Bien loin d’être une simple “étiquette géographique”, le Made in Japan dans la mode continue de fasciner. Entre gage de qualité, durabilité, savoir-faire, artisanat et innovation, Mixte est parti à la rencontre de sept designers basés à Tokyo qui incarnent la nouvelle vague de ce mouvement créatif.

“J’aimerais créer un mouvement mondial tourné vers le Japon. De plus en plus de marques talentueuses, pour les hommes comme pour les femmes, émergent ici. J’espère que cette attention continuera de grandir.” Ce souhait d’Emi Funayama, créatrice du label Fetico, résonne comme un manifeste pour la nouvelle vague de créateurs japonais. Depuis les années 90, le Made in Japan est devenu synonyme de qualité, de durabilité et de savoir-faire, particulièrement dans les domaines de l’artisanat et de l’innovation, mais reste souvent cantonné à une “étiquette géographique”. Pour en saisir une définition plus nuancée et contemporaine, nous avons poussé la porte des ateliers et des showrooms de designers tokyoïtes. Exploration en sept portraits.

MARI ODAKA, Directrice artistique et fondatrice du label ODAKHA

 

“Mon objectif est qu’à l’avenir, Odakha soit naturellement associée à l’art de la maille japonaise. J’aimerais que la marque devienne synonyme d’artisanat japonais moderne et durable. ” Cette promesse, Mari Odaka ne la fait pas à la légère. Depuis plus de dix ans, elle explore inlassablement les possibilités qu’offre la maille, naviguant entre savoir-faire traditionnel et innovations technologiques. Une technique qu’elle réinvente à chaque saison grâce à un dialogue constant avec des tricoteurs japonais.

“Pendant le COVID, des usines avec lesquelles je collaborais ont fermé, et cela a radicalement changé ma perspective sur le made in Japan. Le tricot japonais est réputé pour la finesse de ses détails et son esthétique parfois un peu décalée. Je me suis dit qu’il serait dommage de perdre cette tradition, alors j’ai décidé de la soutenir en achetant des machines, continuant ainsi le dialogue avec les artisans et m’assurant une certaine exclusivité. Je souhaite représenter l’artisanat japonais dans le tricot, car j’ai réalisé l’importance de préserver cet héritage aujourd’hui fragilisé.”

La ligne d’Odakha est claire. Inspirés par l’art contemporain, le cinéma international et la littérature japonaise, ses designs nous plongent dans un vestiaire à la fois poétique, frivole mais pragmatique, où le confort occupe une place centrale.“Le tricot offre une flexibilité incroyable. Nous pouvons expérimenter des textures variées et jouer avec le volume, ce qui permet de créer des vêtements confortables et innovants. C’est une technique que nous ne cessons de redécouvrir.” En dix ans, la marque s’est forgé une communauté fidèle et diverse, fédérant plusieurs générations dans sa clientèle. “Ce qu’ils ont en commun, c’est un amour pour l’artisanat et une sensibilité à la durabilité. Ils recherchent des vêtements qui ont une histoire et qui incarnent un savoir-faire.”

KANAKO SAKAI, Directrice artistique et fondatrice du label éponyme

 

C’est avec éclat que Kanako Sakai avait fait son entrée sur la scène de la mode nippone en 2023, inaugurant le calendrier avec une mission ambitieuse : “diffuser au monde entier la culture et l’artisanat japonais de qualité”. Cet objectif audacieux pour une marque fondée en 2021, Kanako Sakai l’atteint largement et ne se contente pas uniquement de célébrer l’artisanat japonais. Ce qui la rend unique, c’est l’hybridation avec sa vision d’une féminité libre et indépendante, nourrie par des icônes comme Patti Smith ou Marilyn Yalom.

“Je voudrais que ma marque soit portée par des activistes, des féministes, des artistes et des personnes avec un esprit libre. Mon rêve est d’inspirer le respect des opinions individuelles”, affirme la designer. Plutôt que de suivre les modèles existants, Kanako Sakai construit une approche résolument personnelle. Ses collections, à la fois modernes et épurées, marient avec finesse le savoir-faire artisanal japonais et une esthétique contemporaine.

En équilibrant innovation, héritage et engagement, elle redéfinit la mode locale et trace une voie qui résonne bien au-delà des frontières, incarnant une nouvelle vision du made in Japan. “Le concept de mode moderne est d’origine occidentale. Ainsi, créer une marque de mode au Japon revient à produire un concept occidental ici. Pour éviter une simple imitation de l’Europe, j’ai voulu me concentrer sur ce qui pouvait apporter une valeur ajoutée spécifique à un produit japonais. Mais j’ai vite découvert les nombreux défis de l’industrie japonaise, comme le manque de succession et le vieillissement des artisans. J’espère créer un cycle où la qualité du made in Japan est appréciée dans le monde entier, contribuant à l’évolution et à la survie de notre artisanat.”

YOHEI OHNO, Designer et fondateur du label éponyme

 

Yohei Ohno est un designer difficile à cerner, échappant aux conventions du milieu sans pour autant s’en éloigner complètement. Souvent décrit comme conceptuel, parfois qualifié d’outsider, ces étiquettes ne lui rendent justice qu’en partie. Certes, son approche expérimentale et artistique – traitant le vêtement comme un véritable “objet tridimensionnel” – témoigne d’une grande rigueur. Mais cette exactitude ne l’empêche pas d’y laisser filtrer des fragments d’intimité, une humanité subtile qui capte l’attention là où une froide technicité aurait pu nous tenir à distance.

La singularité, l’indépendance d’esprit et la liberté de Yohei Ohno dans l’industrie de la mode trouvent leur source dans son parcours atypique : il ne se prédestinait pas à devenir designer. Pourtant, sans aucune expérience préalable dans ce domaine, il a choisi de se lancer dans la création de sa propre marque. “Je suis entré dans cette industrie sans rien savoir, mais il n’y a rien qui vous fasse grandir autant que l’ignorance. En ce sens, j’ai pris la bonne décision. Je pense qu’il est préférable de penser par soi-même. Je ne pense pas que l’efficacité soit toujours une bonne chose. Cela prend beaucoup de temps parce qu’on n’est pas préparé, mais c’est ça, la vie.”

Yohei Ohno trace son propre chemin, sans jamais sembler céder aux pressions du milieu. Et ça fonctionne. Les critiques louent ses dernières collections, où il parvient à fasciner tout en déconcertant. Sa spécialité ? Sortir des sentiers battus tout en restant dans les clous. Sa dernière collection illustre parfaitement cette démarche : elle capture la complexité de “la vie réelle”, ce désordre composé d’un pêle-mêle de souvenirs, de fantasmes, d’images glanées sur Internet et de rencontres fortuites. “Traduire ce ‘désordre’ est essentiel. Dans le monde d’aujourd’hui, où les gens évoluent entre plusieurs réalités – en ligne et hors ligne – je veux refléter cette diversité dans mes créations.”

Pour célébrer les 10 ans de sa marque, Yohei Ohno ouvrira un magasin éphémère du 6 au 10 décembre à Shibuya. L’occasion pour lui de brouiller encore les pistes et de révéler une nouvelle corde à son arc avec la ligne “3711 Project” : un projet visant à donner une nouvelle valeur aux objets jetés en les réutilisant. Il revalorise notamment des stocks dormants (deadstock) et des tissus pour kimono. Le concept japonais mottainai, ce terme, souvent utilisé pour exprimer l’idée de ne pas gaspiller, de respecter et de valoriser les ressources, incarne parfaitement la démarche du designer, jusque-là inattendu de sa part. Peut-être une nouvelle voie à creuser pour ses futures collections ?

KYOHEI FUJIMOTO, Directeur artistique et fondateur du label FUJIMOTO

 

“Mes collections projettent simplement les images qui se trouvent en moi.” répond sobrement Kyohei Fujimoto lorsqu’on lui demande de parler de sa marque. Lancée en 2022, Fujimoto est une marque assez discrète mais très affirmée dont le raffinement brut retient tout de suite l’attention. Radical, révolté, vulnérable et mystérieux : ces qualificatifs semblent parfaitement incarner la figure masculine qui émerge des premières collections. “J’ai en tête des personnes anonymes, qui vivent au jour le jour, chargées de faiblesses et de contradictions complexes. L’esthétique de Fujimoto est en partie influencée par la musique. Le hardcore punk, avec son esprit DIY, est composé de flyers faits main, de fanzines et de pochettes d’albums imprimées sur du papier brut, généralement en noir et blanc. Parfois, des concerts sont improvisés dans des salles de sport ou des garages, avec une intensité et une urgence émotionnelles. Ce mélange de chaleur humaine et de tension est pour moi profondément captivant.”

Le talent de Kyohei Fujimoto réside dans sa capacité à tisser des liens entre des inspirations apparemment divergentes. À travers ses collections, il parvient ainsi à fusionner sous la bannière de sa marque des références aussi variées que Camus, le groupe anarcho-punk Crass, Daido Moriyama, ou encore la sérénité des temples et bâtiments religieux qu’il fréquente régulièrement. La signature de Fujimoto se manifeste également dans l’attention méticuleuse portée aux matériaux et aux finitions : tissus délavés à la pierre, teintures naturelles, bords francs, cuir abrasé et sérigraphies “bouchées”, comme dans sa dernière collection intitulée Fade. “Chaque élément de la nature est unique. J’apprécie que les tissus reflètent cette singularité, avec des fils de grosseur variable selon les endroits. La manière dont les matériaux réagissent aux lavages et aux teintures est également essentielle pour moi. Le short ample imprimé avec un motif de losanges au pochoir est une pièce spéciale (voir photos). J’ai participé aux travaux d’impression avec un artisan, et j’aime l’aspect brut de l’encre, surtout là où elle s’accumule sur les coutures et les poches.”

AKIKO AOKI, Directrice artistique et fondatrice du label AKIKOAOKI

 

Distinguée par de nombreux prix et nominations, Akiko Aoki poursuit son ascension et s’apprête à célébrer les 10 ans de sa marque en 2025. Une décennie qu’elle a consacrée à décliner un vestiaire singulier, inspiré par le concept d’uniforme. Bien plus qu’une simple référence, ce vestiaire formel est devenu pour elle le terrain privilégié de son expression artistique. Qu’il soit scolaire, professionnel ou qu’il évoque la standardisation de l’individualité, l’uniforme est au cœur de ses créations. “Ce qui m’intéresse dans l’uniforme, c’est son ambiguïté. Ayant moi-même porté un uniforme scolaire strict pendant 12 ans, j’y ai vu un frein à l’individualité, ce qui m’a poussée vers la mode, presque comme une forme de rébellion. On peut dire que la frustration liée aux normes a nourri ma créativité. Mais, lorsque j’ai vécu en Europe, j’ai aussi compris que l’uniforme pouvait être un moyen d’effacer les distinctions de classe. Ce que je percevais comme un frein est finalement plus nuancé que ce qu’il n’y paraissait.”

À force d’en détourner les codes, Akiko Aoki cultive une certaine expertise du tailleur, repoussant sans cesse ses limites, et celles des artisans tailleurs japonais avec lesquels elle collabore. Les codes stricts et très genrés de ce savoir-faire deviennent des règles avec lesquels elle peut jouer.  “Je travaille avec un atelier de confection pour hommes au nord du Japon, ce qui me permet d’incorporer des techniques de tailleur dans mes créations. En collaborant avec différents patronniers, spécialisés dans l’homme ou la femme, cela m’offre de nouvelles possibilités pour enrichir et stimuler mes designs.”

Toujours tournée vers l’avenir, et consciente des nouveaux enjeux de l’industrie, Akiko Aoki se tourne vers la nouvelle génération de créateurs Tokyoïtes en enseignant auprès de son mentor Mikio Sakabe à la nouvelle école de mode me : “Je pense qu’il devient de plus en plus difficile de lancer une marque aujourd’hui, surtout au Japon, où tant de marques se lancent sur les réseaux sociaux. La clé est de ne pas copier les anciens modèles, mais de créer une marque qui s’adapte à l’époque actuelle. Construisez une petite communauté engagée et concentrez-vous sur la création de relations significatives avec votre public. Et surtout, n’oubliez pas de construire un réseau de pairs — photographes, artistes, artisans, designers sonores — qui peuvent vous aider à exprimer votre marque de manière unique.”

EMI FUNAYAMA, Designer fondatrice du label FETICO

 

“La beauté réside dans les différences de chaque personne. Si tout le monde avait un corps de mannequin, cela serait ennuyeux. La diversité des tailles, des structures osseuses, des carnations rend chacun.e captivant.e. Je souhaite créer des vêtements qui, en mettant en valeur ces caractéristiques, aident chacun.e à découvrir sa propre beauté unique. Je veux que les femmes se sentent attirantes parce qu’elles sont différentes des autres.”

Fondée en 2020, la marque est l’une des rares à aborder la question de la diversité de corps tout en explorant la construction d’une sensualité féminine émancipée des codes masculins. “Les femmes devraient vivre en se concentrant davantage sur leur propre épanouissement. Pour cela, il est essentiel qu’elles se sentent précieuses et attrayantes. Fetico se veut une alliée dans cette démarche.”

Ce qui rend Fetico particulièrement désirable, c’est l’impeccabilité de ses coupes et la qualité de ses matériaux. Emi Funayama sublime des codes esthétiques qui pourraient sembler clichés, les réinterprétant avec justesse pour son époque, sans jamais sombrer dans la nostalgie. Sa dernière collection en est une parfaite illustration, inspirée par une photo de Veronica Webb, le film Drowning by Numbers de Peter Greenaway, et des pièces vintage des années 80. Emi Funayama explique éviter les clichés et la nostalgie grâce à “l’exploration de nouveaux matériaux et aux échanges fréquents avec le modéliste pour ajuster les tenues, ce qui joue un grand rôle. Shotaro, le styliste avec qui je travaille en étroite collaboration, me soutient depuis la création de la marque et contribue aussi largement à rendre cette vision pertinente.”

TATIANA QUARD, Directrice artistique et fondatrice du label éponyme

 

Cette Parisienne d’origine a beaucoup voyagé avant de poser ses valises à Tokyo. Et si elle affirme être arrivée au Japon “un peu par hasard”, on comprend rapidement que le hasard n’a rien à voir avec le succès fulgurant de sa toute jeune marque. Déjà distribuée chez Isetan et présentée à la dernière Fashion Week parisienne, Tatiana est une créatrice dont les yeux s’illuminent dès qu’elle évoque sa dernière collection. Sa passion et sa détermination sont palpables.

Loin du brouhaha des terrasses parisiennes, cette Tokyoïte d’adoption se consacre corps et âme à son projet. Toujours en équilibre entre esthétique japonaise et esprit français, la designer puise son inspiration dans son quotidien, ses émotions et son intimité, qu’elle exprime à travers ses créations. “Je m’efforce d’être la plus honnête possible”, confie-t-elle.

L’un des objectifs majeurs de Tatiana est de proposer une mode durable, notamment en utilisant des matériaux écoresponsables ou des stocks dormants (deadstock). Amoureuse de l’artisanat et du made in Japan, elle tient à collaborer avec des artisans locaux. “Le fait de produire localement au Japon, en connaissant les personnes derrière chaque étape de la création de mes vêtements, est essentiel pour moi. Cela garantit une transparence et une qualité que je valorise profondément. J’aimerais faire évoluer mes collections en continuant de promouvoir ces valeurs.”

Ce qui rend son parcours d’autant plus remarquable, c’est qu’en tant qu’Européenne, Tatiana appartient à une génération de créateurs pour qui ces préoccupations écologiques et éthiques sont des évidences. Plutôt que de les mettre de côté en s’installant au Japon – un pays où ces notions restent encore marginales, tant dans l’industrie que chez les consommateurs – elle a choisi de ne faire aucune concession. Pour tenir le cap, elle a su s’entourer de personnes qui ont cru en sa vision et l’ont encouragée dans son projet pour l’aider à construire un système de production unique et à son image.