M. Comme vous le disiez, il y a un vrai essor de l’Afrique, qui est très à la mode. On voit aussi des événements comme la fashion week de Lagos, avec Naomi Campbell, on sent qu’il y a un coup de projecteur sur le continent…
A. G. Pour moi, l’Afrique est trop à la mode, et les Africains pas assez. C’est-à-dire qu’il n’y a pas suffisamment de retombées économiques, et c’est pour ça justement qu’il y a ce côté “à fleur de peau”. Beaucoup d’afro-descendants parlent d’appropriation culturelle, et sont vraiment très réactifs. Justement, c’est un point qui devait être évité absolument, et Maria Grazia a réussi à le faire avec brio, par la valorisation culturelle, pour ne surtout pas être dans l’appropriation. Je me rappelle avoir discuté avec Imane Ayissi, qui est maintenant créateur de sa propre marque, et qui était à l’époque mannequin pour Yves Saint Laurent. Déjà, le fait de pouvoir défiler en tant que personne noire, comme Katoucha – bien avant Naomi Campbell ! – c’était un honneur fantastique, cette reconnaissance de la beauté venue d’Afrique. Ça, c’était il y a quelques années. Maintenant, sur le continent africain, pour exporter et pour produire des choses de grande qualité, il y a effectivement cette frustration par rapport à un manque de visibilité, et à ce besoin de faire une Black Fashion Week car il n’y a pas d’autres options. Il se passe beaucoup de choses, notamment au Nigéria, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et en Afrique du Sud, mais qui enferment malheureusement les créateurs. Alors, certains le revendiquent, comme Pathé’O, qui souligne son engagement au niveau des matières africaines : valoriser une chaîne de métiers, que ce soit les maroquiniers, les bijoutiers, les teinturiers, les tisserands… Après, il y a aussi la question de la distribution, Pathé’O est l’un des seuls à avoir des boutiques à travers le monde. C’est beaucoup plus facile d’acheter une chemise Pierre Cardin, où que vous alliez en Afrique, qu’une chemise de créateur local. Si on prend le cas du wax, plus de 95 % de ce qu’on voit sur les marchés n’est pas fait en Afrique, mais principalement en Asie, donc en Inde, au Pakistan, en Chine, et aussi en Tchéquie… Par conséquent, il n’y a absolument aucune retombée commerciale pour le continent. Paradoxalement, un tissu que vous avez vu porté partout dans le monde, même par Beyoncé ou Rihanna, n’a jamais été imprimé en Afrique : il a été créé à l’origine par Visco en 1962, et aujourd’hui il est majoritairement imprimé en Asie. Les populations noires, afro descendantes, qui portent ce tissu pour faire un lien avec leurs origines ne le savent pas. Au moment des indépendances, dans les années 1960-70, il y a eu l’implantation d’unités textiles dans la majorité des pays d’Afrique noire. Et puis, en 1994, la dévaluation du franc CFA a incité les gouvernements à exporter le coton brut, ça leur rapportait deux fois plus que de le transformer sur place. Et donc, en 2004, quand l’OMC a ouvert les frontières et mis fin aux quotas, la Chine était prête, mais l’Afrique, elle, n’était plus du tout concurrentielle. On a vécu une phase de désindustrialisation de l’Afrique : les usines n’existent plus. Et aujourd’hui, toute cette jeunesse afro descendante qui porte ces tissus ne sait pas qu’elle soutient indirectement des usines qui ont participé à la faillite économique des pays dont leurs parents ou grands-parents sont originaires. Donc il y a une prise de conscience et une pédagogie à faire passer aux populations noires qui portent du wax en tote bag, en foulard… sans être forcément conscientes du message qu’ils font passer. L’enjeu de Maria Grazia, c’était de faire du vrai Made in Africa, et c’est écrit sur la lisière, qui est visible sur le vêtement.
M. Pour revenir à cette collection croisière, vous pensez que ça va inspirer des vocations ou peut-être d’autres maisons à aller voir ce qui peut être fait sur ce continent ?
A. G. Je l’espère ! En tout cas, je pense que c’est comme cela que l’a voulu Maria Grazia : profiter du prestige de la maison Dior pour donner ce grand coup de projecteur, pas seulement sur Uniwax, mais sur toute l’Afrique ; montrer qu’il y a du potentiel et ne pas avoir peur de le faire. Une maison comme Dior ne peut pas prendre le risque de rater sa collection. Donc si elle s’est assurée de ce succès, ça doit être possible pour d’autres structures également. Cela montre aussi que cela peut être réalisé dans d’autres domaines, que ce soit dans le tissage, dans la teinture… J’espère que le message est très clair : le potentiel est là, tous les moyens existent pour y arriver.