Couple à la ville comme à la scène, les photographes Raya Martigny et Édouard Richard ont réalisé le projet “Kwir Nou Exist”, une série de portraits de la jeunesse queer réunnionaise trop longtemps restée invisible. Une œuvre photographique aux accents sociologiques, pour que la communauté insulaire LGBTQIA+ trouve enfin une juste place dans l’Histoire.

Terre de mystères, La Réunion a toujours fasciné Raya Martigny. Figure de la scène artistique parisienne, l’actrice, égérie, mannequin et aujourd’hui photographe a beau avoir quitté son île natale pour Paris lorsqu’elle avait 16 ans, le folklore local n’a cessé d’habiter son imaginaire au fil des années. “L’île regorge de récits, de petits contes, de rituels et de légendes souvent inquiétantes. C’est peut-être parce que La Réunion est une île à l’atmosphère si particulière, presque surnaturelle, nous raconte-t-elle. On y trouve une vraie culture de la magie et des esprits. Des histoires de pirates, de trésors enfouis et de créatures étranges.” Une richesse qui s’explique par le métissage culturel de l’île, un mélange de croyances venues aussi bien d’Inde que de Chine ou d’Afrique : “Beaucoup de ces histoires sont fondées sur des faits réels, mais elles ont été transformées au fil du temps. Et plus on en parle, plus on pense à elles, plus elles existent. Ces récits sont une façon de faire vivre les âmes oubliées, de leur redonner une place.”

Cette tradition de transmission se retrouve aujourd’hui au cœur du projet photographique multimédia Kwir Nou éxist. Accompagnée du photographe Édouard Richard, Raya est partie à la rencontre de la jeunesse queer et créole réunionnaise afin d’explorer la construction de leur identité insulaire : “À l’origine, il ne s’agissait pas de concevoir une exposition, mais simplement d’archiver ce qui était en train de se passer sur l’île, de garder une trace, de photographier. Ce projet, c’était surtout une envie de collaboration, un désir de faire quelque chose ensemble – et pour la première fois, de photographier avec Édouard”, explique Raya. Marquée par le manque de modèles de représentation et d’espaces communautaires lorsqu’elle vivait sur l’île, elle entreprend ce projet tel un véritable travail de mémoire : “Notre volonté est claire, explique-t-elle. Documenter et transmettre, pour que les générations futures aient accès à ces visages qui incarnent le métissage réunionnais et à ces histoires qui racontent l’île. Grâce aux rencontres que nous avons faites, aux vidéos tournées, ce sont aussi des liens forts qui se sont tissés – des amitiés, des histoires d’amour –, des relations indélébiles que nous portons désormais en nous, et que nous continuerons longtemps à faire vivre.”

Mémoire collective

 

Issu du photojournalisme, Édouard Richard découvre l’île en 2020, lors d’un voyage en compagnie de Raya. Le couple évoque alors l’idée du projet Kwir Nou éxist, sans toutefois savoir exactement quelle forme lui donner : “J’ai commencé par enregistrer des entretiens audios simplement au micro. Puis, assez vite, on s’est mis à les filmer, indique le photographe. On pressentait déjà qu’on pourrait en faire autre chose plus tard. Mais au départ, c’était surtout une manière de me nourrir en comblant un manque de culture. J’avais un vrai écart à rattraper.” Le couple prend alors le temps de rencontrer la communauté locale et range ses appareils photos durant plusieurs semaines : “On voulait juste écouter, comprendre et établir des relations. On a d’abord approché les figures de proue du mouvement, puis, progressivement, on a élargi notre cercle. Chaque année, on revenait un mois ou deux, parfois davantage. C’était un travail patient, organique et enraciné.”

Peu à peu, un médium s’est imposé : celui du portrait. Simple, épuré, et toujours dans un environnement naturel, afin de rendre hommage à la flore et aux paysages envoûtants de La Réunion : “On aurait pu faire du reportage, capter l’effervescence de ce qui se passe sur l’île et adopter d’autres formes visuelles, mais on a choisi le portrait, parce qu’on voulait créer des figures de représentation. Des images fortes et visibles. Les afficher sur les murs, pour que les enfants les voient en passant et que la future génération puisse se reconnaître : découvrir des personnes créoles, queer, fières et puissantes. C’est ça le plus important, et tant mieux si ça résonne plus loin.” Présentée cet été au jardin des Tuileries, à Paris, l’exposition s’est envolée en août pour La Réunion, avant de poser ses valises en octobre à Rio, puis à São Paulo dans le cadre de la saison France-Brésil.

Espace commun

 

Le défi, dans ce projet, reste de convoquer le présent sans forcément tout connaître du passé, puisque jusqu’alors, les identités queer de l’île n’ont intéressé presque personne. “Ce qui m’interpelle, explique Raya, c’est le nombre de personnes trans réunionnaises que je connais ou que je découvre au fur et à mesure du projet. Certaines figures publiques que je suis depuis des années, comme @Agressively_trans (compte Instagram de l’historienne de l’art et activiste Lexie Agresti, ndlr) ou Claude-Emmanuelle Gajan-Maull (artiste pluridisciplinaire et activiste, ndlr), se révèlent être originaires de l’île, ce que j’ignorais totalement.” Un phénomène qui dépasse La Réunion : “À mesure que les discussions avancent, on se rend compte que beaucoup de personnes trans ou queer viennent de l’outre-mer, de Martinique, de Guadeloupe, de Mayotte… Cela pose la question de notre histoire – ou plutôt, du fait qu’on la connaît très mal. On nous a raconté que l’île était vierge avant la colonisation, qu’elle n’était peuplée par personne, comme pour effacer toute mémoire antérieure. Mais j’ai la conviction qu’il y avait autre chose, d’autres présences, d’autres récits. Il y a un vrai manque de transmission, une histoire tue ou déformée, et ce silence crée un vide identitaire.”

Un vide ressenti par Raya lorsqu’elle était enfant : “Quand j’avais entre 6 et 8 ans, j’ai rencontré Ericka, une artiste transformiste qui travaillait avec mes parents. Je ne savais pas encore nommer ce que je voyais, mais elle m’a profondément marquée. Elle m’a ouvert un univers que je n’ai jamais retrouvé par la suite. C’était comme une fenêtre sur une autre réalité, sur une communauté, une liberté d’être. Puis, très vite, tout cela a disparu de ma vie. À l’école, je me suis sentie seule, sans accompagnement et sans repères.” Avec Édouard, le duo retrouve Ericka, la photographient dans le cadre de leur projet, tendant ainsi un lien direct avec le passé de Raya : “En y repensant, je crois que c’est en grande partie Ericka qui a nourri inconsciemment mon envie de retourner à La Réunion pour ce projet. J’avais besoin de reconstruire une mémoire fragmentée. Peut-être même qu’elle détenait des souvenirs de moi enfant, des anecdotes ou des images enfouies.”

En se rendant chez cette artiste – qui, aujourd’hui, est connue sur la scène locale ballroom comme étant godmother de la House of Hennesy –, le couple découvre une immense boîte remplie de plusieurs centaines d’archives photographiques des élections de Miss Travesti à La Réunion dans les années 1990 et 2000. Un véritable trésor qui apporte lui aussi une pierre à l’édifice du travail de mémoire de la culture LGBTQIA+ de l’île : “Ces concours ont une vraie importance à La Réunion, explique Raya. Ils sont bien plus que des événements festifs : ce sont des espaces de visibilité, de fierté et de transmission. En parlant avec Ericka, et en découvrant ces images, on a réalisé à quel point ces archives sont précieuses. Elles racontent une histoire longtemps passée sous silence, mais qui aujourd’hui a toute sa place.”