Écologie, féminisme, droits LGBT+, antiracisme, revendications sociales, antispécisme… Les fronts de luttes se multiplient, se recoupent et se nourrissent, intersectionnalité oblige. En 2023, ce n’est plus seulement le torchon qui brûle, c’est la planète. C’est la société tout entière qui se délite, creusant les inégalités et les bonnes raisons d’être en colère. Mais plus la situation semble empirer à l’échelle mondiale, plus le ton et les actions ont tendance à se décaler. Comme s’il fallait se presser de rire de tout pour ne pas en pleurer trop tôt, avec des initiatives ludiques, rigolotes, qui se multiplient depuis plusieurs années. S’il était bien présent dans les manifs depuis les slogans aux accents spontanéistes de Mai 68, (“À cause de l’indifférence générale, demain est annulé”, “Sois jeune et tais-toi”) et du MLF (“Une femme a autant besoin d’un homme qu’un poisson d’une bicyclette”), l’humour prend une place de plus en plus importante dans la diffusion des idées. Devant la gravité de la situation politique et sociale, la bonne humeur est devenue nécessaire, sans pour autant évacuer les actions plus lourdes de sens. L’humour mais aussi le décalage, et par conséquent une certaine forme de joie, font désormais partie intégrante des luttes, comme une expression spontanée et naturelle. C’est le cas notamment de Mathilde Caillard, militante au sein d’Alternatiba, mouvement pour le climat et la justice sociale, dont les danses endiablées aperçues dans les différentes manifestations organisées contre la réforme des retraites sont devenues virales, au point d’apporter une autre forme de militantisme basée sur la joie et la bonne humeur, sans pour autant être mois sérieux ni moins engagé. Et si, devant cette urgence multiple et grandissante, faire rire et rendre joyeux était justement l’arme ultime pour sensibiliser et donner une réponse à toutes les critiques et à l’immobilisme ambiant ? Entre la teuf, le chant et l’humour, le visage des luttes s’annonce plus euphorique que l’indifférence étatique et la répression policière ne pourraient le laisser penser. Tour d’horizon de fronts militants où la gaieté porte tout autant que l’indignation ou la colère.
Le militantisme à la fête
Il suffit de peu pour construire une action militante et drôle : le collectif Ibiza l’a bien montré avec son action festive et décalée sur les vacances (à Ibiza) de Jean-Michel Blanquer en janvier 2022. Avec un sosie du ministre de l’époque, des militant·e·s en maillot de bain, de la musique, l’attention médiatique s’est focalisée sur eux. Même recette avec leurs tee-shirts “Ça va bien se passer”, en référence aux comportements abusifs de l’actuel ministre de l’Intérieur. Le message, lui, passe bien. C’est ce mariage entre joie et militantisme, bien connu aux États-Unis, qui a été décortiqué dans plusieurs livres comme “Black Joy And Resistance”, ouvrage photographique d’Adrienne Waheed qui se concentre à travers des clichés de manifestations sur la joie des militant·e·s afro-américain·e·s, ou encore plus récemment “Joie militante” de Carla Bergman et Nick Montgomery, paru en France aux éditions du Commun. Pour Juliette Rousseau, leur traductrice et éditrice française, “si nos luttes ne nous libèrent pas, ne nous donnent pas le pouvoir individuel et collectif qui nous est retiré chaque jour dans ce système, comment peuvent-elles prétendre à le changer ?” Pour contribuer, sans idéalisme ni niaiserie, à changer le système, Carla Bergman et Nick Montgomery proposent ce concept de joie militante : une approche nuancée de la manière de vivre les luttes et de diffuser leurs messages. Pour les deux activistes, même au sein des mouvements contestataires, la course à la radicalité ou à l’intégrité militante peut mener la vie dure à la singularité et à l’affectif.
“Nous avons à prouver sans cesse notre radicalité aux autres”, soulignent-ils. Un drôle de sandwich entre la société contre laquelle on se bat et ce que Carla et Nick nomment “radicalisme rigide” au sein même de certains mouvements. S’il ne s’agit en aucune manière de remplacer un système par un autre, ou de contribuer à une vision policée des luttes, il est question avec l’idée de joie militante d’activer et d’affirmer d’autres façons d’être. “Au milieu et au-delà des barricades et des Molotovs se trouvent de nouvelles formes de soin et d’appartenance, des formes de soutien discrètes et humbles”, expliquent les deux auteur·rice·s. Avant d’ajouter : “Quand nous sommes sincèrement soutenu·e·s et aimé·e·s, nous devenons capables d’étendre cela à d’autres”. Loin de l’idée de transformer les luttes en jardin de Teletubbies, Carla et Nick partent ainsi de la conception spinoziste de la joie, soit “un accroissement de notre capacité à affecter et être affecté·e·s”. Rien à voir, donc, avec les personnages pour enfant façon imbéciles heureux mentionnés ci-dessus. Cela concerne plutôt une ouverture des horizons de réflexion, d’action et de partage. Une forme d’approfondissement de l’empathie, qui se déploie au contact de cette manière d’envisager le champ du militantisme – voire le “chant” si on devait tenter un calembour ; qui vaut ce qu’il vaut, on vous l’accorde.