“La Haine, jusqu’ici rien n’a changé” © Anthony Ghnassia

Le film intergénérationnel “La Haine” de Mathieu Kassovitz, sorti en salle pour la première fois en 1995, connaît une seconde vie sous la forme d’un spectacle musical et revient sur scène à Paris et en province jusqu’au 6 janvier prochain. Jusqu’ici, est-ce que rien n’a vraiment changé ?

De Jenna Ortega à Cillian Murphy qui le citent parmi leurs films cultes en passant par Rosalía (qui publiait une image du film sur ses réseaux sociaux en septembre 2023), “La Haine” a marqué toute une génération et est devenu une référence incontournable du cinéma français à l’international. L’œuvre politique à l’esthétisme unique (récompensé du prix de la meilleure mise en scène au Festival de Cannes en 1995 puis du César du meilleur film en 1996), dénonçait déjà il y a trente ans les inégalités sociales et les bavures policières à travers une nuit dans le quotidien agité de trois amis issus du même quartier. Saïd, Vinz, Hubert, les personnages cultes de Mathieu Kassovitz sont réincarnés par Sami Belkessa, Alexander Ferrario et Alivor.

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Si les trois comédiens étaient à peine nés quand le film gagnait des prix à Cannes, pour chacun il a compté dans leur construction artistique. “Ça faisait partie de la maison, du mobilier et des classiques de mon grand frère donc forcément ça a eu un impact sur moi, nous confie Alivor. C’est une inspiration et une grosse influence au niveau de ma créativité en tant que rappeur et maintenant dans la comédie.” Alexander Ferrario lui, cite l’une des répliques cultes, celle d’Hubert qui répond à un policier : “Vous nous protégez, mais qui nous protège de vous ?”

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“La Haine, jusqu’ici rien n’a changé” dont vous avez sûrement vu les affiches placardées un peu partout, c’est un carnet d’une heure trente et quinze tableaux écrit par Mathieu Kassovitz, mis en scène par Serge Denoncourt et rythmé par certains dialogues du film original remis au goût du jour (on y cite les Marseillais et l’IA) et où le parlé, le rappé, et le dansé se mélangent sans aucune transitions au fur et à mesure que l’histoire avance. Quant à la scénographie, construite autour de projections (imaginées par le studio montréalais Silent Partners Studio, déjà au travail sur des événements comme le Super Bowl ou avec Harry Styles) et d’un plateau tournant, elle participe à la sensation d’immersion pour le public. Un résultat hybride qui mélange les genres et les disciplines, difficile à imaginer quand on n’a pas vu le résultat.

Lorsqu’on leur soumet le projet, les trois acteurs sont unanimes : c’est avec beaucoup de scepticisme qu’ils se penchent sur la question jusqu’à ce qu’ils apprennent que Mathieu Kassovitz est l’un des moteurs du projet. “Ça m’a même donné envie de le faire, pour la cause, pour ce que le film représente”, ajoute Samy Belkessa, qui confesse que le genre de la comédie musicale n’est initialement pas son style mais qui abonde : “maintenant, avec le recul, franchement… même avec un tutu, je pourrais monter sur scène. Cette expérience m’a vraiment fait changer d’avis — et aujourd’hui, je kiffe la comédie musicale.” Et le comédien n’est certainement pas le seul à avoir changé de point de vue.

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Entre les scolaires et un public qui ne fréquente pas nécessairement les salles de théâtre, “La Haine” pourrait bien changer la donne et contribuer à reconnecter les plus jeunes au théâtre ? “J’en suis absolument sûr, répond Alexander Ferrario. Sur scène, on est au naturel, on joue avec notre essence, nos manières et notre profondeur. Et je pense que c’est ça qui plaît aux plus jeunes. On pense que ce qui plaît aux jeunes c’est les flingues et le rap. Mais non, c’est l’authenticité. Ils ne fuient pas ce qui est trop “intellectuel” mais ce qui est trop raffiné. Ils ont besoin de vérités à cet âge !” Pour Alivor, l’enjeu est aussi politique : “À l’époque c’était des pionniers au niveau de la culture rue en France qui ont ouvert des voies et des possibilités pour les jeunes issus de quartiers qui rêvent de se développer dans ce domaine. Ça peut enlever des pensées limitantes et ouvrir des perspectives et l’esprit parce que quand les choses sont loin de nous on peut facilement se mettre des barrières. Ça peut aussi permettre à d’autres personnes de découvrir une autre forme de culture artistique.”

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Alors que les chiffres commerciaux du rap explosent – peut-être l’une des plus grandes différences avec les années 1995 où le rap n’était pas vraiment sur le devant de la scène – le projet a réuni une set list idéale sous la direction musicale de Proof et donné naissance à un album avec les plus grands noms du genre et dont la cover est signée JR. Akhenaton, Oxmo Puccino, Tunisiano, M, Sofiane Pamart, The Blaze, Doria, Jyeuhair, Youssoupha, Clara Luciani, Youssef Swatt’s ou encore Médine, qui signe “L’4mour”, la dernière chanson du show aux paroles engagée. Sorte d’état des lieux sur la situation socio-politique française, le titre résonne comme un crève-cœur hyper émouvant dont le constat est (attention, spoiler) : rien n’a changé.

“Le sujet de l’œuvre initiale est toujours d’actualité car il y a encore des bavures policières et il y a encore des frustrations face à ça car comme Vinz va s’en apercevoir, il y a pas grand chose qu’il peut faire face à l’impunité et la violence de la société qu’il expérimente”, relève Alexander Ferrario. Constat qu’Alivor acquiesce également : “Nous avons toujours les mêmes problématiques, les mêmes modes de vies, les mêmes environnements. La peinture change mais pas les murs.” Idem pour Samy Belkessa qui dresse un portrait plutôt sombre de la situation : “Moi je dirais même que rien n’a tristement changé. Ce qui est fou, c’est qu’à l’époque, on n’était au courant de rien. Il n’y avait pas les réseaux, pas vraiment de médias comme aujourd’hui, les infos mettaient du temps à circuler. Maintenant, on sait tout en une minute. On a des caméras, des vidéos, on voit les bavures, on voit les injustices – tout le monde les voit. Et malgré ça, personne ne fait rien. C’est là que je me dis que rien n’a changé. En fait… je dirais même que ça a empiré.”

À l’heure où le monde (continue) de partir en vrille et où les réseaux sociaux ont transformé les rapports humains, le spectacle vivant transmet un message puissant : l’importance de l’engagement politique, de garder espoir, de croire encore que les choses peuvent changer, et enfin, l’importance de l’amour, de soi, de l’autre, loin des clichés gnangnan, le message touche dans le mile.

Plus d’informations sur www.lahaine-live.com