Il existe un point commun entre Britney Spears, la mode genderless et le power-dressing : Abraham Ortuño. Ce jeune designer espagnol installé à Paris vient de lancer Abra, sa marque de chaussures qui compte bien nous faire prendre notre pied.

“Un truc qui m’a toujours rendu fou, c’est de voir les hommes porter des talons hauts.” En septembre dernier, quand Abraham Ortuño présente la première collection Printemps-Été 2020 de sa marque de chaussures et d’accessoires Abra lors de la Fashion Week parisienne, ses amis hommes venus soutenir ce tout nouveau projet sont gentiment invités à enfiler une paire de talons hauts et à faire le tour du showroom comme s’ils participaient à la fatidique épreuve des “high heels” dans Project Runway. Un défilé d’un nouveau genre immortalisé par Abraham lui-même sur les stories de son compte Instagram qui compte déjà quelques dizaines de milliers d’abonnés. Soit une jolie façon de faire la promo d’Abra qui se veut être une marque de chaussures minimales, intemporelles et sophistiquées, aux formes racées, pensées et conçues pour tout le monde, peu importe le sexe, le genre ou la pointure.

Campagne réalisée par le photographe Nordine Makhloufi

“Les hommes en talons, c’est une sorte d’obsession pour moi, reconnaît le créateur. Je me suis nourri de cette imagerie durant toute mon enfance et mon adolescence. Je me souviens encore des séries mode d’Helmut Newton publiées dans les grands magazines de l’époque où la subversion pour les garçons très virils, c’était d’être perché sur douze centimètres. Il y a aussi peut-être quelque chose de l’ordre de la perversion qui me plaît là-dedans, comme une sorte de fétiche où les rôles liés au genre – le pouvoir, la soumission, la domination – sont finalement inversés.” Pas étonnant donc, que sa première campagne réalisée par le photographe Nordine Makhloufi mette en scène des jambes masculines poilues dans des bottines et des escarpins qu’on verrait normalement sur des silhouettes féminines.

Campagne réalisée par le photographe Nordine Makhloufi

Chez Abra, le brouillement des normes de genre est complet. Il suffit de voir les autres visuels de sa marque pour le comprendre. Quand ce sont les femmes qui portent ses modèles, elles sont affublées de costumes-cravates qui mettent à l’amende tous les traders de Wall Street. “J’ai toujours aimé la figure de la femme forte habillée en costume, grande et élancée, à l’image de Uma Thurman ou Angelina Jolie”, précise Abraham. Parmi les autres références et idoles de ce fan de techno hardcore (il arpente souvent les festivals de ce genre musical pour se libérer et relâcher la pression), on peut citer les pop stars des années 90 et 2000, telle Britney Spears ou Pamela Anderson. Comme un coup du destin, cette dernière s’est d’ailleurs retrouvée à porter ses créations lors d’un shooting pour le Vogue Espagne, photographiée par Carlijn Jacobs. Dans cet éditorial, la pin-up végane de Malibu pose, telle une future présidente des États-Unis, habillée d’un tailleur gris et du modèle d’escarpins Concorde de couleur rose créé par Abraham.

© Nordine Makhloufi ; Noel Quintela pour Abra

Un look cohérent jusqu’au bout des ongles (de pied). Si une icône comme Pamela s’est déjà retrouvée à porter du Abra, c’est parce que le monde de la mode a décidé de suivre le designer dans ce projet les yeux fermés. Avec une seule collection à son actif, Abraham Ortuño peut se targuer de vendre ses chaussures et ses sacs dans les meilleurs points de vente du monde : Dover Street Market à Londres, Opening Ceremony à New York et Los Angeles, et enfin Elevastore et L’Insane, deux des nouveaux concept-stores les plus branchés de la capitale française. Un succès fulgurant qui n’effraie pas le jeune créateur : “Je sais que beaucoup de gens de mon entourage et du milieu de la mode attendaient que je me lance. J’ai la chance d’avoir énormément de soutien et d’aide de leur part, sûrement parce que je connais mon métier et que j’ai déjà une grande expérience”.

En quelques années, Abraham s’est forgé un carnet d’adresses en béton qui lui fait tout simplement confiance. Normal, vu son parcours. Avant de lancer sa propre marque, il avait déjà collaboré avec les plus grandes maisons de luxe comme Bottega Veneta, Jil Sander, Margiela, Ami, J.W. Anderson… Une shortlist qui vient confirmer sa légitimité dans le monde de la pompe. Car Abraham est littéralement né dans les shoes. À Elche en Espagne, dans les années 80, pour être précis. Si ce nom de ville ne vous dit pas grand-chose, sachez qu’Elche est à la chaussure ce que Paris Hilton est à la télé-réalité : une institution. C’est dans cette région que la majeure partie de l’industrie du soulier est implantée (usines, manufactures, ateliers, tanneurs). Enfant, Abraham voit ses oncles et tantes travailler dans ce domaine. Il s’amuse des journées entières à enfiler des paires de chaussures qui traînent ici et là. À l’époque, il passe aussi le plus clair de son temps à dessiner des mangas jusqu’à ce que ses parents lui suggèrent de mettre à profit ce coup de crayon acéré pour quelque chose de plus concret : ce sera donc pour lui le point de départ de sa carrière dans l’industrie de la chaussure.

© Nordine Makhloufi ; Noel Quintela pour Abra

 

À 17 ans, Abraham quitte le lycée et part à Barcelone pour commencer à faire son trou dans le milieu de la mode. Il connaît, comme tout bon novice qui se respecte, des moments dignes du Diable s’habille en Prada : “Je courais partout, je portais des sacs, je livrais des fringues et faisais des sessions shopping en tant qu’assistant”. Après avoir travaillé pendant trois ans pour un designer de chaussures, Abraham se rend à Paris pour entamer une année d’étude en Master à l’Institut français de la mode (IFM). C’est là qu’il rencontre Simon Porte Jacquemus, futur enfant terrible du prêt-à-porter parisien, avec qui il va collaborer pendant plusieurs saisons et ainsi commencer à développer son propre style en solo. À partir de là, les plus grandes marques commencent à faire appel à lui, à l’image de Kenzo, Givenchy, Coperni ou Paco Rabanne. Jusqu’à ce qu’il se décide enfin, aux alentours de Noël 2018, alors qu’il est en vacances à Tokyo, à lancer sa griffe. “J’ai toujours voulu avoir ma propre marque, mais c’est difficile de convaincre une usine de produire des modèles quand on n’a pas assez d’expérience ou un grand nom derrière soi. Depuis que j’ai fait tout ce parcours, j’ai plus d’argent à investir et de temps à consacrer à ce projet. Ça s’est tout simplement fait au bon moment.” Maintenant qu’Abra est installée, avec ses chaussures en cuir made in Spain dont les prix varient entre 200 et 400 euros (un tarif très raisonnable au vu de la qualité et du circuit court du produit qui favorise les artisans locaux), Abraham peut enfin revivre les meilleurs souvenirs de son enfance : “Tout ce qui est lié à ma marque, c’est ma vie. Créer Abra, c’était aussi pour moi la possibilité de revivre les émotions que j’ai connues quand j’étais petit et que j’allais enfiler en douce les escarpins de ma mère dans son placard. Tu sais, cette sensation qu’un petit garçon peut avoir quand il met des chaussures trop grandes. Normalement, si un homme essaie des chaussures de femme, elles seront sûrement trop petites pour lui. Avec Abra, ce n’est plus le cas”. Abraham compte bien développer ses modèles et la saison prochaine son propre site de e-commerce, histoire qu’on soit tous perchés un peu plus haut.

Abraham Ortuño vient de présenter sa dernière collection à la Fashion Week de Paris. Plus d’infos sur www.abra.paris / @abra_now