Collection capsule DioRiviera issue de la Dior Cruise 2020

Anthropologue spécialisée dans l’artisanat africain et experte hors pair du wax, Anne Grosfilley a servi de “guide” à Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de la maison Dior, pour concevoir les tissus d’exception de la collection Cruise 2020, conçus et réalisés par Uniwax, en Côte d’Ivoire. Un voyage inattendu et réjouissant qu’elle nous a raconté lors d’une interview.

Auteure de nombreux ouvrages de référence sur le wax (dont le plus récent Wax : 500 tissus, 125 ans de création paru aux Éditions de La Martinière), l’anthropologue Anne Grosfilley a toujours eu cette passion pour le tissu, matière révélatrice des échanges et des patrimoines culturels. Fin 2018, elle est contactée par la maison Dior : Maria Grazia Chiuri a découvert son travail et souhaite échanger avec elle. Le premier pas d’une collaboration qui aboutira pleinement en novembre prochain, lorsque la Cruise 2020 arrivera en boutique. Découverte lors d’un défilé-événement à Marrakech en mai dernier, cette collection est totalement hors du commun, puisqu’elle marque la volonté d’une directrice artistique de collaborer avec un large panel d’invités spéciaux, par ailleurs tous issus ou associés au continent africain. Une belle preuve de partage et d’ouverture d’esprit, deux valeurs très fortes chez Maria Grazia Chiuri. Revenue dans les ateliers de la maison Dior le temps d’une rencontre avec Mixte, Anne Grosfilley souligne elle aussi la puissance de cette association rare.

Mixte. Comment a eu lieu votre rencontre avec le wax ? 

Anne Grosfilley. Je suis allée en Afrique en 1984. À l’époque, j’étais collégienne, mon oncle vivait au Togo et avec ma famille sommes allés le voir. On a traversé tout le pays. Pendant les années 80, c’était le boom du wax, hollandais notamment, et ces tissus colorés étaient omniprésents. Je suis retournée en Afrique quelques années plus tard, en Terminale, mon lycée étant jumelé avec un établissement du Burkina Faso, pour rencontrer ma correspondante. Je voulais absolument rapporter du tissu en France, elle m’a demandé si je voulais du hollandais ou de l’anglais. Je lui ai dit : “Ni l’un ni l’autre, juste du tissu africain, ce que vous portez tous”. Elle m’a répondu : “Nous, ce qu’on porte, c’est du wax anglais ou hollandais”. Je savais déjà que je voulais devenir anthropologue, mais là, ça a été le déclic. Ce qui m’intéressait, c’était que des Européens se mettent à dessiner ce qui “fait” africain. Les éléments deviennent aussi à un moment le reflet de ce que les gens vivent. Comment des dessins arrivent à refléter les transformations sociales de l’Afrique, et comment on peut lire cette histoire sociale à travers eux. C’est tout ça qui m’intéresse, ce tissu de la rencontre des cultures, comment il prend vie, traverse les générations, et raconte à chaque fois des histoires différentes.

Collection capsule DioRiviera issue de la Dior cruise 2020

M. Quelle a été votre réaction lors du premier contact avec la maison Dior ? 

A. G. Leur message est passé par ma maison d’édition. J’ai d’abord rencontré l’assistante de Maria Grazia Chiuri, qui est elle-même venue chez moi à Nice avec deux de ses collaboratrices en novembre dernier voir mes collections. Je vis au milieu de tous ces textiles africains, qui représentent 25 années de recherches ! Quand Maria Grazia m’a dit qu’elle voulait travailler le wax, je lui ai tout de suite suggéré le Made In Africa. Parce que, selon moi, si on travaille autour des tissus africains, il faut que quelque part il y ait une alliance avec les Africains. C’est bien beau que l’Afrique soit à la mode, mais ses habitants malheureusement ne sont nulle part, ils sont invisibles. Ça lui a paru évident, elle n’a pas du tout hésité. J’étais enchantée. Je lui ai conseillé une entreprise que je connais depuis 25 ans, la maison Uniwax à Abidjan. J’avais quelques échantillons que je lui ai montrés, pour qu’elle puisse juger de la qualité. Et elle a dit : “Allons-y”. C’est une des forces de Maria Grazia de ne pas avoir peur de croire en ses idées, en ses engagements. Utiliser le prestige de la maison Dior pour mettre en valeur des industries africaines comme elle l’a fait, des artisans aussi, comme ces femmes de Fès ou l’association Sumano… C’est ce qui m’a émerveillé tout au long de cette collaboration.

M. Comment a réagi la maison Uniwax quand vous l’avez contactée ? 

A. G. Au bout de dix minutes d’entretien avec Maria Grazia, on les a appelés ! La prise de contact a été immédiate, des envois de maquettes, des échanges de mails. Le soir même, le directeur d’Uniwax m’a appelée en me demandant : “Mais c’est quoi ce cadeau ?” Ils ont saisi l’opportunité. Si j’ai proposé Uniwax, c’est parce que je savais qu’ils étaient prêts. C’est une marque tournée vers la mode, qui s’est toujours positionnée vers le haut de gamme, je savais qu’il n’y aurait pas de mauvaises surprises. Le groupe LVMH accorde beaucoup d’importance à l’aspect environnemental, et chez Uniwax ils sont très responsables, ils utilisent la biomasse, ils recyclent l’eau, la résine qui sert pour la réserve. Les fins de rouleaux d’impression sont recyclés pour d’autres tissus. Leur conscience écologique est très forte, comme la responsabilité envers les travailleurs : ils ont créé un centre médico-social pour les ouvriers et leurs familles. Pour eux, cette collaboration était aussi un sacré défi : Dior leur a quand même commandé 42 dessins, c’est énorme. Ce qui était très beau, c’était de voir toute la mise en valeur du potentiel de l’usine. Il a fallu demander aux dessinateurs de retravailler les codes Dior, parce qu’il y a des contraintes au niveau de la cire, les dessins devaient avoir des traits bien plus épais, il fallait enlever beaucoup de détails, introduire des fonds… Un vrai jeu de correspondances entre deux cultures textiles. Une autre chose intéressante a été le travail de la couleur. Aujourd’hui, l’idée que l’on a du Wax c’est un tissu bariolé, très vif. Pas du tout le style de Maria Grazia ! Donc il fallait revenir à des tons plus terre de sienne, ocre, kaki, qui sont ceux des premiers Wax. (Elle montre une page de son livre) Celui-ci est de 1902. L’idée était de retourner dans les archives et de demander aux coloristes de retrouver cette gamme couleur. Il y a eu pas mal d’essais. Une mise en valeur des dessinateurs et des coloristes, qui ont montré que cette usine est capable de faire autre chose, et avec une qualité d’impression sur un coton qui est en plus 100 % africain, c’est-à-dire une traçabilité du coton cultivé en Afrique, filé et tissé au Bénin et imprimé en Côte d’Ivoire. Fait assez rare, parce qu’aujourd’hui même les artisans tisserands travaillent avec du fil venu d’Asie…

M. On peut faire un lien entre Dior et Uniwax à travers cette idée commune de patrimoine réinterprété et de savoir-faire…

A. G. On s’aperçoit que certains dessins de Wax que l’on voit partout aujourd’hui datent de 1902. Il y a cette mode très cyclique de motifs transgénérationnels, c’est-à-dire qu’on va porter le même tissu que sa grand-mère et son arrière-grand-mère, mais proposés dans de nouveaux coloris. C’est exactement ce que fait Maria Grazia chez Dior, par exemple avec la toile de Jouy : elle n’utilise pas exactement la même que Monsieur Dior, mais elle offre une autre manière de la percevoir et de la présenter.

M. Christian Dior était très superstitieux, et Maria Grazia elle-même travaille des motifs qui ont un sens mystique, comme les cartes de Tarot. Comment l’équipe d’Uniwax a-t-elle réagi face à ces symboles lourds de sens ?

A. G. Très bien ! Enfin, jusqu’à la Mort, qui est apparemment l’une des cartes de tarot préférées de Maria Grazia. Il fallait donc absolument qu’on l’inclue. Et là, ça a été la panique. Au final, ils ont pris le plus jeune de l’équipe, le dernier arrivé, le seul qui a bien voulu s’y frotter. Ils m’ont ensuite dit qu’ils n’arrivaient pas à représenter le personnage, et m’ont demandé s’ils pouvaient lui mettre un masque utilisé par certains peuples de Côte d’Ivoire pour les cérémonies de deuil. Moi, ça me gênait parce que ça faisait très africain, et l’idée de la collection n’était pas de jouer sur l’image de l’Afrique. Finalement, je leur ai envoyé des photos d’un tissu vieux de 125 ans représentant un crâne. Ça a pris plusieurs jours avant qu’ils acceptent d’essayer. On était dans un dialogue des cultures textiles. Et puis, l’idée est passée, il y a eu ce détachement parce que le tissu devenait un produit Dior, ce n’était plus un objet culturel de Côte d’Ivoire. Ce qui est assez amusant, c’est que lorsque nous sommes arrivés à Marrakech pour le défilé, on nous a remis à chacun un petit présent, un tote bag avec un plaid en cachemire qui reprenait un dessin Uniwax, une attention très délicate de la maison Dior. Évidemment, la directrice artistique d’Uniwax a eu le plaid qui représentait la Mort…

Collection capsule Dioriviera issue de la Dior Cruise 2020

M. Quels ont été les temps forts, les moments les plus riches en émotions de cette collaboration ? 

A. G. Pour moi, c’est la mise en couleurs. J’ai la chance d’avoir deux pièces de wax qui datent de 1895, qui sont très particulières au niveau du traitement de l’indigo, des coloris… Et quand j’ai vu pour la première fois les tissus pour Dior, j’ai ressenti le même choc qu’en les découvrant – “Vous avez réussi à faire ça” ! L’ancien DA d’Uniwax venait de partir à la retraite, mais quand il a vu les résultats, lui aussi a été bluffé : “Ça fait 40 ans que l’on n’a pas vu ces coloris”. Certaines personnes découvraient le wax comme ils ne l’avaient jamais vu. Après, c’est la collection elle-même qui était éblouissante, surtout quand Maria Grazia m’a expliqué ce qu’elle avait souhaité faire : croiser les motifs, les coupes les plus classiques et les plus iconiques du vestiaire Dior, comme la veste Bar, avec les wax les plus audacieux. Ce croisement de codes, j’ai trouvé que c’était une réussite. Ça mettait aussi en lumière les collaborations avec le créateur Pathé’O, avec l’artiste Mickalene Thomas et la créatrice Grace Wales Bonner. De belles cartes blanches et un magnifique message aux créateurs africains ou afro-descendants. Il y a dans cette collection un fil conducteur qui résume bien l’idée du “common ground” : ce qui nous réunit est bien plus fort que toutes les petites différences de la vie. Pour moi c’est un peu comme pour le wax, en fait : on dit toujours que ce qui fait la différence par rapport aux copies, ce sont les imperfections, ce qu’ils appellent les “parfaites imperfections”. Cette collection n’a pas été complètement contrôlée par Maria Grazia, et c’est en cela qu’elle est parfaite, de par la liberté qu’elle a laissée aux artistes.

M. Comme vous le disiez, il y a un vrai essor de l’Afrique, qui est très à la mode. On voit aussi des événements comme la fashion week de Lagos, avec Naomi Campbell, on sent qu’il y a un coup de projecteur sur le continent… 

A. G. Pour moi, l’Afrique est trop à la mode, et les Africains pas assez. C’est-à-dire qu’il n’y a pas suffisamment de retombées économiques, et c’est pour ça justement qu’il y a ce côté “à fleur de peau”. Beaucoup d’afro-descendants parlent d’appropriation culturelle, et sont vraiment très réactifs. Justement, c’est un point qui devait être évité absolument, et Maria Grazia a réussi à le faire avec brio, par la valorisation culturelle, pour ne surtout pas être dans l’appropriation. Je me rappelle avoir discuté avec Imane Ayissi, qui est maintenant créateur de sa propre marque, et qui était à l’époque mannequin pour Yves Saint Laurent. Déjà, le fait de pouvoir défiler en tant que personne noire, comme Katoucha – bien avant Naomi Campbell ! – c’était un honneur fantastique, cette reconnaissance de la beauté venue d’Afrique. Ça, c’était il y a quelques années. Maintenant, sur le continent africain, pour exporter et pour produire des choses de grande qualité, il y a effectivement cette frustration par rapport à un manque de visibilité, et à ce besoin de faire une Black Fashion Week car il n’y a pas d’autres options. Il se passe beaucoup de choses, notamment au Nigéria, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et en Afrique du Sud, mais qui enferment malheureusement les créateurs. Alors, certains le revendiquent, comme Pathé’O, qui souligne son engagement au niveau des matières africaines : valoriser une chaîne de métiers, que ce soit les maroquiniers, les bijoutiers, les teinturiers, les tisserands… Après, il y a aussi la question de la distribution, Pathé’O est l’un des seuls à avoir des boutiques à travers le monde. C’est beaucoup plus facile d’acheter une chemise Pierre Cardin, où que vous alliez en Afrique, qu’une chemise de créateur local. Si on prend le cas du wax, plus de 95 % de ce qu’on voit sur les marchés n’est pas fait en Afrique, mais principalement en Asie, donc en Inde, au Pakistan, en Chine, et aussi en Tchéquie… Par conséquent, il n’y a absolument aucune retombée commerciale pour le continent. Paradoxalement, un tissu que vous avez vu porté partout dans le monde, même par Beyoncé ou Rihanna, n’a jamais été imprimé en Afrique : il a été créé à l’origine par Visco en 1962, et aujourd’hui il est majoritairement imprimé en Asie. Les populations noires, afro descendantes, qui portent ce tissu pour faire un lien avec leurs origines ne le savent pas. Au moment des indépendances, dans les années 1960-70, il y a eu l’implantation d’unités textiles dans la majorité des pays d’Afrique noire. Et puis, en 1994, la dévaluation du franc CFA a incité les gouvernements à exporter le coton brut, ça leur rapportait deux fois plus que de le transformer sur place. Et donc, en 2004, quand l’OMC a ouvert les frontières et mis fin aux quotas, la Chine était prête, mais l’Afrique, elle, n’était plus du tout concurrentielle. On a vécu une phase de désindustrialisation de l’Afrique : les usines n’existent plus. Et aujourd’hui, toute cette jeunesse afro descendante qui porte ces tissus ne sait pas qu’elle soutient indirectement des usines qui ont participé à la faillite économique des pays dont leurs parents ou grands-parents sont originaires. Donc il y a une prise de conscience et une pédagogie à faire passer aux populations noires qui portent du wax en tote bag, en foulard… sans être forcément conscientes du message qu’ils font passer.  L’enjeu de Maria Grazia, c’était de faire du vrai Made in Africa, et c’est écrit sur la lisière, qui est visible sur le vêtement.

M. Pour revenir à cette collection croisière, vous pensez que ça va inspirer des vocations ou peut-être d’autres maisons à aller voir ce qui peut être fait sur ce continent ? 

A. G. Je l’espère ! En tout cas, je pense que c’est comme cela que l’a voulu Maria Grazia : profiter du prestige de la maison Dior pour donner ce grand coup de projecteur, pas seulement sur Uniwax, mais sur toute l’Afrique ; montrer qu’il y a du potentiel et ne pas avoir peur de le faire. Une maison comme Dior ne peut pas prendre le risque de rater sa collection. Donc si elle s’est assurée de ce succès, ça doit être possible pour d’autres structures également. Cela montre aussi que cela peut être réalisé dans d’autres domaines, que ce soit dans le tissage, dans la teinture… J’espère que le message est très clair : le potentiel est là, tous les moyens existent pour y arriver.

Collection capsule Dioriviera issue de la Dior Cruise 2020