Comme on a pu le voir lors des mobilisations sur la question du racisme et des violences policières, qui étaient aussi une contestation globale de la politique de Trump. AOC se retrouve, comme beaucoup de jeunes intellectuel.le.s précarisé.e.s, avec une dette étudiante. Elle raconte l’histoire des classes moyennes. Elle est typique de sa génération, par son statut et sa couleur de peau, elle est l’antithèse totale de Trump, qui la cible d’ailleurs régulièrement. Elle met de la politique dans tout ce qu’elle fait, y compris dans une story sur Instagram où elle parle de son maquillage : elle va s’en saisir pour expliquer à des jeunes filles hispaniques ou noires que leur couleur et type de peau sont OK. Elle porte une forme de radicalité politique et de contestation des systèmes, notamment sur le plan du capitalisme et de l’injustice climatique. Elle pose aussi un cadre inclusif et intersectionnel, qui, selon moi, va devenir, y compris en France, la référence de la discussion publique dans les prochaines années. AOC fait comprendre que tout doit se penser ensemble, l’urgence climatique, les oppressions racistes, de genre, de classe. Apporter ce cadre d’analyse dans la discussion, c’est déjà radical. Cette démarche, c’est essayer, dans une société complexe et multiraciale, de créer un avenir commun, même s’il y en aura toujours qui ne seront pas d’accord. Est-ce que l’ambition de ce XXIe siècle naissant, avec cette crise climatique, ce n’est pas ce que les Américains appellent le populisme multiracial ? Ce qui compte, c’est d’améliorer le sort de la majorité des gens. La grande force d’AOC, c’est la clarté de son discours, son absence de langue de bois. Elle exprime clairement les attentes des gens, et c’est justement ce en quoi consiste la politique : résonner avec l’expérience concrète. Et ça, c’est un truc d’organizer ! En France, il y a une nouvelle génération qui s’intéresse à la chose publique, qui décrit les abus systémiques et qui a aussi des attentes fortes ; mais on n’a clairement pas les mêmes figures qu’aux États-Unis. On est sur des cultures politiques différentes. Chez nous, on refuse toujours les grands récits, mais tous les cinq ans, les électeurs se font embarquer dans un storytelling géant. Pourtant, les récits sont importants pour dépolluer un imaginaire largement grignoté par des idées conservatrices, que ce soit dans la culture populaire ou les médias. Il faut des imaginaires puissants pour gagner la bataille culturelle.
M. C’est utopique d’imaginer qu’un jour, ces mouvements pourraient obtenir ce pour quoi ils se battent ?
M. M. Ce n’est pas utopique, car l’ambition de ces mouvements c’est la construction d’un pouvoir collectif face au pouvoir d’un seul. C’est tout à fait réalisable. AOC dit : “We’ve got people”. Nous avons les gens, donc nous pouvons créer du pouvoir collectif à condition de nous organiser, de faire monter la pression sur les pouvoirs publics et ceux qui les détiennent. On n’a pas le choix, et on l’a d’autant moins dans un contexte de crise climatique. Le contexte actuel aux États-Unis, c’est une pandémie non gérée qui crée une crise sociale massive avec 45 millions de chômeurs en plus, à l’approche d’une élection avec un président qui réprime les contestataires. On est dans une dystopie ! La brutalité du cauchemar américain, au-delà de celui dans lequel nous sommes tous, est déjà là. Il n’y a pas d’autre choix que de dégager ce monde-là. Ce sentiment d’urgence est très fort, là-bas. Ce sont des protestations puissantes, qui résonnent chez beaucoup de gens, notamment les plus jeunes. En France comme aux États-Unis, la question du vote des jeunes est très importante, et AOC donne envie de voter à plein de gens. On attend la même chose en France.
M. Quels mouvements s’approchent de cette contestation collective en France ?
M. M. Le combat pour le climat organisé avec les marches, les ZAD, les protestations antiracistes et antiviolences policières… La culture de l’organizing, on la voit comme étrangère à la culture française, mais il y a et il y a eu des expériences de ce type en France. Act Up-Paris, par exemple, a utilisé des méthodes américaines en les adaptant. Les actions menées ont vraiment changé les choses. En fait, chez nous, il n’y a pas un terrain totalement hostile à ça. C’est juste qu’il y a des institutions qui ne veulent pas voir émerger des contestations. Mais elles sont là.
M. Quelle est votre utopie à vous ?
M. M. Ce serait de voir plein de pôles de contestation surgir dans la société. Voir naître des communautés d’ami.e.s et d’amant.e.s créer leur monde pour changer les choses. Il y a de nombreuses façons d’être activiste, et ça ne signifie pas forcément “faire de la politique”. Il faut s’activer les uns les autres, et ce livre est fait pour ça. Regardez, activez-vous et ça sera super ! Il faut dédramatiser l’engagement, créer son propre cadre. Ça produit de la vitalité, des bouillonnements, de la vie, et c’est ce qu’il se passe aux États-Unis. Il est nécessaire d’agir, sinon c’est laisser la victoire au libéralisme prédateur, destructeur, et au fascisme. Il n’y a pas le choix.
* Génération Ocasio-Cortez, les nouveaux activistes américains, aux éditions La Découverte.