Élèves de la promo 2019

Nadine Gonzales et Caroline Tessier sont les codirigeantes d’une école de mode gratuite installée en Seine-Saint-Denis. Cette aventure haute en couleur a déjà révélé plusieurs talents en devenir, qui n’auraient jamais pu intégrer autrement le milieu… Rencontre avec deux femmes qui croient fermement en l’avenir.

Dire que c’est un peu le souk relèverait de l’euphémisme. En arrivant, impossible même d’accéder au petit local de la Casa 93, à quelques encablures de la Porte de Saint-Ouen : une équipe de France 3 est déjà en train d’y filmer les étudiants, qui partent le lendemain présenter un projet à Madrid. Une fois à l’intérieur, c’est encore plus sport. Stockmanns, magazines, amoncellement de vêtements destinés à l’upcycling rivalisent avec ordinateurs portables et machines à coudre sur les quelques tables disponibles. Au mur, de grands panneaux présentent les élèves, leurs projets de l’année en cours. Un immense tableau de conférence tente de résumer les missions des uns et des autres sur chacun des vêtements destinés au défilé de Madrid et à celui de l’école, prévu quelques semaines plus tard. Au milieu de tout ça, les étudiants. Looks travaillés et bagouts d’enfer un rien dérangés par la prolifération de journalistes (“Et je me mets où pour travailler ?”). Et puis deux femmes, l’une volubile, regard allumé et crinière déployée, l’autre plus concentrée, chemise en jean et coupe masculine. Nadine Gonzales et Caroline Tessier se sont connues dans une autre vie, étudiantes à l’ISEM, avant de débuter chacune une carrière dans la mode ; l’une en tant que journaliste, l’autre au développement de produits dans des grandes maisons.

Élève de la promo 2019

En 2006, Nadine a un coup de foudre pour le Brésil et plaque tout pour s’y installer et développer un savoir-faire mode au sein des favelas, d’abord avec l’association ModaFusion qui travaille avec les femmes, puis au début des années 2010 avec l’établissement de la Casa Geraçao, première “école de mode” dédiée aux enfants et adolescents des quartiers difficiles de Rio. Un parcours compliqué mais couronné de succès, avec défilés à la Fashion Week de São Paulo à la clé. Après les attentats de 2014, Nadine ressent le besoin de rejoindre la France, afin d’y dupliquer son projet. Très vite, le 93 s’impose comme un choix évident : “C’est le département le plus jeune de France, le plus métissé aussi, avec plus de 150 nationalités recensées, mais qui détient aussi le plus faible taux de scolarisation et le record de chômage.” Des parallèles avec le Brésil qui ne la laissent pas indifférente, tout comme le hasard : une rencontre avec l’entrepreneur Cyril Aouizerate, sur le point d’ouvrir son Mob Hotel à deux pas des Puces de Saint-Ouen, bouscule tout. Il propose un local pour héberger la nouvelle école, la première promotion fait sa rentrée en septembre 2017. “Le plus difficile a presque été de recruter les élèves ! Il a fallu aller à leur rencontre, leur proposer de les aider dans la rédaction de leurs dossiers de candidatures…” Diffusé en juillet 2019 sur C8, le documentaire Seine-Saint-Denis style de Florie Martin, produit par Mélissa Theuriau, revient sur les temps forts de cette première année : rendez-vous avec les enseignants, les professionnels (Jérôme Dreyfuss, Maroussia Rebecq de la marque Andrea Crews…), création de maillots pour l’équipe de France mythique de 1998 et rencontre avec Zidane, préparation du défilé… Mais aussi les absences à répétition, les décrochages… Si les élèves ont une personnalité hyper forte et attachante, ils gèrent aussi trajets interminables, emplois du temps compliqués, problèmes familiaux. “Nous sommes une Casa, souligne Caroline Tessier, impliquée depuis le début et codirectrice depuis la rentrée 2018. Cela implique forcément un côté très proche, voire maternel dans nos relations avec les élèves. L’absentéisme est un problème important.” Pour trouver un écho auprès d’élèves issus de parcours atypiques, la Casa 93 a mis en place un programme pédagogique très particulier : “Nous avons déjà gagné deux prix d’innovation pour notre approche, souligne Nadine Gonzales. L’idée est de mettre en valeur à la fois le personnel et le collectif.

Élève de la promo 2019

Lorsqu’ils travaillent sur le défilé de fin d’année, ils ne font pas chacun un look. Tout le monde bosse ensemble, ils doivent trouver les arguments pour se faire entendre. Le plus difficile à mettre en place est justement ce travail et cette écoute collective !” Lors de la sélection, le comité de l’école privilégie le potentiel du groupe et sa synergie plutôt que l’individualité : “Cette année, nous avons une promotion très engagée, des élèves qui vivent dans des squats”, évoque Caroline Tessier. Mais la pédagogie de l’école elle-même se veut atypique et chercheuse de sens : “Nous voulons donner les outils aux jeunes pour faire face aux enjeux, pour qu’ils puissent poser les bonnes questions, défier les idées reçues. Nous ne prétendons absolument pas remplacer une école de mode traditionnelle : notre orientation est beaucoup trop engagée !”, explique Nadine Gonzales. Ici, la créativité, la réactivité, la débrouille font partie des clés du pouvoir. Les élèves apprennent très vite à se présenter eux-mêmes ainsi que leurs projets, qui sont travaillés de A à Z : reportage pour France24 réalisé avec les smartphones des élèves, costumes pour une production de Macbeth à la MC93, missions d’upcycling confiées par La Redoute ou Nike… Car les partenaires se précipitent pour collaborer avec cette école hors du commun, même si ce n’est pas toujours avec l’ampleur souhaitée : “Nous aimerions pouvoir mettre en place des accords pérennes avec de grands groupes, qui sont eux aussi à la recherche de sens dans leurs projets de soutien”, anticipe Caroline Tessier. En attendant, la Casa 93 compte sur le soutien de la région et du nouveau binôme créé par la fusion de l’IFM et de l’École de la Chambre syndicale de la Haute Couture. Déjà, deux élèves de la première promotion ont intégré l’École grâce à des bourses complètes, et deux autres sont passés par l’IFM. À l’avenir, des places sur les différents cursus seront réservées aux anciens les plus méritants de la Casa 93.

À plus court terme, les défis sont l’organisation du défilé de la promotion 2019, et un déménagement pour la rentrée vers un local plus spacieux. Tenu début juillet dans les serres pédagogiques de Saint-Ouen, le show a relevé tous les enjeux : présence de journalistes, qualité de la présentation et instant.s émotion.s pour tout.e.s les participant.e.s et leurs proches. Si l’adresse exacte de la nouvelle Casa 93 à la rentrée n’est pas encore certaine, son avenir est à la fois justifié et garanti.

www.casa93.fr