En France, il incarne la référence artistique absolue. Un génie polymorphe comme notre pays ne sait pas (soit disant) en créer… Pourtant Paris l’inspire, et Lynch y a ses habitudes : de l’atelier de sérigraphie où il travaille régulièrement à la crêperie de quartier. Rencontre exceptionnelle et portrait intime, signé par l’un de ses amis parisiens.

Depuis son expo événement à la Fondation Cartier en 2007, l’icône américaine entretient un rapport singulier avec la Ville Lumière. Il y séjourne régulièrement, dans ce lieu mythique qu’est l’atelier Idem, ex-atelier Mourlot, où Picasso, Matisse et autres grands noms de l’histoire de l’art ont pratiqué la lithographie. David Lynch, qui a pris goût à cette technique, a ainsi produit depuis dix ans une œuvre conséquente qu’il présente autour du monde. Alors qu’une grande rétrospective vient d’ouvrir à Maastricht, éclairage sur Le cinéaste plasticien et photographe à travers son histoire d’amour avec Paris.

« J’AI COMMENCÉ PAR LA PEINTURE, PAR L’ART »

“Lorsque mon ami Hervé Chandès m’a proposé d’aller visiter cet atelier de lithographie, je ne savais pas vraiment où nous allions ni à quoi cela ressemblait. Au moment même où j’ai parcouru cet immense espace marqué par le temps bien qu’immuable, j’en suis littéralement tombé amoureux. J’ai ainsi commencé à travailler sur les pierres pour créer mes premières lithographies… À peine rentré à Los Angeles, je ne pensais qu’à une seule chose : y revenir.” C’est ainsi que David Lynch, calmement installé dans un fauteuil de l’atelier, cigarette à la main et café à proximité, aime à décrire les prémices de ce qui allait devenir bien plus qu’une habitude, une vraie passion. Depuis, il revient sans cesse dans l’atelier parisien, s’installant parfois plusieurs semaines dans un petit hôtel à quelques centaines de mètres, arrivant tôt le matin pour dessiner, écrire, se laisser aller à la rêverie et aux inépuisables fantasmes traversant son esprit. Tant d’histoires à raconter, tant de visions qui prennent forme sous ses doigts quand, très souvent, il s’attaque directement à la pierre sans aucun autre outil. Il revêt alors un tablier bleu par-dessus sa légendaire chemise blanche boutonnée jusqu’au col. “Je ne sais jamais ce qu’il va se passer, je me laisse guider, un peu comme si une voix me disait, ou plutôt m’aidait à ressentir ce que mes doigts doivent faire. Je ne sais d’où ça vient, mais effectivement cela ne s’arrête pas. Des mots apparaissent, je les écris à l’envers sur la pierre, pour qu’ensuite ils soient à l’endroit sur le papier. Car la lithographie fonctionne comme un miroir. Je ne me suis jamais considéré comme un poète, je ne pense pas avoir ce talent, par rapport aux grands personnages du passé. Mais j’aime inscrire ces mots, qui souvent accompagnent les images…” Il allume une nouvelle cigarette, sourit et soulève sa tasse de café. Dans l’atelier, le silence règne. Ses lithographies sont essentiellement des images qui nourriront ensuite d’autres projets, au cinéma comme en musique.

Chez Lynch, tout est lié, il n’y a pas de séparation entre les différents médiums, entre les diverses façons de s’exprimer. “J’ai commencé par la peinture, par l’art, quand j’étais étudiant à Philadelphie. Je dessinais, j’expérimentais beaucoup de choses, parfois même avec des animaux morts. J’ai toujours été fasciné par la dégradation des corps, la manière dont ils se délitent, organiquement. Une fois, j’ai trouvé une petite souris morte, et j’ai eu envie de la plonger dans un pot de résine. Les jours passaient, et j’observais ce corps se transformer dans la résine, c’était tellement beau… Le beau est souvent là où l’on ne l’attend pas. Les gens sont en fait éduqués pour aimer un certain type de beauté, et rejeter d’autres choses considérées comme moches, comme laides. C’est totalement idiot. La beauté n’est pas forcément là où on l’attend. Il faut juste avoir les yeux ouverts, regarder autour de soi avec attention. Sur le bitume, dans un coin d’herbe, il se passe tellement de choses. C’est incroyable. Je peux rester des heures à regarder un bout de trottoir, et voir les choses changer avec la lumière… Mon inspiration se balade alors. Je ne trouve pas vraiment d’idées lorsque je rêvasse, c’est plutôt en observant la vie autour de moi, en écoutant un morceau que j’aime et mes ressentis qu’elles me viennent…” Toute sa vie, David Lynch a suivi cet instinct, cette voix mystérieuse qui est à la base, au fondement de sa vision du monde. Il n’est jamais allé contre ce qu’il pouvait ressentir. C’est ce mode de travail qui l’a poussé à créer de petites animations lorsqu’il était étudiant. Alors, il a découvert que filmer des œuvres pouvait produire des effets nouveaux, inédits et forts. C’est en suivant cette voie qu’il est ensuite passé au cinéma, en écrivant, produisant et réalisant Eraserhead. Il travaillait alors la journée pour économiser et investir tout son argent dans la création de ce film majeur, fondateur de son univers. Plus de six années à filmer, à s’arrêter, et à reprendre le tournage. Ces images devenues cultes continuent à hanter l’ensemble de son univers. Au regard de ses lithographies et gravures, cela apparaît comme une évidence. “Ce film, cette œuvre, est ma création la plus philosophique. Les gens sourient souvent lorsque je dis ça, mais c’est vrai. C’est Eraserhead qui m’a ouvert les portes.” David Lynch se lève, il est l’heure de déjeuner, il sort dans la rue, marche quelques mètres et s’assied à la terrasse de la crêperie qu’il affectionne. Il a ses habitudes, qui font partie d’une discipline toute personnelle. À une époque, à Los Angeles, il allait déjeuner tous les midis chez Bob’s Big Boy, commandant chaque jour un sandwich au thon. À Paris, il aime manger sa crêpe jambon fromage. Les passants le reconnaissent parfois, alors il se plie à leurs désirs, se laisse prendre en photo, signe chaque autographe avec un sourire lumineux : “C’est grâce à tous ces gens que je suis là aujourd’hui, que je suis devenu ce que je voulais être. Je ne l’oublierai jamais. Gratitude envers ces gens qui aiment mon travail, et qui m’accordent leur attention, leurs sentiments.”

Distorted Nude #4, 1999, Impression d’archive, David Lynch

L’HOMME QUI MÉDITE

Cette sérénité vient aussi de la pratique de la “TM”, comme Lynch le prononce en anglais, c’est-à-dire la “méditation transcendantale” en V.F., et il est intarissable sur ce sujet. Depuis qu’il a découvert ce qu’il qualifie de “technique”, sa vie a véritablement changé. “J’avais énormément de frustrations, je m’énervais souvent pour un oui ou pour un non, j’avais beaucoup de colère en moi. Et puis, un jour ma sœur m’a parlé de cette façon de méditer et j’ai voulu en savoir plus. Alors, je suis allé assister à une séance, et j’ai suivi l’initiation à cette technique de méditation. Et en quelques semaines, une sorte de sagesse est entrée en moi. J’ai redécouvert le bonheur et le calme. Cela fait maintenant plus de quarante ans que je médite deux fois par jour, le matin avant de faire quoi que ce soit, et le soir avant de dîner. Chaque fois, une vingtaine de minutes suffisent pour me recentrer et me sentir bien, confiant et en paix totale avec moi-même. C’est cette pratique qui m’a conduit à créer il y a maintenant plusieurs années ma fondation, la David Lynch Foundation, dont le but est d’apporter cette technique de méditation à celles et ceux qui en ont le plus besoin : les enfants livrés à eux-mêmes, sans parents ou dans des situations difficiles, ainsi que des vétérans de diverses guerres, que ce soit le Vietnam ou l’Irak… Afin que, grâce à la méditation, ils parviennent à surmonter leurs problèmes et repartent d’un nouveau pied dans la vie…” Cette méditation, c’est celle qu’a popularisée le Maharishi Mahesh Yogi, devenu célèbre dans les années 60 et 70, notamment après avoir invité les Beatles à venir faire une retraite en Inde, John Lennon et George Harrison étant déjà pratiquants. Ce coup de projecteur médiatique devait alors lancer cette pratique aux États-Unis. C’est en 2005 que Lynch décide de relancer cette méthode et fait appel à ceux qui la pratiquent depuis longtemps, à commencer par Paul McCartney qui répond présent pour donner des concerts dont les bénéfices alimenteront la Fondation. Oprah Winfrey, Seinfeld ou Katy Perry ont rejoint le mouvement, et la DLF comme on l’appelle est devenue un phénomène qui donne lieu aujourd’hui à un festival remarqué et remarquable, totalement géré par Lynch. “J’ai toujours aimé les événements, la rencontre avec le réel, les gens… Le Festival of Disruption vient de cette envie, et de la volonté de faire vivre la fondation. Il a lieu deux fois par an, à Los Angeles et à New York. Je choisis moi-même les groupes et les artistes qui viennent, comme Animal Collective, Flying Lotus, Jim James, Moby, l’artiste Ed Ruscha, ou encore mes amis acteurs Kyle MacLachlan, Naomi Watts, etc. À chaque fois, pendant deux jours, il y a plein de choses, des conférences, des concerts, des expositions. Ce festival me rend heureux et j’ai l’impression que c’est le cas pour beaucoup de monde. Je suis en train de préparer le prochain.”

LYNCH ET SON ŒIL PHOTOGRAPHIQUE

De retour à l’atelier, David passe entre les machines, en les dévorant des yeux. Il aime tellement l’endroit qu’il y a photographié des femmes, nues, se mouvant autour des presses lithographiques, pour une série de clichés présentés dans la petite galerie juxtaposant l’atelier, nommée elle Item. On retrouve d’ailleurs ses nus féminins dans un important et très beau livre édité récemment par la Fondation Cartier. Certaines de ces photos sont à voir à la Fondation Helmut Newton, à Berlin, aux côtés de portraits du maître lui-même et d’un autre grand photographe, Saul Leiter. “J’ai toujours beaucoup aimé le travail d’Helmut Newton, la façon dont il regarde les femmes, une vision toujours très forte, leur donnant une présence incroyable ! J’ai découvert les images de Saul Leiter, qui me plaisent également énormément. Moi-même, j’ai toujours pratiqué, et la première photographie que j’aie prise dans ma vie était d’ailleurs celle d’une fille. J’étais un jeune garçon à l’époque, j’avais 13 ans, c’était à une réunion de boy-scouts. Je trouvais cette fillette si belle… (Il ferme les yeux et sourit, revoyant l’image et l’instant). Sa mère était là, elle lui disait au revoir, devant le bus qui nous emmenait au camp scout. Alors, j’ai saisi l’appareil. Ensuite il y a eu deux photos de Diane Arbus qui m’ont vraiment marqué. L’une d’un couple sur un trottoir à New York dans les années 60, et une autre représentant un homme gigantesque, Eddie The Brooklyn Giant, avec ses parents dans un salon. Je ne me rappelle pas quand j’ai vu ces photos la première fois, mais elles m’ont hanté pendant des années et je pense qu’elles sont toujours là, dans un coin de mon esprit. Je les trouve simplement incroyables.”

SES MOTS PRÉFÉRÉS : EAGLE SCOUT, MISSOULA, MONTANA

Depuis quelque temps, Lynch s’est installé à l’écart, au fond de l’immense atelier de Montparnasse désormais très fréquenté. Toute la jeune génération du street art a envahi le lieu, ainsi que des artistes japonais ou américains et, bien sûr, français. Paul McCarthy, Jean-Michel Alberola ou encore Xavier Veilhan sont d’ailleurs des habitués de l’endroit où ils produisent de nombreuses lithographies. En retrait, dans son espèce de cabane aménagée, Lynch poursuit ses rêves en les réalisant également selon la technique de gravure sur bois. Sur sa table, des morceaux de papier sur lesquels il s’entraîne à écrire, ou plutôt à dessiner les mots à l’envers qui vont lui servir pour ses lithographies. “J’aime aussi les mots, les lettres, leurs formes… Ce sont davantage que de simples lettres, elles existent aussi comme des images, en fait”, souligne-t-il. Il n’est pas rare en effet que ces lettres devenues mots viennent s’inscrire sur les images, en transcrivant ce que l’image représente.

Dark deep darkness, David Lynch

Un peu comme les sous-titres au cinéma, ou encore les phrases que l’on trouve dans les films muets du début du septième art. Les mots apportent ainsi une résonance, un écho, qui modifie souvent la perception que l’on peut avoir de la scène représentée. C’est quelque chose d’assez prononcé chez Lynch, ce besoin d’être vraiment bien compris. Lorsqu’il parle, d’une voix qui ressemble fortement à celle de Donald Duck, il prononce les mots très distinctement, chaque syllabe, pour être sûr d’être bien entendu. Et même si les idées énoncées sont parfois délirantes ou fantasques, la façon de les dire est très claire. Cet effort n’en est pas un puisqu’il fait intégralement partie de la manière dont s’exprime son auteur. Lynch a toujours mis cette application presque écolière à s’exprimer. Chaque chose est donc très articulée, très contrôlée. À l’image de sa chemise boutonnée, souvenir sans doute de son expérience chez les scouts. Une influence très forte, puisqu’en 1990, à la suite de sa Palme d’Or au Festival de Cannes, au moment où la presse lui a demandé de se définir, Lynch a trouvé sa formule : “J’ai tout de suite écrit sur un papier ce qui est pour moi le plus important : ‘Eagle Scout, Missoula, Montana’. C’est en effet ce qui me résume le mieux. Le fait d’avoir été scout, et l’endroit où je l’ai été, dans le Montana.” On est loin du cinéma, de l’art ou des autres expressions artistiques qu’il pratique. Cette définition dévoile le véritable moteur de ce qu’est David Lynch, de ce qui le rend unique dans le monde de l’art. Le scoutisme est un état d’esprit, ses recrues sont proches de la nature, toujours prêtes pour l’aventure, pour en vivre de nouvelles. On pense alors à cette phrase de Jack London : “La plupart des gens se contentent d’exister, moi, je préfère vivre”

UN PÈRE SOLITAIRE À L’ENFANCE MERVEILLEUSE

De retour à sa “cabane” au fond de l’atelier, Lynch enchaîne les cigarettes et tombe dans un état de rêverie, ce “daydreaming” dont parlent les Anglo-Saxons. Cette flânerie de l’âme qui le mènera une nouvelle fois dans les contrées de son inconscient, pour transmettre ses visions sur la pierre, et ensuite sur le papier. Puis il se tourne tout en continuant à me parler. Sa chemise est déchirée le long de son omoplate gauche. Je le lui fais remarquer. “Oui, je sais. Je n’en ai plus d’autres. Il faut que je demande à Agnès…” Il parle d’Agnès Troublé, dites agnès b. La créatrice de mode a un jour approché Lynch pour l’habiller et de cette idée est née une nouvelle amitié. La chemise blanche, ou parfois noire, de Lynch s’appelle Planet. Elle n’est plus fabriquée par la marque, mais Agnès continue à en produire une petite quantité pour habiller l’artiste. Sa particularité est la poche sur la poitrine gauche. C’est là que Lynch garde son paquet de cigarettes ou ses petits papiers, notes et crayons. “C’est très important !” lance-t-il en riant. En attendant, impassible, il continue à dessiner avec sa chemise déchirée mais bien boutonnée. À Paris, David Lynch a quelques amis, peu nombreux, qu’il lui arrive de fréquenter le soir, mais pas souvent car il aime se coucher tôt, ou traîner sur Internet pour chercher quelques idées, écouter de nouveaux groupes ou correspondre avec sa famille restée à Los Angeles. Sa dernière femme, Emily, maman de leur petite Lula, vient peu à Paris. Et de toute façon, Lynch est un solitaire. Il en a conscience et pense qu’il n’est pas un papa modèle, même si ses enfants ne semblent pas lui en tenir rigueur. En effet, sa plus grande fille, Jennifer, poste très souvent des messages affectueux à son père sur son Instagram. Même chose pour ses deux fils, Austin et Riley, qui travaillent régulièrement pour leur père au travers de films, photographies ou participations variées à son univers. Ainsi on a pu voir Riley et son groupe de rock apparaître dans la dernière saison spéciale de Twin Peaks. Ce dernier est également venu à Paris s’essayer à la lithographie et à la gravure dans l’atelier.

Ce qui marque le plus chez Lynch, c’est un attachement très fort à l’enfance, à la sienne : “Je ne sais pas pourquoi, mais je me souviens très bien de mon enfance et je dois dire qu’elle a été merveilleuse. J’ai vraiment été gâté, et j’ai baigné très tôt dans un monde de mystère que je me suis construit. J’ai trouvé le monde terriblement fantastique, comme si je vivais dans un rêve, en fait. J’ai eu des peurs, des déceptions, comme lorsque j’ai commencé à aller à l’école. Je n’aimais pas ça, mais comme beaucoup de mes amis. C’était une peur assez banale, en somme… Et puis, j’ai toujours été attiré par les choses sombres, obscures. J’ai toujours trouvé que c’était là où résidait la beauté. Je n’ai jamais été doué pour peindre la légèreté, les ciels bleus, etc. comme a pu le faire Le Douanier Rousseau que j’affectionne. Mes peintures sont des comédies violentes, organiques. Je les réalise d’ailleurs dans la violence, j’ai dit un jour que j’aimerais mordre la toile si je le pouvais (rires). Eh bien, souvent je peins avec mes mains, sans utiliser de pinceaux ni d’autres instruments. J’ai besoin que cela soit physique. Quand j’ai découvert les œuvres de Francis Bacon, ça a été une révélation. Cette violence m’a touché au cœur. Toute cette excitation, cette force… J’aime toujours autant son art aujourd’hui. Dans mes peintures, ce que je recherche, c’est une certaine idée de la nature à travers moi. Et alors, je garde mes distances. Cette façon de peindre ou de faire de l’art me remplit de bonheur et me procure de la force… Bien sûr, au cinéma, ce n’est pas du tout le même processus, il faut s’entourer de personnes, et discuter, expliquer les choses…” Il est certain en tout cas que les œuvres peintes ou dessinées, gravées, de Lynch représentent en un sens le noyau dur de son univers artistique. Les idées que l’on voit dans ses films ou dans la série Twin Peaks puisent dans ce réservoir visuel. Les obsessions lynchiennes prennent alors une nouvelle vie, plus proches de la réalité, puisque filmées avec des acteurs dans des lieux plus ou moins proches du monde tel qu’on le connaît, tel qu’on le fréquente.

ET LA MUSIQUE RÉENCHANTERA LE MONDE

David Lynch a également investi le monde sonore. Il a toujours été impliqué dans ce domaine, dès l’école d’art puis avec son premier film, Eraserhead. La rencontre avec Angelo Badalamenti, musicien, a donné naissance à une fantastique aventure à deux, Lynch expliquant à Badalamenti ses idées pour que celui-ci les retranscrive en notes. Lynch écrit également très souvent les paroles qui viennent se superposer aux musiques du compositeur. “Angelo est comme un frère d’âme, c’est plus qu’une entente ou qu’une collaboration, c’est une véritable fusion, il suffit parfois que je prononce un ou deux mots pour qu’il m’emmène dans un monde, loin, loin…” Lynch a pris l’habitude de s’asseoir à côté du piano ou du synthétiseur où Angelo Badalamenti pose ses mains comme l’on prendrait un chemin dans une forêt plus ou moins sombre, faisant apparaître sous ses doigts le fameux thème de Twin Peaks. Une véritable communion de sentiments et d’émotions. Les deux amis ont ensuite produit les chansons de Julee Cruise avec un succès dépassant le cadre des fans du réalisateur, à l’époque. “C’est Angelo qui a eu l’idée un jour de me présenter Julee. Lorsque je l’ai entendue chanter, mes poils se sont hérissés. J’ai su en quelques minutes qu’il allait se passer quelque chose de fantastique.” Alors, Lynch me regarde et prononce l’une de ses expressions favorites : “Bingo !” À cet instant, il ressemble à un personnage évadé d’une bande dessinée de Tintin ou d’une autre de la Ligne claire. Il y a quelque chose de profondément “comics” chez Lynch, qui rejoint là encore le domaine de l’enfance, de l’amusement et du ludique. À ce moment, difficile de se dire que la personne en face vient de passer le cap des 70 ans. Cet homme est véritablement un enfant, dans le sens où Picasso pouvait l’exprimer, c’est-à-dire capable de retourner à n’importe quel moment vers ce monde heureux où tout est possible. Il y a quelque chose du Petit Prince chez David Lynch. Ce don de pouvoir réenchanter le monde à chaque instant, en y posant un regard innocent, mais jamais naïf.

David Lynch allume une énième cigarette. Il n’aime ni l’idée de vapoter, ni le monde tel qu’il est aujourd’hui. Il parle alors des voitures, qu’il déteste : “Quand on a connu les automobiles des années 50 ou 60, il est impossible d’aimer les voitures d’aujourd’hui. Quelles mochetés ! Autrefois, chaque auto était une œuvre d’art, avec sa propre identité, sa ligne et sa forme uniques. C’était fabuleux. Et, pour la cigarette, c’est la même chose. À quoi aurait pu ressembler un club de jazz autrefois sans la fumée des cigarettes ? Le rideau de fumée rendait les choses belles, et on ne sentait pas les odeurs d’urine ou de sueur comme dans les clubs actuels. Non, vraiment, ce n’est pas un monde sympathique. Et puis, à notre époque, lorsqu’on est fumeur, on est considéré comme un prédateur, comme un animal, on doit rester dehors…” David Lynch allume une autre cigarette et regarde, penseur, les volutes de fumée s’envoler vers le plafond de verre poli de l’atelier Idem. Il aime cet ancien monde qui est celui de son enfance et de son adolescence. Ce monde où l’on écoutait du jazz à la radio, et où l’on regardait Elvis se déhancher à la télévision sous les cris hystériques des filles. On retrouve tous ces ingrédients dans ses films et dans Twin Peaks. C’est ce qui donne aussi tout son charme à l’univers de Lynch, comme si le passé s’immisçait dans notre monde pour lui donner plus de vie et d’authenticité, davantage de style et de sens. Lynch se lève et s’avance vers moi, avec ce sourire désarmant qui pourrait illuminer la nuit la plus noire. Avec ce bonheur contagieux de celui qui aime aussi bien le soleil que la lune, autant le sourire des filles que le cri des désespérés. C’est justement ce paradoxe qui donne toute sa puissance à l’univers de son auteur. Lynch me dit à bientôt en me faisant un hug, me serrant dans ses bras puissants, montrant de la tendresse à travers une apparente dureté. L’amour qu’il transmet avec un sourire a la puissance d’un coup de canon… Il allume encore et toujours une cigarette et regarde la pierre, l’œuvre qu’il vient de finir. David Lynch est le dernier gentleman.

Rétrospective David Lynch: Someone is in my House, à voir jusqu’au 28 avril 2019 au Bonnefantenmuseum, Maastricht (Pays-Bas).

Festival of Disruption, 17 et 18 mai 2019 à Brooklyn (NYC)