Alors que Véronique Nichanian vient d’annoncer son départ d’Hermès après 37 ans à la tête de l’univers masculin de la maison française, Mixte publie son interview croisée avec le danseur et chorégraphe Mehdi Kerkouche parue dans notre dernier numéro Fall-Winter 2025 Storytellers. Un entretien exclusif entre ces deux ami·e·s et acolytes qui discutent ici de leur passion respective et de leurs valeurs communes.

En 2025, le monde de la mode – et celui du grand luxe – semble de plus en plus déshumanisé. On prend les designers et on s’en sépare après quelques saisons, sans même leur donner le temps nécessaire de faire leurs preuves, soulignant la nervosité d’un secteur en pleine instabilité. Il y a trop de shows, trop de marques et trop de fashion weeks, créant un ennui palpable et une frustration croissante dans une industrie en pleine précipitation et en quête de sens. Et tout le monde fait semblant de croire que le buzz garantit la réussite, même s’il n’est souvent qu’une stratégie à court terme. Pourtant, dans cette frénésie ambiante, il y a une créatrice qui, depuis des décennies, a pris véritablement le temps d’écrire son propre récit. Depuis 1988, Véronique Nichanian a dessiné les collections homme chez Hermès. Après 37 ans à la tête de la direction artistique de l’univers masculin d’Hermès — une longévité incroyable qui semble presque anormale de nos jours — Véronique Nichanian vient d’annoncer son départ avant de présente sa toute dernière collection pour la maison française en janvier 2026. Critique, passionnée et curieuse de tout, il suffit de lui parler quelques minutes pour comprendre que, malgré son exigence, elle est aussi profondément humaine. Hermès est une maison pour qui la lenteur est presque une marque de fabrique, mais cette lenteur n’est pas sourde au monde.

Bien au contraire, Véronique Nichanian est engagée, impliquée et concernée par ce qui l’entoure, très loin de l’image du·de la DA enfermé·e dans sa tour d’ivoire qui s’isole d’une réalité trop pénible à gérer. Cet engagement envers le réel, on le retrouve aussi dans le travail inspirant du danseur Mehdi Kerkouche, à la fois chorégraphe et metteur en scène. Connu notamment pour sa production Et si, spécialement créée pour le ballet de l’Opéra de Paris en 2020, Mehdi a été découvert par le grand public durant la pandémie de Covid-19 via Instagram, grâce à la création de son festival solidaire “On danse chez vous” – récemment acclamé au Théâtre national de la danse de Chaillot. Un projet qui lui a d’ailleurs valu d’être nommé chevalier de l’ordre du Mérite par le ministère de la Culture. De quoi lui permettre de taper dans l’œil de la maison Hermès et de Véronique Nichanian qui en ont fait un ami et collaborateur dans le cadre d’un défilé au Japon. Si tous deux évoluent dans des sphères complètement différentes, il·elle·s partagent néanmoins de nombreuses valeurs. La discipline du danseur est aussi celle de la créatrice, pour qui chaque collection est un nouveau chapitre et une remise en question. Kerkouche fait du corps un allié et un protagoniste. Nichanian l’habille avec élégance et raffinement, apportant confiance et confort aux hommes depuis plusieurs décennies. Pour la première fois dans un magazine, Véronique Nichanian et Mehdi Kerkouche se prêtent au jeu de l’interview croisée. Empreinte de respect, de sincérité et d’admiration mutuelle, leur discussion va bien au-delà d’une simple conversation. Elle témoigne d’une vraie complicité entre les deux, mais aussi d’une vision du monde où l’humanisme prend le pas sur la rentabilité.

Mixte. Vous vous connaissez depuis maintenant plusieurs années. Comment vous êtes-vous rencontré·e·s ?
Véronique Nichanian.
C’était lors de la Fête du thème L’Odyssée chez Hermès en 2021 (chaque année, Pierre-Alexis Dumas, directeur artistique d’Hermès, définit un thème qui donne la direction créative à tous les métiers de la maison et qui donne lieu à une célébration, ndlr). Mehdi avait fait une chorégraphie incroyable, et je lui ai demandé après s’il voulait bien collaborer avec nous sur un événement à Tokyo.
Mehdi  Kerkouche. C’était une sublime rencontre.

M.  Mehdi, qu’est-ce qui vous a séduit chez Véronique ?
M. K. 
 Lorsque j’ai été contacté par la maison pour travailler avec les équipes, je l’ai vraiment vécu comme un cadeau. Hermès représente une image tellement élégante et tellement simple de ce qu’est le luxe. Avant d’arriver à l’Opéra de Paris, j’étais juste dans la débrouille et je me battais pour mettre des choses en place. C’est grâce à l’Opéra que j’ai pris conscience que mon métier était un art à part entière. Quand je suis arrivé ici, il y avait un tel respect pour la chorégraphie que je me suis senti accueilli exactement comme à l’Opéra. C’était un bonheur infini. Véronique est drôle, et elle a toujours un mot d’encouragement.

M. Avez-vous des valeurs communes ?
V. N.
  Je dirais le sens du groupe, le travail en équipe et l’énergie positive qui en découle. Pouvoir créer quelque chose ensemble, c’est vraiment euphorisant. Ça me nourrit beaucoup et ça rend la vie magnifique.
M. K.  En ce qui me concerne, ce serait le souci du détail. C’est quelque chose que j’apprécie énormément dans le travail de Véronique, et j’espère avoir la même subtilité moi-même.

M.  Qu’est-ce que le mot perfection évoque pour vous ?
V.  N. 
 C’est l’exigence avant tout. De soi d’abord, mais aussi de transmettre aux autres. Je pense que la plupart de mes collaborateur·rice·s ne l’ont pas forcément en tête au départ – et doivent me trouver très, voire trop, exigeante –, mais après un certain temps, il·elle·s constatent qu’un seul centimètre peut tout changer sur une veste et que chaque détail a du sens. J’aime travailler sur le vêtement, la matière et la construction. L’exigence définit aussi un résultat, car un beau vêtement va vous accompagner très longtemps.
M. K.  Il y a aussi cette forme d’exigence chez les danseur·euse·s. Ce sont des personnes qui travaillent énormément. Il faut aboutir à un résultat, et rien n’est jamais acquis. C’est un travail technique où l’on se bat avec et contre le corps.
V. N.  C’est vrai. On ne voit que le résultat, et ça a l’air facile, mais il y a des heures, des semaines, des mois de travail derrière.

Hermès FW25
Hermès FW25

M.  C’est d’ailleurs ce que vous faites chez Hermès. Même les pièces les plus complexes techniquement semblent faciles à porter.
V. N. 
 Oui, j’aime bien travailler le cuir, la peau. Et cette maison le permet, car on est dans l’excellence.

M.  Entre Nadège Vanhée (directrice artistique des collections femme chez Hermès), Christine Nagel (directrice de la création et du patrimoine olfactif d’Hermès Parfums) et vous-même, les femmes sont mises à l’honneur au sein de la maison…
V. N.  Il y a toujours eu beaucoup de femmes chez Hermès. C’est le talent qui prime avant tout.

M.  Et quand vous avez commencé, n’était-ce pas étrange pour une femme de faire des collections homme ?
V. N.  Poseriez-vous la même question à un homme qui dessinerait des collections femme ? Je trouve que c’est sexiste. Ce n’est pas une question de genre.

M.  Ne pensez-vous pas avoir une approche et une sensibilité différentes ?
V. N.  C’est une sensibilité personnelle, qu’elle soit féminine ou masculine. Peut-être ai-je eu un regard différent sur les couleurs ou certaines matières qui, à l’époque, ne faisaient pas partie du vestiaire masculin. En effet, lorsque j’ai commencé, en 1988, faire un manteau en cachemire rouge était assez surprenant. J’ai probablement amené une douceur qui n’existait pas.

M.  Quelle relation aviez-vous avec Claude Brouet (journaliste de mode et directrice des collections femme chez Hermès de 1988 à 1996, ndrl) ?
V. N.  Elle était excellente ! Claude est arrivée juste après moi, et Jean-Louis Dumas (PDG du groupe Hermès de 1978 à 2006, ndlr) l’a engagée comme directrice artistique. Elle était une journaliste très respectée à l’époque, et même si elle ne dessinait pas, elle avait mis en place un pôle de créateur·rice·s au sein d’Hermès qu’elle coordonnait. J’étais toute seule à l’homme et peu connue du grand public. Jean-Louis Dumas était un homme exceptionnel, il m’a toujours soutenue et a cru en moi.

M.  Hermès incarne la stabilité dans un contexte de plus en plus nerveux. Comment expliquez-vous ce succès et cette image rassurante ?
M. K.  Pour moi, Hermès et ses collections sont hors norme, et même hors mode. Le mot tendance ne fait pas partie du vocabulaire de la maison. On est dans la continuité et dans cette recherche constante de l’excellence. On n’a pas à se soucier de ce que font les autres, ce qui m’inspire vraiment en tant qu’artiste.
V. N.  Il faut suivre sa voie. J’ai une idée très précise : je suis mon instinct et ce que j’ai envie de faire depuis le début. Bien sûr, je regarde ce que font les autres, car je suis curieuse. Je me considère comme une écrivaine qui, de chapitre en chapitre et de saison en saison, écrit le même livre tout en continuant de l’enrichir. Les valeurs clés d’Hermès, qui sont l’artisanat, le savoir-faire et le travail de la main, parlent à un nouveau public aujourd’hui. On ne va pas mettre un gros logo pour faire de l’argent. Nous cherchons le bel ouvrage fait avec passion et sérénité. On vous donne les moyens de créer, et il y a une liberté totale ici – ce qui explique sans doute pourquoi je suis chez Hermès depuis si longtemps.

M.  Justement, vous êtes presque une anomalie aujourd’hui.
V. N.  Une exception, c’est plus joli (rires). Il existe une expression en équitation qui est devenue ma devise : “En avant, calme, et droit.”

M.  Est-ce important de raconter des histoires dans votre profession ?
M. K.  Pour moi, les corps racontent tout autant d’histoires que les voix. Il n’y a pas de texte dans la danse, mais c’est le corps qui nous parle J’ai envie d’explorer toute une gamme d’émotions dans mes spectacles, je veux que le public puisse vivre une expérience unique, qui ne soit pas exclusivement visuelle.
V. N.  D’ailleurs, ton dernier spectacle à Chaillot était vraiment immersif.

M.  Véronique, quel est le point de départ de vos collections ? Est-ce une image, une matière, une référence particulière ?
V. N.  Il n’y a pas de recette. Ça peut être un déclic lié à une exposition, un film etc., un tissu ou une idée précise que j’ai déjà en tête. Après, c’est vrai que j’ai souvent le même processus, je commence par une gamme de couleurs, car elle raconte vraiment quelque chose. Puis, c’est l’émotion sensuelle du toucher qui m’emmène sur la forme. Le dessin vient par la suite.
M. K.  J’interprète aussi beaucoup les émotions en termes de couleurs, et c’est un langage que Véronique comprend.

Hermès SS26
Hermès SS26

M.  Avez-vous besoin de voyager pour créer des vêtements ?
V. N.  Même si mon imaginaire me permet aussi de décoller sans bouger, j’adore voyager. J’aime l’idée du voyage car c’est la découverte de l’autre et de sa différence. Je suis très empathique et curieuse des gens. Après la pandémie de Covid-19, j’ai cru qu’on irait vers plus de compréhension et de douceur, malheureusement on voit aussi la haine se propager sur les réseaux sociaux, créant de la tension.
M. K.  On était déjà en crise durant la pandémie mais, aujourd’hui, c’en est une nouvelle qui se met en place.
V. N.  Je trouve que Paris est aussi une ville beaucoup plus agressive qu’avant. Avec les réseaux, tout semble permis et souvent sous couvert d’anonymat. Mais les réseaux sociaux comme Instagram sont aussi une source de découverte.

M.  Mehdi, vous vous êtes fait connaître grâce à Instagram. Quel regard portez-vous sur cet outil ambivalent ?
M. K.   Il faut tout autant l’embrasser que s’en méfier. J’ai eu la chance de vivre le bon côté des réseaux et de m’en servir comme un outil créatif exceptionnel. Effectivement, il y a des réactions beaucoup plus sanguines et nerveuses qu’auparavant. Forcément, ça a libéré la parole, et l’algorithme n’aide pas non plus. Il faut juste comprendre comment la machine fonctionne. Je m’exprime volontiers sur les réseaux, car il y a beaucoup de choses qui me touchent au quotidien. C’est un formidable outil pour sensibiliser son public et créer une communauté.

M.  Est-ce qu’il y a autant d’élitisme dans la danse que dans la mode ?
V.  N.  La mode est-elle encore élitiste ? Je ne sais pas…

M.  Pourtant, quand on voit les personnes qui réussissent dans la mode aujourd’hui, elles sont souvent privilégiées, avec du relationnel, des moyens financiers et des accès qui leur permettent de lancer leur marque plus facilement. On est loin du mythe du·de la créateur·rice modeste parti·e de rien pour fonder un empire.
V.  N.  Je vous arrête. Qu’il soit plus difficile de lancer sa marque en tant que jeune créateur·rice aujourd’hui est indéniable, par contre, je m’entoure d’assistant·e·s et de stagiaires issu·e·s de tous les milieux,de toutes les écoles, en France et à l’international. Il·elle·s travaillent beaucoup pour réussir. Je ne vais pas parler pour Mehdi évidemment, mais le relationnel seul n’est que du court terme et n’est réservé qu’aux happy few. Ce que l’on cherche avant tout c’est le talent, quel que soit le milieu.
M.  K.  On ne peut pas tricher avec la danse. Par contre, c’est vrai qu’il est difficile d’accéder à différentes positions dans mon domaine, ce qui explique pourquoi certaines personnes s’accrochent tellement à leurs postes. J’ai eu une ascension non traditionnelle qui provoque des discussions dans ce milieu. Après, libre à chacun de forger son propre chemin.
V. N.  Il s’agit de croire en soi, d’être persévérant·e et résilient·e. On vit dans un monde d’images, dans une époque qui peut laisser penser que tout est facile. Ça n’a jamais été le cas dans ma profession et ça ne le sera jamais. Pensez-vous que c’était simple pour une jeune femme de faire de la mode masculine au tournant des années 1980 ?

Hermès FW25
Hermès FW25

M.  Pourtant, ces années symbolisent l’explosion d’une mode hypercréative, pour l’homme également…
V. N.  Non, je vous arrête un peu (rires). En Italie, il y a eu effectivement Armani, Cerruti, et tout ce nouveau souffle de la mode masculine à Milan. Ce n’était pas le cas à Paris.

M. Mais Montana, Mugler, Gaultier ?
V.  N.  Mais ils se concentraient avant tout sur la mode féminine ! Je me souviens m’être faufilée à des défilés de Claude Montana à l’époque. Ça a été des chocs esthétiques incroyables pour moi. J’adorais Moschino et Gaultier aussi.

M.  Qu’est-ce que vous regardez en premier chez un homme ?
V. N.  Tout, c’est le charme global d’une personne. Il faut une harmonie entre la personne et son vêtement. Je préfère une faute de goût à la panoplie d’une fashion victim.
M. K.  Le goût est subjectif, et je dirais même qu’il n’y a ni bon ni mauvais goût aujourd’hui.

M.  Comment définissez-vous l’allure Hermès ?
V. N.  Un chic décontracté, une sophistication qui n’en a pas l’air.
M. K.  Je suis d’accord avec toi. C’est exactement ça pour moi aussi.
V. N.  Ce n’est pas accidentel, mais il faut que ça en ait l’air.

M.  Avez-vous des interdits en termes de vêtements ou d’accessoires ?
V. N.  Des interdits ? Non.
M. K. Je n’ai jamais mis de Crocs et n’en mettrai jamais.
V. N.  Ah oui, on est d’accord. Je fais des vêtements pour donner confiance aux hommes et les rendre séduisants.
M. K.  Moi, je me sens bien dans un vêtement si je peux danser avec.
V. N.  J’adorerais voir des client·e·s essayer nos pièces et danser dans les boutiques. Ce serait génial !

Hermès SS26
Hermès SS26

M.  Au fait, quel est votre tout premier souvenir de danse ?
V. N.
  Voir mes parents danser le tango, ce qu’il·elle·s faisaient très bien d’ailleurs. J’adore l’expression du corps, et je suis davantage fan de danse contemporaine que de danse classique. Je me rappelle très bien avoir assisté à un ballet de Martha Graham au Palais des papes, en Avignon, en 1987, et c’était magnifique. Franchement exceptionnel. Voir Pina Bausch danser au sein de l’Opéra de Paris m’a beaucoup marquée durant l’adolescence. J’avais l’impression qu’elle portait toute la souffrance du monde sur ses épaules.
M.  K.  Ah oui, ça définit très bien Pina !
V. N.  J’ai pratiqué la danse contemporaine quand j’étais petite. On appelait ça de la danse moderne.
M. K.  Mes parents ne dansaient pas du tout, malgré la musique qu’il y avait toujours à la maison. Le fait que je sois devenu artiste est d’ailleurs très étrange. Mon tout premier souvenir de danse, c’était Prince à la télé, le vecteur de culture chez nous. Mes parents travaillaient, rentraient le soir, et on se réunissait devant la télé. Prince était tellement charismatique, et son énergie était juste incroyable. Il me passionnait vraiment quand j’étais enfant.
V.  N.  Pareil pour moi. Je l’ai vu à Bercy, il était exceptionnel. J’ai fini le concert debout sur mon siège (rires).
M.  K.   J’ai eu ça aussi avec Tina Turner quand elle est passée à Bercy. Elle était juste magnétique.
V. N.  On en parlait tout à l’heure. Quelle artiste incroyable ! Je l’ai vue au Palace, une toute petite salle.

M.  Diriez-vous que, tout comme la mode, la danse peut être une forme de résistance ?
M. K.
  Complètement. D’ailleurs, le fait d’être en mouvement est une forme de résistance. Il y a certains pays où la danse n’est pas tolérée. Moi, j’ai grandi dans une cité où vouloir être danseur et efféminé était un acte en soi. J’espère que ça a changé depuis, quels que soient les corps qui racontent. La danse est un statement à part entière.
V. N.  Je fais partie d’une mouvance très ouverte qui vise à libérer les gens, que ce soit physiquement ou à travers le vêtement. Chacun doit être libre de s’habiller comme il le souhaite, et je ne suis pas là pour juger. Mettez une jupe en dentelle si ça vous fait plaisir ! La mode est faite pour s’exprimer, et surtout pour ne ressembler à personne.

Cet article est originellement paru dans notre numéro STORYTELLERS, Fall-Winter 2025 (sorti le 23 septembre 2025).