Photo issue de l’ouvrage Black Joy And Resistance,
par la photographe Adrienne Waheed, (Waheedpix LLC editions, 2022).

Pour sensibiliser aux enjeux sociaux, sociétaux et climatiques de notre époque, rien de tel que de (faire) rire et de prôner la joie ; et ce même si les rassemblements et les manifestations, devenu·e·s de plus en plus réprimandé·e·s, nous pousseraient normalement à choisir la colère et le désarroi. Bienvenue dans l’ère de l’euphorie militante.

Écologie, féminisme, droits LGBT+, antiracisme, revendications sociales, antispécisme… Les fronts de luttes se multiplient, se recoupent et se nourrissent, intersectionnalité oblige. En 2023, ce n’est plus seulement le torchon qui brûle, c’est la planète. C’est la société tout entière qui se délite, creusant les inégalités et les bonnes raisons d’être en colère. Mais plus la situation semble empirer à l’échelle mondiale, plus le ton et les actions ont tendance à se décaler. Comme s’il fallait se presser de rire de tout pour ne pas en pleurer trop tôt, avec des initiatives ludiques, rigolotes, qui se multiplient depuis plusieurs années. S’il était bien présent dans les manifs depuis les slogans aux accents spontanéistes de Mai 68, (“À cause de l’indifférence générale, demain est annulé”, “Sois jeune et tais-toi”) et du MLF (“Une femme a autant besoin d’un homme qu’un poisson d’une bicyclette”), l’humour prend une place de plus en plus importante dans la diffusion des idées. Devant la gravité de la situation politique et sociale, la bonne humeur est devenue nécessaire, sans pour autant évacuer les actions plus lourdes de sens. L’humour mais aussi le décalage, et par conséquent une certaine forme de joie, font désormais partie intégrante des luttes, comme une expression spontanée et naturelle. C’est le cas notamment de Mathilde Caillard, militante au sein d’Alternatiba, mouvement pour le climat et la justice sociale, dont les danses endiablées aperçues dans les différentes manifestations organisées contre la réforme des retraites sont devenues virales, au point d’apporter une autre forme de militantisme basée sur la joie et la bonne humeur, sans pour autant être mois sérieux ni moins engagé. Et si, devant cette urgence multiple et grandissante, faire rire et rendre joyeux était justement l’arme ultime pour sensibiliser et donner une réponse à toutes les critiques et à l’immobilisme ambiant ? Entre la teuf, le chant et l’humour, le visage des luttes s’annonce plus euphorique que l’indifférence étatique et la répression policière ne pourraient le laisser penser. Tour d’horizon de fronts militants où la gaieté porte tout autant que l’indignation ou la colère.

Le militantisme à la fête

 

Il suffit de peu pour construire une action militante et drôle : le collectif Ibiza l’a bien montré avec son action festive et décalée sur les vacances (à Ibiza) de Jean-Michel Blanquer en janvier 2022. Avec un sosie du ministre de l’époque, des militant·e·s en maillot de bain, de la musique, l’attention médiatique s’est focalisée sur eux. Même recette avec leurs tee-shirts “Ça va bien se passer”, en référence aux comportements abusifs de l’actuel ministre de l’Intérieur. Le message, lui, passe bien. C’est ce mariage entre joie et militantisme, bien connu aux États-Unis, qui a été décortiqué dans plusieurs livres comme “Black Joy And Resistance”, ouvrage photographique d’Adrienne Waheed qui se concentre à travers des clichés de manifestations sur la joie des militant·e·s afro-américain·e·s, ou encore plus récemment “Joie militante” de Carla Bergman et Nick Montgomery, paru en France aux éditions du Commun. Pour Juliette Rousseau, leur traductrice et éditrice française, “si nos luttes ne nous libèrent pas, ne nous donnent pas le pouvoir individuel et collectif qui nous est retiré chaque jour dans ce système, comment peuvent-elles prétendre à le changer ?” Pour contribuer, sans idéalisme ni niaiserie, à changer le système, Carla Bergman et Nick Montgomery proposent ce concept de joie militante : une approche nuancée de la manière de vivre les luttes et de diffuser leurs messages. Pour les deux activistes, même au sein des mouvements contestataires, la course à la radicalité ou à l’intégrité militante peut mener la vie dure à la singularité et à l’affectif.

Couverture de l’ouvrage “Joie Militante, construire des luttes en prise avec leurs mondes”, de Carla bergman et Nick Montgomery, traduction Juliette Rousseau, aux éditions du commun, 2022.

“Nous avons à prouver sans cesse notre radicalité aux autres”, soulignent-ils. Un drôle de sandwich entre la société contre laquelle on se bat et ce que Carla et Nick nomment “radicalisme rigide” au sein même de certains mouvements. S’il ne s’agit en aucune manière de remplacer un système par un autre, ou de contribuer à une vision policée des luttes, il est question avec l’idée de joie militante d’activer et d’affirmer d’autres façons d’être. “Au milieu et au-delà des barricades et des Molotovs se trouvent de nouvelles formes de soin et d’appartenance, des formes de soutien discrètes et humbles”, expliquent les deux auteur·rice·s. Avant d’ajouter : “Quand nous sommes sincèrement soutenu·e·s et aimé·e·s, nous devenons capables d’étendre cela à d’autres”. Loin de l’idée de transformer les luttes en jardin de Teletubbies, Carla et Nick partent ainsi de la conception spinoziste de la joie, soit “un accroissement de notre capacité à affecter et être affecté·e·s”. Rien à voir, donc, avec les personnages pour enfant façon imbéciles heureux mentionnés ci-dessus. Cela concerne plutôt une ouverture des horizons de réflexion, d’action et de partage. Une forme d’approfondissement de l’empathie, qui se déploie au contact de cette manière d’envisager le champ du militantisme – voire le “chant” si on devait tenter un calembour ; qui vaut ce qu’il vaut, on vous l’accorde.

LE CHANT DES POSSIBLES

 

Journaliste à Mediapart et auteur de Génération Ocasio-Cortez (éditions La Découverte, 2020) – un ouvrage sur les différents mouvements militants sous la présidence de Donald Trump –, Mathieu Magnaudeix se souvient avoir été particulièrement interpellé par l’utilisation des chansons comme outil de mobilisation lors de son enquête. Dans son récit, il revient plus particulièrement sur l’anecdote de la militante LaTosha Brown qui, lors d’une mobilisation en faveur du vote des Noirs, s’est mise à entonner les droits civiques. Un moment que l’auteur nous avait relaté lors d’une interview accordée à Mixte dans le numéro Utopia sorti en octobre 2020. “Je me demande comment elle [LaTosha Brown] arrive à chanter, d’où lui viennent cette force et cette énergie. Je voulais comprendre cette joie, comment on peut construire, espérer et rêver construire des mouvements radicaux”, explique-t-il. Un chant comme un écho probable aux freedom songs dont Martin Luther King disait qu’elles avaient soudé les militant·e·s et leur avaient donné du courage. Un constat et un ressenti partagé dans le livre En lutte ! Carnet de chants (éditions du Détour), écrit par les historien·ne·s Étienne Augris, Julien Blottière, Jean-Christophe Diedrich et Véronique Servat, dans lequel il·elle·s présentent et analysent 24 chants de combats ; de “La Carmagnole” à “Balance ton quoi”, en passant par “Porcherie” ou “L’Internationale”. 24 chansons qui rythment des luttes diverses de France, d’Europe ou des États-Unis. Depuis le XVIIe siècle, “on s’unit dans le chant, on y puise une force depuis le fond de ses poumons”, explique Véronique Servat.

La lutte et les chants qui vont avec tissent du lien, s’abreuvent au collectif, ouvrent des moments de partage et de solidarité”. Véritable liant entre les militant·e·s d’une cause, le chant porte le combat, confère un sentiment d’unité à celles et ceux qui le scandent. Paroles imagées, farouchement politiques, délicieusement moqueuses, reprises en chœur, elles donnent de l’énergie, de l’allant et interpellent. “Le chant accompagne les luttes de multiples façons. C’est un peu le chant des possibles, finalement, et la joie y trouve sa place parmi d’autres options.” En effet, lorsque la répression guette, quand l’issue d’une lutte et de ses manifestations est incertaine, le chant galvanise, coordonne, unit, même si l’on sait bien que tout est loin d’être toujours tout rose au pays des contestations. “C’est aussi une façon de déjouer les difficultés de l’ordinaire des luttes, de conjurer les déceptions, les défaites et les peurs”, précise Véronique Servat. De son côté, Mathieu Magnaudeix insiste : “Tous ces gens rencontrés dans mon livre sont persuadés que la non-violence marche mieux que la violence. Ils veulent insuffler de la joie, de la mobilisation, de l’inspiration, du dynamisme.” Et pourquoi pas avec la carte de l’humour ?

LE RIRE, ARME DE MOBILISATION MASSIVE ?

 

Parodies de clip de rap, stand-up et actions écologiques : c’est ce que propose l’association marseillaise J’agis pour ma mer, qui s’est fait connaître pour ses actions et ses idées décalées et pacifiques en faveur de la planète. Un positionnement qui touche aussi les combats pour la cause animale. Si certain·e·s optent encore pour des actions spectaculaires et provocantes (comme interrompre une corrida en étant couvert·e·s de faux sang), d’autres militent en BD comme Rosa B. Bien connue des amoureux·ses des animaux et du tofu, sous le nom de son blog et de son ouvrage Insolente Veggie (éditions La Plage), la défenseuse de la cause animale tire à boulets rouges sur les arguments des consommateur·rice·s de viande. Avec son accent chantant “Made in Tarn” (qu’elle affectionne particulièrement), Rosa B avoue : “J’ai fait le choix de l’humour par accident. Je suis sérieuse dans ce que je dis et dénonce. Je voulais lire des BD sur la cause animale et je n’en trouvais pas. Alors j’en ai créé une en m’inspirant des noms qui me parlaient, Binet et Reizer en tête.” Si elle pointe sérieusement les paradoxes des carnistes et du système capitaliste bien organisé autour de quelques-uns de ses plus chers lobbys (la viande et le lait), notamment, Rosa B est drôle par ses pirouettes et l’humanité de son personnage, en colère mais porté par une volonté indéboulonnable de cesser de nuire aux animaux et à la planète. “[Faire] rire, ça fait tomber les défenses. C’est un peu comme lâcher prise”, concède-t-elle.

Extrait du blog « Insolente Veggie” par Rosa B.

Elle a sûrement raison. Après tout, pourquoi l’humour ne serait-il pas une méthode de sensibilisation efficace ? Les temps ne sont pas drôles. L’heure est grave. Alors autant sensibiliser par des moyens multiples, et parfois plus subversifs. Rosa B reconnaît avoir eu “des retours de gens qui ont rejoint la cause animale et adhéré à des associations après avoir lu (ses) BD”. Et confirme que “[sa] démarche personnelle de dénonciation a sensibilisé d’autres personnes”. En la matière, des pancartes comme “Il faut sauver notre planète, c’est la seule où il y a de la bière” ou “Les calottes sont cuites” vues lors de marches pour le climat, parlent d’elles-mêmes. Avec dérision, humour, légèreté, mais seulement dans la forme. Quand il est à ce point urgent de ne plus attendre, tous les moyens sont bons, surtout pacifiques, pour attirer l’attention sur une cause, politique, climatique, sociale. “Quand c’est rigolo, les gens sont moins sur la défensive. J’en suis convaincue : l’humour est bien la preuve qu’on peut sensibiliser et faire adhérer à de nombreux combats”, conclut Rosa B, le (sou)rire aux lèvres.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2023 EUPHORIA (sorti le 27 février 2023).