, au travail… De la pure culture post-digitale, que l’on peut néanmoins redouter pour ses allures de propagande commerciale. Pour Jaden Smith, 19 ans, chanteur et fils de l’acteur Will, qui possède la marque d’eau minérale écoresponsable Just, allier business et engagement est une seconde nature. Le jeune homme de Los Angeles est déjà bien habitué à mettre sa notoriété et ses millions de vues au service de causes et d’affaires qui lui tiennent à cœur. Il nous confiait récemment : “Les émissions de CO2 responsables du réchauffement se retrouvent dans nos déchets. Elles sont au centre de la question. Avec Just, je suis content qu’on ait réduit nos émissions de 74 % et que cet effort augmente, ce qui est spectaculaire. Le dernier grand changement que j’aie fait dans ma vie et qui va dans le sens de l’écoresponsabilité et de la durabilité, c’est d’acheter des meubles en plastique recyclé.” Parole de rappeur post-millenial.

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Occuper le terrain, les médias, les magasins… À l’heure du soi-disant tout digital, les mouvements de revendications (d’Occupy Wall Street à Nuit Debout, March For Our Lives ou les Gilets Jaunes) se donnent pour objectif d’occuper le “vrai” terrain. Derrière l’absentéisme électoral et le rejet des formes traditionnelles d’engagement (on oublie les vieux partis et les vieilles “assoc”), les plus jeunes individus portent avec eux la certitude qu’ils ne seront jamais entendus dans une société-écran à qui l’on doit aussi bien notre endormissement que les raisons de caillasser les Apple Store. Le numérique est-il le cœur de nos problèmes ? “Toutes les raisons sont réunies, mais ce ne sont pas les raisons qui font les révolutions, ce sont les corps. Et les corps sont devant les écrans, prévenait le célèbre Comité invisible dans son texte Maintenant (2017), qui faisait suite à L’Insurrection qui vient (2007), livre de chevet d’une précédente génération d’intellectuels et d’artistes engagés. Toutes les raisons de faire une révolution sont là. Il n’en manque aucune. Le naufrage de la politique, l’arrogance des puissants, le règne du faux, la vulgarité des riches, les cataclysmes de l’industrie, la misère galopante, l’exploitation nue, l’apocalypse écologique – rien ne nous est épargné, pas même d’en être informés.” Les écrans servent de masques aux différents pouvoirs. Comment recréer de l’écoute, de l’empathie et, in fine, de la démocratie, dans un monde trop algorithmique, trop comptable, trop libéral ? C’est exactement la question que se posent aujourd’hui les lycéens aux prises avec Parcours Sup, face à un logiciel qui, à lui seul, cache un enjeu philosophique lié à ce foutu monde digital que l’Éducation nationale voudrait à tout prix efficace et rentable. Il est temps de redonner vie et corps à la froideur de nos rapports humains et à nos luttes. Les causes à défendre ne manquent pas.

Aujourd’hui, les jeunes de l’an 2000 (pas ceux chantés par NTM en 1998 ou par Diam’s en 2006, mais ceux vraiment nés en l’an 2000), ne sont pas émerveillés par ce monde numérique qu’ils ont toujours connu. Ces enfants du siècle apparaissent sur la scène politique comme abandonnés au pouvoir absolu des Gafa, cadors de l’évasion fiscale, et lâchés dans la chienlit écologique, sur un marché du travail hyperconcurrentiel, avec une accélération de l’accroissement des inégalités de patrimoine et le maigre butin des quinze dernières années de lutte sociale. Ce que décrivait le rap des années 90 et 2000 ne s’est pas durci : il s’est massifié. Ce que des figures comme NTM incarnaient de la culture hip hop, jeune et marginale, est devenu mainstream en englobant tous les âges ; la réalité décrite s’est étendue au devenir commun. Exit les revendications de 1968 qui parlaient alors d’une génération cherchant à s’émanciper du patriarcat. Loin de la culture selfie soi-disant égotiste comme certains réacs la qualifient, la “nouvelle” jeunesse n’a pas le monopole de l’engagement et ne se constitue pas comme une cause en tant que telle à défendre.

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À la fin des années 90 (c’est peut-être un faux souvenir), quand on parlait des “jeunes précaires” à la télé, on espérait qu’ils ne le soient bientôt plus. Et puis, la catégorie “jeune précaire” a disparu. On n’a plus dit “précaire”. On ne dit plus rien du tout. La France d’en bas et les sans-dents n’ont plus de nom. On enfile des gilets jaune fluo pour se faire voir. Le pourcentage de jeunes engagés parmi les Gilets Jaunes recoupe à peu de chose près celui de la population générale. Est-ce à dire que la jeunesse rebelle n’existe plus ? La préoccupation écologique, en constante augmentation dans les études, concerne tout un chacun. Insectes et oiseaux meurent pour tout le monde. Une culture jeune ? Dans son livre Nous sommes jeunes et nous sommes fiers, le journaliste Benoît Sabatier raconte la naissance d’une culture jeune dont le mythe commence en 1954 avec Elvis Presley et la multiplication des transistors. Une culture qui, depuis, a largement servi de chair à canon au capital et dont les revendications initiales ont vite été digérées par son art, ses marques, ses médias, ses crèmes antirides, la success-story de Richard Branson, les sweats à capuche de Mark Zuckerberg et, plus récemment, le teint frais du président Emmanuel Macron qui rêve à voix haute de “start-up nation” et de Révolution – titre de son livre de campagne. Avec lui, et ses airs de faux jeune ou de jeune vieux, on se demande si le concept perlimpimpesque de jeunesse n’est pas en train de mourir avec l’ultralibéralisme financier. Mais c’est peut-être une bonne chose, comme en témoigne la critique du “problème jeune” par le militant situationniste Mustapha Khayati en 1966. “Sa révolte contre la société rassure la société parce qu’elle est censée rester partielle, dans l’apartheid des ‘problèmes’ de la jeunesse – comme il y aurait des problèmes de la femme, ou un problème noir – et ne durer qu’une partie de la vie. En réalité, s’il y a un problème de la ‘jeunesse’ dans la société moderne, c’est que la crise profonde de cette société est ressentie avec le plus d’acuité par la jeunesse.”

Ce qui nous a frappés en interrogeant Max sur ses motivations à enfiler un gilet jaune, c’est le mot qu’il a eu pour ses grands-parents et la CSG. Ce fantôme de l’âge qui apparaît si peu dans les rues de Paris, capitale dédiée à la consommation, au travail, à la circulation, aux petites surfaces, et où le troisième âge n’a plus sa place. La courageuse Flora, 20 ans, avait déjà perdu un œil quand Macron décréta l’état d’urgence sociale.

* Les prénoms ont été changés.

La photographe Rosie Matheson publira au printemps le deuxième volume de son fanzine Boys. www.rosiematheson.com

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