Zeno : Veste et Pantalon de survêtement en polyamide,
Tee-shirt en coton, Chaussettes en coton mélangé,
Baskets « L003 Active » en textile Lacoste.
Marie : Maillot de bain en polyester et élasthanne,
Pantalon en polyester Lacoste.

Pour notre numéro Euphoria Spring-Summer 2023, le photographe berlinois Volker Conradus a choisi de s’intéresser à l’euphorie amoureuse, ce sentiment intime et saisissant immortalisé ici au travers de jeunes couples en train de s’embrasser et de s’enlacer devant l’objectif. Histoire d’accompagner cette série mode, la journaliste et autrice Marie Kock a imaginé, à travers une nouvelle, le récit d’une jeune femme qui, désireuse de croire au mythe du prince charmant, se met a embrasser éperdument des crapauds…

Jason : Veste en polyester Lacoste. Elvis : Cardigan en coton et polyamide, Pantalon de survêtement en polyester et coton Lacoste.
Jason : Veste en polyester, Short en coton, Chaussettes en coton mélangé, Baskets « L003 Active Runway » en textile Lacoste. Elvis : Cardigan en coton et polyamide, Pantalon de survêtement en polyester et coton, Baskets « L003 Neo » en textile Lacoste.

Bien sûr qu’elle avait honte. Elle avait déjà fait des paris absurdes dans sa vie, mais là, elle atteignait un sommet qui la faisait douter de sa propre santé mentale tout en révélant sans aucune ambiguïté l’étendue de son désespoir. Avant de s’exécuter, elle avait longuement scruté les buissons et les vasières autour d’elle. Sa première crainte était qu’un ornithologue amateur l’observe, elle, plutôt que les grèbes huppés à travers ses jumelles. Elle avait attendu, les oreilles ouvertes au grand vent, qu’une présence humaine se manifeste. Mais rien n’avait percé le son des bourrasques sur la mare. Elle n’allait pas se dégonfler si près du but.

La nuit commençait à tomber. Parfait, c’était le moment d’agir. D’ailleurs, elle pouvait les entendre s’agiter, ils étaient tout près. Et nombreux. Elle porta son attention sur le plus beau d’entre eux. Il était massif, l’œil vif, la peau luisante. C’était comme ça qu’elle choisissait ses poissons à griller, elle avait décidé d’appliquer les mêmes critères pour mener à bien son expérimentation. À genoux sur la terre humide, elle approcha ses mains vers la bête. À l’intérieur, une araignée et un ver de terre morts, ainsi qu’un escargot toujours vivant qui avançait le long de ses phalanges. L’animal semblait hésiter, mais il ne faisait rien pour s’échapper. Après avoir déposé les offrandes sur le sol, elle enserra délicatement le crapaud avant de le bercer doucement. Le crapaud ne bougeait pas, il continuait simplement de l’observer avec ses grands yeux noirs. Après avoir récité dans le désordre tous les noms de fées et de planètes qu’elle connaissait, elle l’embrassa. Sa peau avait le goût de l’eau qui est restée trop longtemps sur la table et l’odeur des daphnies qu’elle distribuait avec ferveur à son poisson rouge quand elle était enfant. Pas terrible niveau sensations, mais pas de quoi l’empêcher de sortir sa langue pour lécher les pustules et mettre toutes les chances de son côté.

Margot : Tricot en coton, Jupe en coton et polyamide, Chaussettes en coton mélangé, Sandales « Serve 3.0 » en synthétique Lacoste. Jalen : Polo en coton, Veste et Pantalon chino en polyester Lacoste, Collier de perles Personnel.
Margot : Tricot en coton, Jupe en coton et polyamide, Chaussettes en coton mélangé, Sandales « Serve 3.0 » en synthétique Lacoste. Jalen : Polo en coton, Veste et Pantalon chino en polyester, Baskets « L003 Neo » en textile Lacoste.

De la transformation, elle n’eut aucun souvenir. Elle s’était réveillée à l’aube, chez elle, avec des crampes abdominales et un homme dans sa maison. Il dégageait encore une légère odeur de vase, mais il avait gardé ses yeux noirs et une peau remarquablement hydratée. Elle le trouvait magnifique. Il dégageait un tel charisme qu’elle aurait pu jurer que des rayons lumineux suintaient par tous ses pores. Rien qu’à le regarder, elle sentait les battements de son cœur s’accélérer et son ventre se retourner. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pris un tel shoot de sensations. Ça avait donc marché… Ce truc de conte imbécile existait vraiment. Elle repensa à cette idiotie qu’elle avait entendue trop souvent, cet adage qui disait que parfois l’amour était sous son nez et qu’il fallait juste mieux regarder. Ça la mit en colère, mais il fallait bien admettre qu’elle venait de trouver son prince charmant dans le trou d’eau boueux derrière sa maison. Et qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de sourire comme une imbécile.

Tout lui plaisait en lui. Son air ténébreux, sa façon de se tenir immobile pendant des heures devant la fenêtre, le regard tourné vers les vasières. Chaque fois qu’elle embrassait son petit miracle, son cœur se remettait à battre du tambour, comme une preuve tangible de son amour grandissant pour ce grand taiseux. Elle l’avait prénommé Bastien, il n’avait pas protesté. Il n’avait pas protesté non plus, quand elle l’avait enseveli sous les sobriquets mielleux, les caresses et les flashs de son Polaroïd. Elle voulait garder le plus de traces possibles de leur bonheur.

Elle n’aurait pas su dire depuis combien de jours durait cette parenthèse enchantée. Elle n’avait plus la perception du temps. Depuis quand n’avait-elle rien mangé ? Et lui ? Elle n’arrivait à convoquer aucune image de repas depuis son évanouissement près de la mare, par contre il lui semblait qu’elle avait pas mal vomi. De toute façon, elle ne pouvait rien avaler. Elle n’avait pas d’appétit et son ventre n’arrêtait pas de serrer du poing. Elle aurait aimé lui en parler, mais il avait l’air tellement absorbé par ses pensées qu’il ne se rendait même pas compte qu’il était assis sur la réserve de copeaux de bois. Elle n’avait pas osé le sortir de sa torpeur. C’est un cri qui l’avait fait sursauter pour la première fois. Elle avait été attendrie de voir son grand costaud s’affoler à la vue d’un héron cendré. Le reste du temps, il ne se plaignait de rien. Elle avait décidé de s’aligner sur son comportement exemplaire : peu importaient les spasmes douloureux et les urgences intestinales, elle continuait de sourire la fièvre au front.

Jason : Sweat-shirt et Pantalon de survêtement en coton, Baskets « L001 Crafted » en textile Lacoste. Elvis : Chemise casual et Short en coton, Chaussettes en coton mélangé, Sandales « Serve 3.0 » en synthétique Lacoste.
Margot : Veste en polyuréthane, Brassière en polyester et élasthanne, Chaussettes en coton mélangé, Baskets « L003 Neo » en textile Lacoste. Jalen: Polo en coton et élasthanne, Pantalon en polyester, Chaussettes en coton mélangé, Baskets « L001 Crafted » en textile Lacoste.
Marie : Maillot de bain en polyester et élasthanne, Short en polyamide, Chaussettes en coton mélangé, Baskets « L003 Neo » en textile Lacoste. Zeno : Veste et Pantalon de survêtement en polyamide, Tee-shirt en coton, Chaussettes en coton mélangé, Baskets « L003 Active » en textile Lacoste. 

Tout à son bonheur domestique, elle avait commencé par se vautrer dans son petit paradis personnel. C’était tout ce qu’elle avait demandé à l’univers. C’était là, dans sa maison à elle. Et ça commençait à la réveiller la nuit. Parmi les questionnements qui se glissaient dans ses draps malgré le corps tiède à côté d’elle, il y en avait un qui se faisait de plus en plus tenace. Avait-elle le pouvoir de recommencer le tour de magie ? Elle ne voulait pas changer son prince des marais. Elle ne voulait pas non plus d’un prince en plus. Elle avait simplement honte de garder tout ce bonheur pour elle-même. Des maisons qu’elle apercevait depuis sa fenêtre, elle savait lesquelles renfermaient des amoureuses coincées avec des princes qui n’étaient que des crapauds. Elle savait aussi que les mares étaient pleines à craquer de batraciens capables de leur rendre la vie infiniment plus douce. Elle ne se sentait pas tellement la force de traîner dans les marécages, mais elle ne pouvait décemment pas laisser tomber ses sœurs de misère. Il lui suffit d’entendre les encouragements rauques et gutturaux de son prince chéri pour enfiler ses bottes et repartir à la pêche.

Elle avait compté cinq femmes dont la joie s’était éteinte après s’être installées avec leur compagnon. Elle avait donc placé autant de nouveaux crapauds dans son panier. Ils faisaient un boucan pas possible, mais elle ne voulait pas les transformer tout de suite. Elle avait bien expliqué à Bastien que si elle se chargeait des embrassades, cela n’avait rien à voir avec lui mais tout avec le fait qu’il était peu probable que les épouses se mettent à galocher les crapauds qu’elle aurait déposés à leur porte. Et même si elle ne savait plus très bien à quelle réputation elle pouvait encore tenir, elle ne voulait pas prendre le risque d’aller raconter à chaque pas-de-porte l’incroyable miracle des marécages. Non, son plan c’était de les ramener chez elle, de voir si la mutation opérait encore et de décider à qui les attribuer, même si elle s’était déjà fait une petite idée sur la question lors du ramassage. À cette époque de l’année, elle se serait arrêtée pour cueillir les premières fleurs du printemps, mais elle tenait à peine sur ses jambes et les crapauds commençaient à s’impatienter.

Elle fut soulagée, en passant le seuil de sa porte, de voir qu’il n’avait pas bougé. Elle lui trouvait une forme bizarre, plus ramassée que dans son souvenir, mais il n’y avait que lui pour avoir l’air aussi confortable dans les copeaux de bois. Elle lui fut reconnaissante de n’émettre aucun avis sur ce qu’elle s’apprêtait à faire. Elle lui tourna quand même le dos afin de préserver son amour-propre. Elle avait prévu d’embrasser les crapauds un par un, à la chaîne, une simple formalité. Dès le premier coup de langue, elle s’était mise à douter de sa loyauté. Elle avait senti son cœur s’accélérer et son ventre se contracter comme la première fois. Elle aurait voulu ne rien éprouver, rester parfaitement insensible, lécher les nouveaux crapauds avec le même détachement que lorsqu’elle léchait un timbre. Mais là, traversée par une multitude de microséismes, elle avait l’impression de trahir celui qui lui avait ouvert les portes du paradis. Pourtant, elle ne pouvait pas reculer. Elle s’était engagée à partager son pouvoir, même si elle n’avait signé avec personne d’autre qu’elle-même. Et s’il y avait des moments d’inconfort, eh bien, elle était prête à les traverser pour le bien commun. Ravalant ses interrogations et ses envies de vomir, elle embrassa les crapauds l’un après l’autre, avant qu’autour d’elle, tout son champ de vision passe au noir.

Margot : Brassière en polyester et élasthanne, Short en coton Lacoste. Jalen : Polo en coton et élasthanne Lacoste. 
Zeno : Pantalon de survêtement en polyamide Lacoste, Chaîne Personnelle. Marie : Maillot de bain en polyester et élasthanne, Pantalon en polyester Lacoste.

La première fois qu’elle entrouvrit les yeux, ses six princes étaient bien là, beaux comme des dieux, à veiller sur son sommeil. Malgré les nausées, elle s’était sentie rassérénée à l’idée d’avoir réussi sa mission. La deuxième, elle s’étonna de les voir se mettre sur la gueule en s’insultant dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Elle avait mollement protesté avec un discours confus sur la violence, l’amour qui triomphe et les copeaux de bois, avant de s’évanouir à nouveau. La troisième fois, elle eut de la difficulté à identifier Bastien au milieu du tas de dos et de pattes qui s’était agglutiné pour se frotter en rythme sur sa chaussure. Où était passé son sens des proportions ? Comment sa chaussure avait-elle pu enfler au point d’accueillir six corps adultes ? Est-ce qu’elle avait aussi tellement grandi que les princes semblaient si petits ? La quatrième, elle fut prise de panique : il n’y avait plus personne dans la maison.

Elle se sentit très lasse. Elle avait tout perdu. Elle ne voulait pas savoir où ils étaient partis, pourquoi ils l’avaient abandonnée après qu’elle leur avait donné tout l’amour qu’elle avait en stock. Elle voulait seulement dormir, les volets bien fermés, le plus longtemps possible. Ce fut la faim qui la sortit du lit. En engouffrant sa cinquième tartine, elle se rendit compte que les douleurs et la nausée avaient disparu. Ses muscles étaient de nouveau souples, les battements de son cœur ne lui transperçaient plus la poitrine. Après avoir scanné toutes les parties de nouveau motrices de son corps, elle leva la tête pour observer sa maison. C’était un bordel sans nom. De grandes traînées baveuses maculaient le sol, de la sciure de bois s’était collée un peu partout. Elle se mit à rassembler ses chaussures, disséminées dans la pièce. Sous sa bibliothèque, elle trouva sa bottine gauche et les Polaroïds. Sur certains, elle s’y vit les yeux hallucinés et le sourire radieux. Ce qu’elle vit sur les autres lui coupa à jamais l’envie de retourner dans le marais et d’avaler n’importe quoi.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2023 EUPHORIA (sorti le 27 février 2023).

PHOTOGRAPHE et PRODUCTION : Volker CONRADUS / VIDEO : Rosa Lisa di Natale / STYLISME : Léa SANCHEZ / MANNEQUINS : Elvis & Jason @ Let It Go Management, Margot & Jalen @ Neu_ et Marie @ System Agency & Zeno / CASTING : Pina MARLENE / COIFFURE : Wataru SUZUKI / MAQUILLAGE : Anri OMORI / ASSISTANT PHOTOGRAPHE : Jochen WOCHELE / DIGITECH : Sebastian HAAS.