Bella Hadid photographiée via Facetime pour la campagne Jacquemus printemps-été 2020

Confinement oblige, les photographes, designers, stylistes et magazines ont dû shooter virtuellement via écrans interposés, développant ainsi une nouvelle esthétique low key qui risque de marquer durablement l’industrie de la mode.

Alors que le coronavirus a mis la moitié de la planète en pause, la mode ne semble elle pas vouloir lâcher la rampe, même si le contexte social et politique rend a priori impossible pour l’industrie de recourir à ses formats de production classiques (shootings, voyages, déplacements, sets en studio ou en extérieur, équipe de collaborateurs…).

Avec ses mannequins, photographes, designers, stylistes, coiffeurs et maquilleurs enfermés chez eux suite aux mesures de confinement appliquées dans une cinquantaine de pays, la mode a dû trouver les moyens de continuer à exister et de produire du contenu. La solution ? La photographie virtuelle via FaceTime. La preuve ? Il suffit de regarder la dernière campagne de Jacquemus qui a demandé à Bella Hadid et Barbie Ferreira de se shooter elles-mêmes chez elle pour incarner la collection printemps-été 2020 de la marque.

La série mode du Vogue Italia réalisée via Facetime avec Bella Hadid

Quelque temps auparavant, c’est le Vogue Italia qui avait demandé au photographe Brianna Capozzi, à la styliste Haley Wollens et au top model Bella Hadid (encore elle) de se connecter via FaceTime pour shooter une énième série mode. Puis c’est le magazine britannique i-D qui a lancé un numéro spécial intitulé “Safe + Sound”, dont les covers ont été réalisées elles aussi via FaceTime par le photographe Willy Venderperre avec Gigi Hadid, Adut Akech ou encore Binx Walton.

Le fond et la forme

Bref, cette technique jusqu’ici plutôt dévalorisée semble aujourd’hui être devenu aussi prisée et récurrente qu’une soirée de biture entre ami.e.s sur Houseparty. Et pour ça, on peut remercier Demi Lovato qui, sans le vouloir, a lancé la tendance avec l’aide d’Angelo Kritikos. Au début du confinement, le photographe a demandé à la chanteuse de se prendre en photo avec la caméra de son écran. Des images tests à l’origine prévues pour les réseaux sociaux et sans lien aucun avec une quelconque marque, mais qui une fois devenues virales, ont suscité parmi les acteurs du milieu un intérêt grandissant pour cette pratique d’un nouveau genre. Ou comment mettre à l’amende les astreintes sociales imposées par cette foutue Miss Rona. Avec comme seule levier de cohésion et de contestation, cet étrange outil qué s’appelerio Internet.

Gigi Hadid shootée via Facetime pour la cover du magazine i-d

Après tout, comme le rabâchait si justement Michel-Ange jadis et naguère, “l’art naît de la contrainte et meurt dans la liberté”. Version 2020, ça veut dire que le seum engendré par la pandémie est finalement devenu pour la photo de mode un booster de créativité en béton ; comme le prouve l’une des récentes covers de M Le magazine du Monde qui, dans ce contexte inédit, a invité 16 photographes à immortaliser leur quotidien version confinement. L’un d’eux, Karim Sadli, a choisi de photographier (« screenshoter ? ») une conversation qu’il a eu avec Lily-Rose Depp sur FaceTime.

« Nous ne voulions pas traiter ça comme une séance photo de mode régulière avec des contraintes publicitaires en raison de la crise », a déclaré Jean-Baptiste Talbourdet-Napoleone, directeur de création du magazine. OK, mais cette nouvelle façon de produire des images est-elle provisoire ou va-t-elle finir par se pérenniser ? On a envie de répondre : « I don’t know her ». Ce qui est sûr en revanche, c’est que cette esthétique de l’appel vidéo si particulière tend déjà à se généraliser et à être déclinée si on en croit la dernière campagne digitale de Nicolas Lecourt Mansion featuring Dustin Muchuvitz. Baptisée « Dream Calls » (tiens, tiens), elle a été réalisée par le photographe Enzo Orlando et reprend le cadre typique d’une convo vidéo.

La cover de M le magazine du monde capturé sur Facetime
"Dream Calls" la campagne digitale de Nicolas Lecourt Mansion

UNE NOUVELLE DONNE

Avant que Miss Rona ne vienne tout chambouler, un shooting mode impliquait en moyenne à lui seul une quinzaine de personnes. Aujourd’hui, cet effectif approximatif est à peu près divisé par cinq, avec seulement trois personnes engagées dans le processus et “présentes” lors du shooting : le.la photographe, le.la mannequin et le ou la styliste. Autre changement notable : le non-besoin d’un.e maquilleur.se et d’un.e coiffeur.se puisque le model se charge de se faire sa mise en beauté devant le miroir de sa salle de bain.

Et cette nouvelle façon de créer des images de mode, en capturant quelques clichés d’appels vidéos, a aussi migré sur d’autres plateformes et outils de communication : coucou le dernier shooting du cast de la série “Betty” de HBO, réalisé par le magazine The Face sur Zoom. Et coucou aussi la dernière série réalisée sur Skype par le photographe de mode Simon Upton, qui au passage ne s’est pas retenu de souligner le cauchemar logistique émanant d’une telle entreprise.

La série mode de Simon Upton réalisée sur Skype

“Cette quarantaine pousse les gens à devenir plus innovants et à développer une nouvelle forme de créativité virtuelle”, a admis le photographe Angelo Kritikos au Women’s Wear Daily (WWD), ajoutant tout de même que, quand les choses reviendront à la normale, il continuera dans le futur d’utiliser ce nouveau procédé ; prouvant par la même occasion qu’avec l’utilisation de ces webcams basse définition, l’image de mode n’a pas forcément besoin d’être capturée avec un matériel haut-de-gamme dont le prix de vente nécessite de casser son PEL.

RETOUR À L’ÉTAT BRUT

La photo de mode FaceTime, c’est aussi le come-back annoncé de l’image brute, instantanée, sans retouches, souvent de résolution moyenne voire faible, avec un travail de la lumière quasi-inexistant puisqu’il doit s’adapter à l’environnement naturel rendu à travers l’écran. Dans un article publié sur le site de Nylon expliquant “comment réaliser un bon shooting via FaceTime” (oui, on en est là), le photographe Sam Dameshek, auteur de campagnes pour Tommy Hilfiger ou Puma, nous rappelait que « le meilleur moment pour se connecter, appeler et photographier, c’est la fin d’après-midi juste avant la fameuse golden hour, quand la lumière est la plus belle ».

De son côté, Kritikos, toujours au site WWD, expliquait ne plus ressentir de pression quant au fait de devoir absolument perfectionner ses photos : “Ce que j’aime, c’est justement l’aspect naturel et cru de l’image. Son imperfection, c’est finalement ce qui la rend cool”. Et d’ajouter : “Même si nous ne sommes pas physiquement présents dans le même espace, il y a quelque chose de très intime et vulnérable qui se dégage des shootings virtuels. N’étant pas sur place, je ne peux pas autant diriger qu’à mon habitude. Et c’est ce qui fait que le shooting virtuel est spécial : c’est une image collaborative”.

Le shooting FaceTime : futur de la photographie de mode ? Dans tous les cas, ce dernier va indéniablement et durablement changé la façon de penser et de créer toute l’imagerie de l’industrie. Mais aussi les fondements même du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle. Car, si l’image est effectivement devenue “collaborative”, alors qui en est le créateur originel et qui en a la paternité ?

Shooting Facetime d’Angelo Kritikos avec Demi Lovato

LE DROIT D’AUTEUR EN QUESTION

À en croire les spécialistes du genre, l’avènement des photos prises via FaceTime ou Zoom risque bien de bouleverser les règles établies sur le droit lié à l’exploitation des images. Fin Avril, Alexandra J.Roberts, professeure à la Faculté de Droit de l’Université du New Hampshire se demandait sur Twitter : “Si le photographe peut seulement diriger un shooting de loin (par exemple, sans être physiquement présent pour ajuster le cadre), est-ce que la mannequin ne jouerait-elle pas alors un rôle plus grand dans la collaboration et ne mériterait-elle pas le statut de co-auteur ?”.

Pour l’universitaire, “certaines de ces variables changent le processus d’analyse” car en participant à la création de l’image en tant que telle, et n’en étant plus uniquement le sujet photographié, la personne en question pourrait prétendre aux mêmes droits d’auteur que le photographe. C’est d’ailleurs ce qui a failli arrivé en 2008 avec le célèbre cas du “Monkey Selfie”: un débat avait été lancé pour savoir si un singe s’étant pris en photo avec le matériel du photographe animalier David Slater, était par conséquent devenu le véritable auteur de l’image. Pourquoi alors ce questionnement ne s’appliquerait-il pas au rôle de la mannequin qui dans ce cas précis peut parfois prendre elle-même la photo via son téléphone ou son écran, simplement en appuyant sur un déclencheur virtuel ? Vous avez quatre heures.

Cela dit, avant de vous lancer dans ce débat éthique et philosophique, il est peut-être nécessaire de rappeler qu’en janvier 2018, Gigi Hadid (décidément celle-là) avait été attaquée en justice pour avoir republié sur son compte Instagram une photo d’elle-même prise par un paparazzo dont elle avait oublié de mentionner le nom (on était à ça du copyrightgate). Outrée, la mannequin a pu retourner la situation en sa faveur en intentant elle-même une action en justice prétextant qu’en posant, en souriant et en portant des vêtements, elle seule avait contribué à l’aspect créatif de la photo (contrairement au photographe), et méritait donc elle aussi de bénéficier des droits de reproduction et d’exploitation de ladite image. Une situation WTF dont Gigi a pourtant obtenu gain de cause. Hé ! Outrée, mais pas teubée.