PULL, JUPE ET MULES FENDI, COLLANT PERSONNEL.

Dans une pop hybride et narrative, Adèle Castillon construit son œuvre comme on écrit un journal intime : sans fard et à cœur ouvert. À la fois chanteuse, vidéaste et actrice, cette artiste multiple a le don de transformer l’énergie du chaos en récit cathartique.

Chez Adèle Castillon, raconter est loin d’être un geste figé : c’est une nécessité vitale. Depuis ses débuts en 2018 avec le groupe Videoclub, elle transcrit les vertiges de l’intime avec une précision brute souvent mélancolique. En 2023, son premier album solo Plaisir Risque Dépendance dressait le récit d’une rupture – un disque en forme de catharsis écrit au bord du gouffre. Avec Crèvecœur, son tout dernier opus paru au début de l’année, Adèle revient apaisée, mais toujours attachée au pouvoir du “je” comme outil d’exploration de son chaos intérieur. Entre pop synthétique et textures électroniques, elle y affine sa narration à la première personne, tout en convoquant d’autres voix (Gazo, Louane, Declan McKenna…) pour enrichir son récit. Dans cet entretien, la Française revient sur sa façon d’écrire en puisant dans son vécu, sur la question du drame comme source d’inspiration et sur la liberté qu’elle cherche à se donner, chanson après chanson.

Mixte. Crèvecœur, c’est un mot qui sonne comme le titre d’un roman tragique. Pourquoi ce nom ?
Adèle Castillon. 
 Il s’agit en effet d’un mot lourd de sens qui colle bien au caractère dramatique de ma musique (rires). Mais c’est aussi et surtout le nom de jeune fille de ma mère. J’ai toujours su que j’allais en faire quelque chose, pour rendre hommage à ce côté de ma famille (moi qui porte le nom de mon père), pour montrer autre chose de ma personne aussi. Cet album dévoilant de nouvelles facettes de moi à mon public, j’ai senti que c’était le bon moment pour l’utiliser.

M.  Tu y dévoiles en effet un panel d’émotions plus large. Qu’est-ce qui t’a poussée à cette plus grande ouverture vers l’intime ?
A. C.
 Plaisir Risque Dépendance (PRD) a cristallisé un moment de ma vie où j’étais un peu perdue : j’étais en rupture amoureuse, mais aussi en rupture avec moi-même, comme coupée de mes émotions. Crèvecœur, à l’inverse, est né à un autre moment important de ma vie. J’étais donc en train de me reconstruire, de me réconcilier avec moi-même, ce qui m’a amenée à aborder la musique différemment : toujours dans une démarche introspective, mais avec d’autres émotions, d’autres sujets. Ce disque dit mieux qui je suis et qui j’aime être.

M.  Tes chansons ont toujours eu des airs de journal intime, continuellement narrées à la première personne du singulier. Ce “je” qui résonne dans tes textes, est-ce toujours toi ?
A. C. 
C’est un “je” mouvant, parfois fantasmé, comme sur “Alabama”, extrait de PRD, qui parle du fantasme de tomber amoureux·euse et d’aller dans un autre monde. Dans Crèvecœur, j’ai le sentiment d’avoir davantage collé au réel. Quoi qu’il en soit, ce “je” me permets toujours de partir d’émotions réelles, vécues, pour ensuite aller me balader et chercher autre chose. En ce moment, j’aimerais bien essayer de m’aventurer davantage du côté de la fiction. J’admire les artistes qui parviennent à sortir d’eux·elles-mêmes pour transmettre des émotions qu’il·elle·s n’ont pas vécues – même si je pense qu’il y a toujours une part de soi lorsqu’on incarne un autre personnage…

ROBE ET BOTTES FENDI, COLLANT PERSONNEL.

M. Le thème de notre numéro est “Storytellers”. Te considères-tu comme une conteuse d’histoires ?
A. C.
 Avant d’écrire une chanson, je ne me dis jamais consciemment que je vais raconter une histoire ; j’écris, et puis c’est tout. Mais si on regarde précisément ce que je fais – le fait d’installer un univers, des personnages, un décor –, c’est totalement ça. J’aime bien l’idée que la musique nous permette de nous échapper.

M.  Dans Crèvecœur, tu as pour la première fois donné la parole à d’autres conteur·euse·s d’histoires, dont Gazo, Winnterzuko ou Louane. Qu’est-ce qui t’a donné envie d’ouvrir ton récit à d’autres personnages ?
A. C. 
 Sur PRD, je chantais seule, je racontais une histoire tellement personnelle que je n’avais pas la place pour accueillir d’autres voix. Pour ce second projet, j’avais envie d’explorer, de m’amuser. J’écoute plein de genres différents, alors j’ai rêvé d’un disque traversé par plusieurs courants musicaux, avec des artistes que j’admire et que j’écoute. C’était hyperexcitant… mais aussi un peu stressant ; car j’avais envie d’être à la hauteur de mes invité·e·s. Ces collaborations m’ont aidée à gagner en confiance et m’ont même parfois permis de dépasser ce que je pensais pouvoir faire. La session avec Louane m’a beaucoup marquée. J’étais terrorisée. C’est quand même la big boss de la pop ! Finalement, ça a été super fluide. Elle m’a dit plus tard qu’elle avait été impressionnée par ma façon de travailler, elle m’a même ouvert les yeux sur des choses que je ne voyais pas, comme ma capacité à trouver des mélodies.

M. En plus d’avoir son lot d’invité·e·s, Crèvecœur est pensé en deux volets, à distance de l’album classique. Lancer un format loin des conventions de l’industrie, était-ce pour toi une façon d’affirmer une certaine liberté dans ton art ?
A. C.
 Complètement. J’ai été un peu traumatisée par la sortie de mon premier album. Quand tu es un·e artiste en développement, il y a des codes à suivre : le bon single, le bon clip, la bonne promo… Et quand tu respectes tout ça sans avoir le succès espéré, c’est très frustrant. Tu rentres alors dans un engrenage où tu ne fais plus vraiment les choses avec le cœur, mais plutôt “pour que ça marche”…

M.  Ça peut avoir des côtés néfastes, non ?
A. C. 
Absolument. C’est quelque chose qui, à mon sens, peut nous éloigner de la raison pour laquelle on fait de la musique au départ. Avec Crèvecœur, j’avais envie de plus de légèreté ; pas seulement dans la musique, mais aussi dans la promo, les visuels, la pochette – inspirée du fameux mème “Disaster Girl” ! Cette cover, elle fait un clin d’œil à mes débuts sur Internet et YouTube, mais aussi à mon chaos intérieur. Sur l’image, on n’arrive pas à savoir si c’est moi qui ai mis le feu derrière. Ce feu est symbolique : il représente ma musique, ce qui brûle en moi. Et il soulève ainsi une vraie question : est-ce que je crée des drames pour avoir quelque chose à raconter ?

VESTE FENDI, COLLANT PERSONNEL.

M. Dans le titre “Ce soir”, tu dis justement “J’ai le goût du drame, l’espoir fait vivre, c’est toujours des larmes dont je m’inspire”. Comme si la souffrance était ton principal moteur…
A. C.
 Comme pour beaucoup d’artistes, c’est toujours plus simple pour moi de me mettre au piano et d’écrire quand je vais mal. J’ai l’impression que le fait de pleurer en chanson est moins cringe que de chanter “Tout va bien, je suis heureuse”. En ce moment, je suis dans une phase où je me considère comme stable et heureuse, et c’est beaucoup plus dur pour moi d’écrire, il faut vraiment que je creuse… Mais justement, j’ai envie d’aller dans cette direction à l’avenir. Je suis sûre que ça va me permettre de trouver autre chose en moi, de sortir de moi.

M. Y a-t-il des histoires qui t’accompagnent et dans lesquelles tu te replonges régulièrement ?
A. C.
 Petite, j’étais une très grande lectrice, surtout au lycée en L, où je dévorais des livres. Les Fleurs du mal a été un livre fondateur pour moi, Marguerite Duras et Emmanuel Carrère, des auteur·rice·s très important·e·s. Récemment, j’ai relu Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke, un recueil que j’aime avoir près de moi. C’est une correspondance entre un jeune homme qui veut devenir poète et un auteur plus expérimenté qui lui répond. Ce sont des lettres pleines de sagesse sur la création, l’authenticité, le besoin d’écrire… Il y a un passage qui m’a marquée, où le grand poète explique que si l’écriture ne vient pas du cœur, ce n’est pas la peine de continuer. Je l’ai relu en préparant mon prochain projet, un peu comme un rappel : pourquoi je fais ça et comment rester sincère.

M. D’ailleurs, si ton œuvre était un ouvrage littéraire, ce serait quoi ?
A. C. 
Sans doute une tragédie ! Parce que même si, avec du recul, ce que je traverse n’est pas si grave, je le vis toujours sur le moment comme quelque chose de dramatique (rires).

M. Si tu pouvais donner une voix à une histoire trop souvent oubliée ou passée sous silence, laquelle ce serait ?
A. C.
 Mon histoire, comme celle des autres chanteur·euse·s, on l’entend tous les jours. Donc ce serait toutes celles appartenant aux voix qu’on écoute moins. Celles des Gazaoui·e·s qui sont sous les bombes, celles des femmes qui meurent chaque jour, victimes de féminicides… J’aimerais tellement donner une voix aux histoires de toutes ces personnes-là.

VESTE, JUPE ET BOTTES FENDI.

M. Il y a une autre forme d’art qui t’inspire : le cinéma. Dans Crèvecœur, plusieurs morceaux y font référence. Dans “Subutex”, tu dis : “Toute seule dans mon lit, j’écris un tas de films. J’imagine ma mort, merci pour la Caméra d’or.” Dans “Rien qu’ça”, tu chantes : “J’aime le cinéma, les poèmes, les beaux visages.” Est-ce un art qui t’a donné le goût du récit et de la mise en scène ?
A. C.
 Le cinéma, c’est clairement ce qui a le plus nourri mes fantasmes. Si ma musique m’aide à me rapprocher de qui je suis vraiment, le cinéma, lui, me permet de sortir de moi, de rêver à être quelqu’un d’autre. Je suis très attachée à cet art. Je me sens d’ailleurs un peu comme une réalisatrice en studio : j’adore créer une ambiance, choisir des sons qui évoquent un univers… Et puis, quand un morceau me plaît, j’ai tout de suite un visuel en tête – un lieu, une lumière, une scène. Je ne pense cependant pas qu’il y ait ce goût de la mise en scène dans ma façon d’écrire : mes deux albums se sont faits assez instinctivement. Mais pour le prochain, j’ai envie de réfléchir davantage à la narration, au scénario… qu’il y ait une vraie histoire.

M. Peux-tu nous en dire davantage sur ce futur projet ?
A. C. 
Je préfère rester mystérieuse, je peux vous dire juste une chose : ce ne sera pas une suite de Crèvecœur. Ce sera totalement nouveau, avec l’envie de prendre mon temps, de réfléchir en profondeur à l’univers visuel aussi… Jusqu’ici, je n’ai jamais ressenti d’alignement parfait entre la musique et l’image, et c’est ce que je vise maintenant. D’autant que je comprends de plus en plus l’importance des vêtements – ce qu’ils racontent de toi sur scène, comment ils influencent ta posture, ton énergie… Je suis toujours en train d’apprendre, mais je suis bien entourée, et ça me booste. J’ai envie que ce troisième projet marque une vraie évolution. Je suis à fond en studio, et c’est très excitant.

M.  Qu’est-ce que tu aimerais que l’histoire retienne de toi ?
A. C. 
À vrai dire, je n’y pense pas vraiment beaucoup, car je crois que cette question peut nourrir une forme de narcissisme et que, d’autre part, le jour où l’on devra passer devant Dieu, il y a peu de chances qu’il nous dise : “Ah ouais, toi, t’avais fait plus de buzz que tel·le autre artiste avec telle chanson” (rires) ! Cela dit, maintenant qu’on en parle, je me rends compte que c’est une interrogation qui touche à quelque chose d’assez profond, chez moi mais aussi chez tou·te·s les artistes : pourquoi on fait de la musique. On a forcément envie de laisser une trace, qu’on retienne quelque chose de nous… Mais je ne saurais pas décrire exactement ce que j’aimerais que l’histoire retienne de moi. Ce que je sais, en revanche, c’est que je suis fière de laisser quelque chose à la culture française.

CHEMISE, SAC “SPY” ET MANCHETTE FENDI.

TALENT : ADÈLE CASTILLON. COIFFURE : BEN MIGNOT @ CALL MY AGENT. MAQUILLAGE : ELLEN WALGE. ASSISTANT PHOTOGRAPHE : ENEA ARIENTI.

Cet article est originellement paru dans notre numéro STORYTELLERS, Fall-Winter 2025 (sorti le 23 septembre 2025).