MARINE SERRE SS20

Pour sa campagne menswear printemps-été 2020, la marque française a collaboré avec l’artiste photographe béninois Leonce Raphael Agbodjélou.

“Aujourd’hui, ça me paraît impossible qu’un jeune créateur se lance sans se préoccuper des dommages que sa production cause à la planète.” Qui parle ainsi ? Le duo GmbH, basé à Berlin, qui est un cas d’école de toutes les préoccupations politiques prises à bras-le-corps par la jeune génération de créateurs. GmbH est un collectif né de la rencontre en 2015 de Serhat Isik, 33 ans, d’origine turque et allemande, et de Benjamin Alexander Huseby, 40 ans, d’origine pakistanaise et norvégienne, dans un club berlinois. Ce couple de garçons partage donc le souci de questionner non seulement le coût écologique de la mode, mais aussi de représenter sur les podiums la diversité, que ce soit par ses origines géographiques et/ou sociales, son orientation sexuelle, et même son genre. Le nom de leur label, GmbH, équivalent allemand du français SARL, a été choisi pour mettre en scène, en partie ironiquement, un certain anonymat.

GMBH SS20

“Une de nos premières décisions, explique Benjamin, a été de choisir ce nom afin d’éviter de nous mettre en avant. Nous voulions placer notre travail au premier plan et rester dans l’ombre en tant que personnes, pour rompre avec l’idée du créateur star que nous trouvions ringarde. Mais au bout d’un moment, nous nous sommes rendu compte que nous devions incarner la marque pour faire passer nos idées.” Justement, quelles sont ces idées ? “D’abord revendiquer nos origines, nous sommes tous les deux issus d’une immigration qui n’a pas été représentée dans la mode. Il fallait donc donner à voir nos origines partiellement turques et pakistanaises.” Ainsi, l’un de leurs vêtements phare est inspiré du pantalon huilé des lutteurs traditionnels turcs. Le choix des modèles a également été primordial. Exit la cabine à l’ancienne de jeunes Caucasiens de 18 ans : leurs mannequins, souvent des amis, ont tous les âges, toutes les couleurs de peau, toutes les origines, voire tous les genres, puisqu’ils ont aussi fait appel à des modèles transsexuels. Mais c’est peut-être la question écologique qui les interpelle le plus. “La première chose à dire, s’énerve Serhat, c’est que la mode n’a jamais été et ne pourra jamais être écologique. Produire quelque chose, ça ne peut pas être écologique ou durable. Je suis très mal à l’aise avec ce vocabulaire. Alors on peut être conscients, responsables, et faire le maximum – ce que nous faisons. Mais j’ai de plus en plus de mal à supporter les créateurs qui revendiquent une mode durable.” “Être vraiment durable, c’est clair que ce serait ne rien faire du tout”, surenchérit Benjamin.

GMBH SS20

Mais quand on a une vision de style, un goût du vêtement, comment proposer de nouvelles pièces dans un contexte si critique ? L’une des solutions est l’upcycling, jeu de mots anglais mêlant les concepts d’amélioration et de recyclage. Ce n’est pas ce qu’on peut appeler une idée nouvelle. Inventé au milieu des 90’s par Reiner Pilz, le concept a été popularisé par William McDonough et Michael Braungart dans leur ouvrage Cradle to Cradle: Remaking The Way We Make Things, paru en 2002. Dans la mode, on pourrait y voir une première version dans le travail d’un Martin Margiela qui, dès les années 90, recyclait le cuir d’un canapé pour en faire une veste. Sauf que le créateur belge ne prenait jamais la parole et que son geste a toujours été perçu davantage comme artistique que militant. C’est la grande différence avec la jeune génération actuelle qui inverse la hiérarchie : son discours est d’abord politique avant d’être artistique. Un discours dont l’une des meilleures ambassadrices est sans nul doute Marine Serre, 27 ans, dont l’upcycling est le cheval de bataille.

MARINE SERRE FW19/20

Dans sa première collection, 30 % des pièces étaient recyclées. Dès la seconde, le pourcentage s’élevait à 45. Et surtout, les silhouettes les plus remarquées, de sublimes robes colorées, étaient intégralement fabriquées à partir de foulards chinés. “Au départ, explique-t-elle, c’était tout simplement parce que je n’avais pas les moyens d’utiliser d’autres matières premières : je faisais mes pièces avec des bâches, avec de vieilles couvertures. Je me méfie un peu de ce discours écolo qu’on entend un peu partout. Bien sûr, ça correspond à une prise de conscience de ma génération qu’il existe une surconsommation effrayante avec des conséquences terribles pour la planète. Mais il faut avoir un projet plus global, que la marque soit cohérente à tous les niveaux. Pour moi, ce serait une facilité de ne mettre en avant que le discours écolo. J’ai envie aussi de revendiquer une certaine hybridité dans le style que me permet l’upcycling. Ce n’est pas seulement un geste écolo, c’est également un geste esthétique.” Un discours réaliste qui est tout à son honneur… Et si elle cumule les prix Galeries Lafayette au Festival d’Hyères et le prix LVMH doté de 300 000 euros, c’est évidemment que la créatrice propose des choix esthétiques forts, bien au-delà d’un seul discours militant. Mais qu’elle le veuille ou non, Marine Serre incarne, avec GmbH, les jeunes marques qui cristallisent l’esprit de l’époque dans le choix des matières premières. Reste que l’upcycling n’est pas la seule façon pour les jeunes maisons de résoudre la terrible équation de faire de la mode sans (trop) polluer.

MARINE SERRE FW19/20

Ainsi, Spencer Phipps, américain de 33 ans, né à San Francisco dans un environnement proche de la nature, et passé par des grosses maisons comme Marc Jacobs ou Dries Van Noten, vient de se lancer sous son propre nom, Phipps, et enfourche, lui, un discours franchement écolo, même s’il développe d’autres techniques : des matières entièrement biodégradables, voire des pulls en yak dont il est capable de raconter l’histoire du moindre poil : “J’aime cette idée de pouvoir retracer toute la chaîne de production quand on propose un vêtement. Être capable de dire : ‘Voilà, le yak s’appelait Susanne, elle avait 7 ans quand on l’a tondue au printemps’ (rires)”. Si Spencer peut parler des heures de toutes les avancées écolo qu’il tente de synthétiser dans sa production, il est aussi sur d’autres fronts politiques, tels que l’hybridation des genres. “Dans ma dernière collection, j’ai voulu faire défiler une robe pour homme. Dans l’esthétique indie Americana qui est la mienne, ce n’est pas forcément une hérésie si on pense à une personnalité comme Kurt Cobain qui ne détestait pas porter une robe à l’occasion, presque plus d’ailleurs comme un symbole de liberté que comme un discours sur le genre.” Des robes pour les garçons, des costumes pour les filles : cette hybridation des genres, très présente dans la scène actuelle, fait forcément se poser la question de la mode unisexe.

CMMN SWDN SS20

S’il en est un en France qui incarne cette réflexion, c’est bien Ludovic de Saint Sernin. Après avoir étudié la mode féminine à Duperré, il trouve son premier poste au studio femme de Balmain, sous la direction artistique d’Olivier Rousteing, où il passe trois ans. Puis il décide de se lancer sous son propre nom et crée une première collection femme, puis, après sa rencontre avec le mannequin Raphael sur Instagram, il évolue vers l’homme. Sauf que c’est plus compliqué que ça : en réalité, son premier défilé (Printemps- Été 2018) est présenté à La Villa Rose en juin 2017 sur des hommes, mais sa mode est destinée indifféremment aux hommes et aux femmes. Là, on peut vraiment parler de mode unisexe : “C’est une nouvelle ère pleine de possibilités, beaucoup plus proche de ma sensibilité et de mon esthétique, estime Ludovic. J’aime l’idée qu’une femme puisse regarder l’un des garçons de la présentation et se dire que son look lui irait bien à elle aussi. Après tout, ça revient toujours à une question de liberté : liberté de porter ce qu’on désire, dans un équilibre entre élégance et expression de sa sexualité”. Et en effet, outre cet aspect genderless, la mode de Ludovic de Saint Sernin n’a pas peur de son ombre et ose une grande audace libidinale. Un seul exemple : son fameux jockstrap sexy en laine.

LUDOVIC DE SAINT SERNIN SS20

On pourrait donc se dire que ce champ politique que défriche cette génération n’est que du plus : plus d’écologie, plus de liberté, plus de représentation de toutes les diversités, qu’elles soient de genre, d’orientation sexuelle, d’origines ethniques ou sociales. Mais cette préoccupation politique impose également de nouvelles contraintes : ainsi la question de l’appropriation culturelle (à savoir la reprise par un groupe dominant des codes culturels d’un groupe dominé), à laquelle cette génération, contrairement à ses aînées, est obligée de se confronter. Aujourd’hui, certains défilés d’Yves Saint Laurent (les shows russes ou africains) ou de Jean Paul Gaultier (le défilé Rabbi Chic de 1993) ne pourraient plus se faire car ils seraient aussitôt taxés d’appropriation culturelle. Comme le prouvent les tollés provoqués récemment par plusieurs faits, telle que la vidéo promotionnelle des Italiens Dolce & Gabbana montrant une mannequin chinoise essayant de manger une pizza avec des baguettes (jugée raciste, elle a provoqué un scandale qui a conduit à l’annulation du défilé-événement qui devait avoir lieu en Chine) ; ou le projet de marque Kimono de Kim Kardashian qui jouait sur son prénom et sur le vêtement traditionnel japonais (là encore, le scandale, lancé par le maire de Kyoto qui lui reprochait de vouloir détourner à son profit un pan entier de la culture nippone, a contraint la star à renoncer à son projet) ; ou encore la créatrice américaine Carolina Herrera récemment critiquée par le gouvernement mexicain pour avoir utilisé dans son dernier défilé des motifs ethniques.

De quoi obliger toutes les maisons, les grandes comme les petites, à peser leur communication au trébuchet. Désormais, l’adage selon lequel il n’y a pas de mauvaise publicité n’a plus cours. Les marques veulent se construire une image positive. Et alors qu’il y a dix ans, les maisons se devaient absolument d’être présentes sur les réseaux sociaux et de communiquer, quelle que soit la manière de le faire le but étant qu’on parle d’elles, l’obsession aujourd’hui est d’éviter qu’on parle d’elles en mauvais termes, quitte à moins communiquer ou à marcher sur des œufs avec les éléments qui vont composer leur image. Pour les jeunes créateurs comme pour leurs aînés, l’enjeu n’est plus seulement d’exister, mais de bien choisir les éléments politiques mis en avant. Choix des inspirations (on a vu comment Virgil Abloh a souffert d’un mauvais timing en rendant un hommage à Michael Jackson en janvier dernier pour sa deuxième collection chez Louis Vuitton, au moment même où le documentaire Leaving Neverland détaillait le comportement prédateur du chanteur disparu avec ses jeunes victimes) ou bilan carbone, le futur de la mode se jouera sur un terrain miné. Mais gageons que les jeunes créateurs cités ici sauront souverainement en éviter les pièges.