M. Quel est votre rapport au parfum ?
A.E. Pour moi, il est relié à une personne ou à une période de ma vie. Une odeur peut me transporter à une autre époque. Lorsque ma mère nous a quittés, la seule chose que j’ai ramenée avec moi à Paris était son foulard. À chaque fois que je me sentais down, je le prenais pour le respirer. Le parfum et la musique sont deux choses abstraites qui peuvent vraiment vous toucher au plus profond de vous-même. À mon sens, le parfum est une question de rêve, comme lorsqu’on entre dans un ascenseur, qu’on y sent un parfum et qu’on pense tout de suite à la femme qui le porte – où va-t-elle, quels sont ses projets, que veut-elle dire sur elle-même à travers ce parfum. Je suis un voyeur, pas un exhibitionniste. Comme je ne sniffe pas de drogue, je sniffe le parfum des autres (rires).
M. Combien de tests avez-vous effectué avant de trouver le jus définitif ?
A.E. Beaucoup. Beaucoup. Mais c’était surtout le travail de Frédéric de traduire en parfum les histoires que je lui racontais. Au final, nous avions deux options. Chaque personne à qui nous les faisions sentir aimait la même, seuls Frédéric et moi préférions l’autre. Nous vivons à l’ère du marketing, il aurait donc fallu suivre le plus grand nombre. Mais nous nous sommes dits : “Et l’intuition dans tout ça ? Est-ce que l’instinct n’est pas la chose la plus importante et l’essence même du luxe ?” Je me suis rendu compte de plus en plus au fil des années qu’à chaque fois que j’ai fait confiance à mon intuition, j’ai gagné, et qu’à chaque fois que je suis allé du côté rationnel, cela n’a pas fonctionné pour moi.
M. Quel a été l’aspect le plus surprenant de cette collaboration ?
A.E. J’ai été étonné de pouvoir créer un parfum en seulement un mois, alors que c’est un procédé qui prend habituellement au moins un an. Mais pour être honnête, Frédéric travaillait déjà sur ce parfum depuis longtemps, il y a simplement apporté quelques ajustements lorsque nous avons entamé notre collaboration. D’où le fait de pouvoir réaliser tout cela en un mois.
M. Les deux choix dont vous avez parlé étaient très différents ?
A.E. Totalement. Je suis très pointilleux en matière de parfum. Je sais que la tendance actuelle est aux odeurs gourmandes, de vanille ou de bubble-gum. Même si j’adore manger, je ne veux pas sentir le hamburger ! Donc nous avons fait le choix de nous distancer de cette tendance. Tout cela m’a d’ailleurs fait réfléchir, et j’ai une réponse qui nous ramène à l’époque du lancement d’Opium d’Yves Saint Laurent. À cette période, les gens parlaient beaucoup de la drogue, qui était le principal interdit. Aujourd’hui, la nourriture est devenue le nouvel ennemi des femmes. Et donc, si on ne peut plus manger de chocolat, peut-être qu’on a envie de le sentir.
M. Pourquoi Frédéric voulait-il travailler avec vous ? Jusqu’alors il n’avait eu qu’une seule collaboration mode, avec Dries Van Noten.
A.E. Frédéric est un homme unique, très élégant, aussi beau à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il ne peut travailler qu’avec des personnes qu’il apprécie. Je pense qu’il s’est senti à l’aise avec Dries et sa vision, et qu’il en a été de même avec moi. C’était une affaire de liens, de connexion.
M. Voici maintenant plus d’un an que vous êtes loin de l’univers de la mode. Comment s’est passée cette absence ?
A.E. Je voulais prendre du temps pour moi car je sentais que je n’aimais plus cette chose que j’ai toujours aimée. Il fallait que je prenne le temps de retomber amoureux de la mode. Je voulais attendre que la mode me manque.
M. Quels ont été les temps forts de ce break ?
A.E. Ne plus être inquiet tout le temps. Prendre le temps de m’asseoir avec un ami et dîner tranquillement sans avoir à me dire en arrivant au restaurant qu’il me faudra partir dans 45 minutes. Ne pas avoir ce sentiment d’anxiété permanent. Ce n’est pas que je déteste travailler dur, au contraire, j’adore ça. Mais pour moi le travail est une question d’expériences, de solutions à trouver, et tout cela prend du temps. J’avais l’impression d’être en permanence enceint(e), et qu’avant même d’avoir accouché il fallait déjà que je sois enceint(e) à nouveau. J’avais envie de dire : “Stop, laissez-moi juste tenir le bébé un instant, laissez-moi perdre les kilos de grossesse avant de recommencer”. Ce break m’a permis de me remettre à rêver.
M. Du coup, vous êtes maintenant prêt à revenir à votre premier amour ?
A.E. Oui, tout à fait. Et j’aime tant les gens de la mode. Nous avons la réputation d’être les gens les plus faux du monde, mais c’est totalement injuste. Je connais tellement de gens qui sont si sérieux, si talentueux et dévoués à leur art. En réalité, ils sacrifient leur vie et leur peau afin d’en créer une nouvelle pour le monde.
M. Le thème de ce numéro (Mixte 18, disponible en kiosque) est l’extravagance. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
A.E. Pour me référer à l’univers de la mode, je pense tout de suite à ces défilés incroyables des années 80. Thierry Mugler, Vivienne Westwood, Claude Montana… Ces shows étaient simplement “Wow” ! C’étaient de grands moments de mode, de vrais spectacles extravagants. C’est ce qui manque dans la mode aujourd’hui. Je ne veux plus voir les filles qui défilent en faisant la tronche. Je veux revoir du bonheur.
Superstitious, Alber Elbaz par Frédéric Malle, lancement en avril.