À tout juste 23 ans, l’artiste Maty Biayenda, qui a déjà exposé à la biennale de Dakar et a collaboré avec le créateur de mode Kenneth Ize ou Les Rencontres d’Arles, dépeint à travers ses créations picturales et textiles une nouvelle représentation du corps féminin noir.

À deux années près, Maty Biayenda a le même âge que Mixte. Deux trajectoires synchrones qui devaient inévitablement se croiser, tant notre devise « Liberté, Egalité, Mixité » sied à merveille à l’univers de cette jeune peintre et designer textile encore à l’aube d’un parcours aussi prometteur que fulgurant. Née en 1998 en Namibie d’un père congolais et d’une mère française, Maty Biayenda grandit à Angoulême où sa famille s’installe alors qu’elle a seulement un an. Des terres africaines, elle n’a pas de souvenirs mais elle alimente son imaginaire dès l’enfance à travers les photos des nombreux voyages de ses parents sur le vaste continent. Sur ces photos couleurs, elle y découvre aussi les visages de sa famille paternelle restée en grande partie au Congo, et qu’elle rencontrera lors d’un séjour en 2010 dont elle garde un souvenir particulièrement intense. « C’était impressionnant, je rencontrais pour la première fois ma grand-mère, on est allés au village où a grandi mon père… J’ai ressenti le choc des cultures, ce n’était pas le même mode de vie qu’en France, et la famille de mon père, qui a onze frères et sœurs, est très nombreuse. Je voyais plein de gens que je ne connaissais pas et qui me semblait me connaître. Je me suis sentie à la fois étrangère et familière, j’avais l’impression d’être une européenne, presque blanche, alors qu’en France on m’avait toujours renvoyée à un ailleurs que je ne connaissais pas plus que ça. », explique-t-elle.

Ce sentiment mêlé d’étrange et de familier, à mi-chemin entre deux mondes, fait pleinement écho au quotidien de Maty Biayenda au fil de sa scolarité à Angoulême. Elle se sent alors à l’écart, différente, et se réfugie dans son monde intérieur qu’elle habite par sa pratique du dessin et sa lecture assidue de revues de mode, dont les silhouettes féminines captivent son regard en quête d’un environnement qui lui ressemble. « Au lycée, j’ai eu besoin de revendiquer mon identité noire tout en me demandant si j’étais légitime », se souvient-elle. Maty Biayenda se cherche et utilise le dessin comme méthode d’exploration, plus encore, de libération. Fascinée par les illustrations de mode d’Antonio Lopez et les peintures surréaliste de Leonor Fini, c’est la rétrospective « Yves Saint Laurent » au Petit Palais en 2010, où elle découvre les croquis préparatoires du couturier, qui libère sa créativité : »Je me suis mise à énormément dessiner, et surtout des figures féminines et des vêtements . » Sa quête d’identité éprise de la liberté d’être différente, autrement dit soi-même, aiguise peu à peu son regard et esquisse sa voie artistique. Dans le panorama de l’histoire de l’art, les corps de femmes noires sont quasi invisibles. Maty Biayenda admire Les Danseuses d’Edgar Degas au musée d’Orsay, elle qui fait aussi de la danse classique. Pourtant, les ballerines en tutus bleutés ont toutes le teint clair. Les nus maniéristes de Jean-Auguste-Dominique Ingres lui semblent sublimes mais toujours pas de corps à la peau foncée. Maty Biayenda ne se reconnaît pas dans ces figures féminines impressionnistes et néo-classiques qu’elle adore. « Je faisais des croquis dans lesquels je refaisais des chef-d’oeuvres féminins de couleur noire, j’avais cette obsession de faire ces représentations là où elles manquaient. »

Sensible très jeune face à la représentation inégale entre la figure du corps féminin blanc et noir dans les œuvres des musées, Maty Biayenda en prend la pleine mesure lorsque son professeur d’histoire de l’art décrypte L’Olympia d’Edouard Manet, détaillant chaque élément du tableau, les coussins, le chat noir, le rideau, les fleurs… sauf la servante noire au second plan. « Je suis sortie tellement frustrée de ne rien savoir sur cette femme noire ! J’ai immédiatement fait des recherches sur elle, je m’y identifiais. Quelque chose dans son invisibilité me renvoyait à moi-même. » Une perception qui trouvera un puissant écho dans l’exposition « Modèle noir » au musée d’Orsay en 2019, que Maty Biayenda s’est empressée d’aller voir, et pour cause. « Manet montre une femme noire libre », expliquait la commissaire américaine Denise Murrell à l’origine de l’exposition et auteure d’une thèse sur Laure, le modèle de la fameuse servante noire de L’Olympia. Avec sa série photographique Décoloniser Olympia, Maty Biayenda fait poser des femmes de couleur noire à la place du personnage féminin blanc de premier plan dans des reconstitutions du tableau de Manet, le tout retravaillé aux pastels à l’huile intégrant des motifs africains. L’utilisation de plusieurs médiums, la photographie ici mêlée à la peinture, est une référence assumée de Maty Biayenda à l’artiste afro-américaine Carrie Mae Weems, l’une des créatrices qui l’inspirent particulièrement avec l’artiste conceptuel Adrian Piper. Comme ces deux artistes avant elle, Maty Biayenda investit ce vaste champ d’exploration qu’est la construction de l’identité à travers une pratique transdisciplinaire où tous les arts sont égaux et s’enrichissent mutuellement.

Photographie, peinture, dessin, mais aussi collage, design textile, performance et installation sont autant de facettes qui composent l’univers de la jeune créatrice, sans hiérarchisation. Sa première exposition solo Anachronie lors de la biennale de Dakar en 2018, en est le parfait exemple. Les poésies de son amie Amandine Nana, fondatrice de la Galerie Transplantation, dialoguent avec les tableaux, L’Union ,et deux Sans Titre de Maty Biayenda, ainsi qu’avec une installation textile, L’Origine, faite de coquillages brodés et deux vidéos Transmission et Sans Titre. « J’étais partie naïvement sans anticiper la dimension propre au contexte du marché de l’art. J’ai vendu plusieurs tableaux mais j’avais un rapport affectif à certains dessins que j’ai refusé de vendre, j’étais jeune ! », glisse-t-elle amusée. A cette occasion, plusieurs commissaires d’exposition la repèrent, tout comme le créateur de mode Kenneth Ize qui l’invitera à peindre une fresque en temps réel lors de son défilé au Palais de Tokyo à l’automne 2020. Le monde de la mode l’attire autant qu’il l’effraie. « J’avais eu des échos d’un milieu superficiel, j’étais très réservée et ça me faisait peur. » Pourtant, Maty Biayenda se spécialise en design textile au sein de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs qu’elle a intégré en 2017. Elle se forme aux techniques de la maille, du tissage, des raccords de motif, et développe une sensibilité aux matières et à la fibre textile. Le design textile a tout pour la séduire, reliant son goût avéré pour la mode au travail plastique de composition du motif, auquel elle se consacre de plus en plus. Une commande de l’agence de photographie Modds lui permet de créer un motif décliné sur les tote bags et cartes postales des Rencontres de la photographie d’Arles en 2018. On y voit deux femmes noires en costumes éclatants faisant crépiter les flashs sur un fond rappelant les papiers découpés d’Henri Matisse dont Maty Biayenda a déjà repris La Danse, représentant une ronde de femmes noires.

Ce mélange de représentations, de cultures et d’influences s’affirme dans l’une de ses dernières créations, une réinvention de la tapisserie de La Dame à la licorne, chef-d’oeuvre du début du 16ème siècle. La tenture grand format de Maty Biayenda reprend la dimension narrative des six tapisseries représentant les cinq sens ainsi que plusieurs codes comme les motifs floraux, l’accumulation répétitives de certains détails ou encore la licorne, chevauchée ici par une figure féminine moulée dans une combinaison d’arlequin. Une femme noire à la crinière de perles et cuissardes à talons aiguilles, s’enroule autour d’une barre de pole dance à côté d’un duo de femmes aux looks androgynes à la Grace Jones. Autre mélange à l’oeuvre dans le travail de Maty Biayenda, celui des genres et des codes de la féminité qui s’incarne dans le fétichisme véhiculé par le « male gaze », ce regard dominant porté par les hommes hétérosexuels sur le corps féminin et qui inonde la pop culture entre autres, depuis des décennies. Pour Maty Biayenda, qui vient de terminer un mémoire sur le fétichisme, le corps de la femme noire offert au regard masculin révèle une ambiguïté plus complexe qu’il n’y paraît. Elle cite Joséphine Baker qui a su jouer des stéréotypes que lui ont attribué les hommes dont elle était par ailleurs la muse. La ceinture de bananes, symbole du fantasme colonial qu’elle arbore à demi-nue dans le Paris de l’entre-deux guerres, lui a été au départ imposée par ses producteurs. « Les hommes et artistes qui l’entouraient sont partis d’un imaginaire colonial qu’elle s’est ensuite réapproprié », explique Maty Biayenda, citant également le tandem formé par Grace Jones et Jean-Paul-Goude. Si le photographe a assurément oeuvré au statut iconique de celle qui fut également sa compagne et mère de son fils, certaines de ses plus célèbres mises en scène rappellent aussi une vision aux accents colonialistes. « Ce regard fétichisant peut aussi se poser sur les personnes transgenres », souligne Maty Biayenda, qui précise : « L’identité de genre est beaucoup plus compliquée que simplement reprendre les codes de la féminité. Il y a beaucoup de femmes transgenres qui se sentent parfois oppressées par ces codes de la féminité poussés à certains extrêmes, tout comme le sont des femmes cisgenres. » À l’image de la peintre américaine Georgia O’Keffee (1887-1986) qu’elle cite volontiers parmi ses influences, Maty Biayenda trace sa propre voie et peut déjà se targuer d’avoir libérer les consciences et façonné une nouvelle esthétique. Celle d’une figure féminine affirmée, puissante et subtile, ancrée dans son époque.