Y. M. Il ne voulait tout simplement pas l’entendre.
P. S. Exactement. Mais lorsqu’il voit le garçon sur le pont, il comprend. Il le regarde et lui dit : “Tu vas fondre des cloches, je vais peindre des icônes.” Et le film se termine. J’étais subjuguée ! Je l’avais déjà vu plusieurs fois, mais cette fois-ci les mots m’ont frappée ! On me demande souvent conseil. Une jeune personne va me dire : “Je suis poète, mais que dois-je vraiment faire ?” Eh bien, tu écris des poèmes. “Je suis musicien, mais que dois-je faire ?” De la musique, pardi.
Y. M. “Tu vas fondre des cloches, je vais peindre des icônes”…
P. S. Cette phrase m’a transportée, je l’ai écrite partout, dans mes carnets, sur mes vêtements… partout.
Y. M. C’est une belle façon d’assumer sa vocation en la pratiquant. Cela m’évoque d’ailleurs la tradition russe du samizdat, une technique d’autopublication née pendant la censure de l’ère soviétique. Comme les écrivains ne pouvaient pas faire publier leurs textes, ils se chargeaient eux-mêmes de l’impression et de la distribution, “mano à mano”. Mikhaïl Boulgakov a commencé ainsi, par exemple, avec Le Maître et Marguerite.
P. S. J’adore Boulgakov, ce livre…
Y. M. Il y avait ce slogan autour du samizdat : “Je l’écris moi-même, je le publie moi-même, je le distribue moi-même et, au moment venu, je vais en prison moi-même”.
P. S. J’aime beaucoup ça !
Y. M. Cela me fait penser à la dévotion très artisanale que vous avez envers votre propre création depuis le début.
P. S. Oui, quand j’étais plus jeune, j’imprimais moi-même mes poèmes pour aller les vendre au parc. J’étais très heureuse de fonctionner comme cela et d’être publiée. Beaucoup des poètes de la Beat Generation ont été censurés. William Burroughs, Allen Ginsberg ou Jean Genet, ils étaient tous prêts à faire de la prison pour leurs livres. J’aime tellement cette idée d’être totalement dévoué à son travail.
Y. M. Sentez-vous que ce genre de dévouement existe à notre époque ?
P. S. Je pense que notre culture a changé. Il y aura toujours des artistes qui auront cette dévotion, mais la façon dont notre culture définit l’art, les motivations et les intentions pour le créer, ont bougé. Jamais je n’ai autant ressenti le fait que beaucoup de gens créent pour devenir riches, célèbres et se faire un nom. Pour devenir une star, non pas dans un univers durable, mais dans celui des réseaux sociaux. Même dans le mouvement rock’n’roll, il s’agissait d’une voix culturelle, à la fois politique, sexuelle et spirituelle, qui permettait une idéologie commune. Cela ne se résumait pas à être numéro un des charts ou à avoir un million de followers. D’ailleurs, je ne dis pas que ces choses sont mauvaises, mais si c’est à cela que se résume le moteur artistique, c’est un usage très limité de ce que nous appelons l’art.
Y. M. Ce moteur, surtout sur une carrière au long cours, requiert beaucoup d’attention. Vous parlez souvent de l’importance de la discipline, d’exercer au quotidien ses muscles artistiques, tout en se laissant une part d’errance, de rêverie, un espace où se perdre. Comment conciliez-vous ces deux pratiques ?
P.S. Avec un grand plaisir, en fait. Je n’ai pas de difficulté à naviguer selon ces principes. Ce qui me cause plutôt problème, c’est le travail plus pratique et complexe, qui requiert des compétences techniques. Comme la structure grammaticale d’une phrase, par exemple. Je n’ai pas été une bonne élève, je n’étais pas du tout douée en grammaire. Je n’ai jamais eu de formation musicale non plus. Ces choses ne sont pas nécessaires, mais elles sont très utiles. L’imagination et sa pratique ne sont pas difficiles, c’est ce qui vient ensuite qui l’est.
Y. M. Dans votre œuvre, cet “ensuite” est souvent perçu de façon très vivante et interactive. Comme si vous partagiez l’autorité d’auteur avec les éléments de l’œuvre même, qu’elle soit littéraire, visuelle, musicale…
P. S. Je collabore avec le hasard bienveillant.
Y. M. Cette collaboration est souvent liée à des obsessions, un autre thème récurrent dans votre travail. Que ce soit cette même table de café où vous vous installez pour écrire tous les matins, votre compulsion pour les listes, votre passion pour un personnage de série télé (la détective Linden de The Killing) ou l’acte délicat de choisir le livre juste.
P. S. C’est important d’avoir une obsession.
Y. M. J’adore cette phrase dans M Train : “Comment avais-je pu oublier de prendre de la lecture ? Peut-être que ce n’était pas l’absence d’un livre, mais l’absence d’une obsession.” Combien de fois suis-je restée devant une bibliothèque, comme si j’étais en train d’agir sur mon propre destin !
P. S. Vous connaissez le problème, alors. Parfois, j’ai même peur de ne plus trouver d’obsessions. De temps en temps, je me dis : “Tiens, rien de neuf, j’ai déjà tout découvert ?” Et soudain, on m’envoie un petit livre de Joseph Roth que je n’ai jamais lu, ou je tombe sur un bouquin comme La Croisade des enfants de Marcel Schwob. Un volume minuscule. Comment avais-je pu passer à côté ? Je l’ouvre, et c’est comme si mon cerveau était illuminé par des chandelles. C’est tellement incroyable, cette rencontre avec la nouveauté, un film, un livre… Surtout lorsqu’on est artiste, il faut avoir des obsessions. Si vous êtes écrivain, il faut être suffisamment obsédé pour avoir envie de se lever et de travailler pendant des semaines sur ce paragraphe qui vous rend dingue.
Y. M. Vous avez aussi des obsessions qui prennent la forme de véritables rituels. Qu’il s’agisse de vous rendre sur les tombes d’auteurs comme Paul Valéry, à Sète, ou de Rimbaud, Genet, Simone Weil… pour leur apporter des objets personnels qu’ils n’ont pas pu récupérer de leur vivant ; ou de vous rappeler un anniversaire important comme un talisman pour affronter une journée difficile. Dans Just Kids, vous évoquez votre premier concert en 1971, prévu pour le 10 février (troisième coïncidence, d’ailleurs, c’est l’anniversaire de ma mère, Irina). Mais vous signalez qu’il s’agit d’un jour de pleine lune et de l’anniversaire de Berthold Brecht, deux éléments qui influencent donc ce jour favorablement. C’est comme si, à travers ces anniversaires, vous glaniez une part de l’énergie de la personne pour renforcer votre propre force humaine.
P. S. C’est vrai. J’ai un compte Instagram avec lequel je ne m’engage pas trop. Une des seules choses que j’y vérifie, c’est si les gens m’indiquent que c’est leur anniversaire, auquel cas je le leur souhaite. C’est une chose si simple, qui n’évoque aucun favoritisme ni tournure politique. Nous sommes tous nés un jour. Souhaiter un bon anniversaire à quelqu’un est l’acte le plus naturel des rapports humains. C’est un petit signe par lequel on reconnaît la présence de l’autre. Car je pense que chacun souhaite tout simplement être reconnu en tant qu’être humain.
Y. M. Cette humanité, vous la trouvez aussi bien dans les objets inanimés.
P. S. Oui, car les gens ont la capacité à infuser une part d’eux-mêmes dans un objet. Par exemple, j’ai acheté à mon fils une peluche Felix le Chat quand il était bébé, et il l’a toujours, trente-six ans plus tard. La dernière fois que je suis allée chez lui, j’ai vu qu’il y avait Felix posé sur l’oreiller d’un lit, dans une petite chambre d’appoint. J’ai ressenti tout ce qui émanait de ce petit jouet, ces années d’intimité durant lesquelles mon fils l’a trimbalé, serré dans ses bras, a renversé son repas sur lui, fait pipi dessus, où moi je le lavais à chaque fois. Toutes ces années de dévotion pour Felix. Je n’ai même pas pu le toucher, je ne voulais pas le déranger.
Y. M. Je comprends tout à fait. Et parfois, vous gardez ces objets sur vous comme une sorte de porte-bonheur.
P. S. En effet, j’ai toujours des cailloux dans mes poches. Ou bien ce petit truc (elle montre un collier en corde autour de son cou). J’ai déjeuné il y a des années avec les moines de Saint François d’Assise, et ils m’ont offert ce pendentif. On y voit une minuscule croix Tau franciscaine gravée, et tous ces nœuds sur la corde. Je me suis demandé pourquoi ces nœuds comptaient tant pour moi. Peut-être qu’ils avaient une signification rituelle, mais ça n’était pas ça qui me touchait. C’était que ces nœuds n’étaient pas apparus simplement : quelqu’un les avait réalisés avec intention, les avait noués individuellement. Cela me permet chaque fois de faire une pause et de réfléchir. Ce collier n’a peut-être aucune valeur, mais il est très précieux pour moi. Voilà une autre chose qui change au cours de la vie : les éléments matériels prennent de moins en moins d’importance. Ceux qui importent ont parfois très peu de valeur pour les autres.
Y. M. Le précieux devient une expérience personnelle plus que publique.