Lucy Sparrow lors de l’ouverture
de son installation “Bourdon Street Chemist”.
© Lucy Emms

Armée de ses rouleaux de feutre qu’elle utilise pour transformer les objets du quotidien en œuvre d’art, l’artiste anglaise à l’imagination débordante ne s’accorde aucune limite. Rencontre avec celle pour qui société de consommation rime avec exaltation.

En 2014, une jeune artiste voit son destin basculer. L’anglaise prénommée Lucy dévoile alors au monde entier un de ses talents qu’elle gardait secret : donner vie aux objets inanimés. Elle inaugure, dans une rue londonienne, une boutique éphémère composée de 4000 objets du quotidien fabriqués de ses mains. Une épicerie magique dans laquelle les bouteilles de Coca Cola, les barres de Bounty et les chips se mangent avec les yeux et sont aussi douces que des peluches. Une soirée qui a vu sa vie changer pour l’éternité : “Je suis passée de 100 followers à plus de 20 000 en quelques heures sur Instagram » , nous confie l’artiste dont l’atelier se situe en pleine campagne.

Installation Tampa Fresh Foods, Lucy Sparrow.

« Tous les médias se sont amusés de ma démarche et sont venus à ma rencontre. C’était fou. » Cette folie douce, Lucy Sparrow la partage maintenant depuis plus de dix ans avec le public. Une décennie qu’elle aura parcouru à travers le monde en inaugurant de vraies fausses pharmacies remplies de boîtes de médicaments fictives, de supermarchés aux escalopes souriantes et de Mc Donalds garantie sans indigestion. Ses récents faits d’arme ? Les vitrines de noël de la boutique parisienne de Diptyque ou encore la prochaine inauguration cet été de son fish and chips géant à Londres, dans le quartier de Mayfair

Installation Tampa Fresh Foods, Lucy Sparrow.
Kids united

 

Celle qui a grandi dans la région vallonnée de Bath, au Royaume-Uni, préfère passer son enfance à jouer avec sa grande sœur dans la campagne anglaise plutôt que d’avoir les yeux rivés sur une Playstation : « J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont toujours encouragé à exprimer ma créativité. J’ai très vite eu l’idée de vouloir créer des visages sur des objets. Puisque je n’en trouvais pas dans le commerce, ma mère m’a conseillé de les fabriquer de mes propres mains. C’est de cette manière que j’ai réalisé un de mes premiers compagnons : une banane avec un visage. » Une autre banane se trouve aujourd’hui à côté de celle qui fêtera sa quarantième année en 2026 : « Elle s’appelle Sébastien, comme le crabe dans la Petite Sirène. J’étais très inspirée par les Disney qui sont sortis durant les années 90, ils restent les meilleurs à mes yeux. J’ai un caractère définitivement enfantin, et je ne pense pas que ce soit un gros mot. J’arrive juste à me connecter à mon enfant intérieur pour ne pas l’oublier. » Si l’anglaise cite Damien Hirst, Andy Warhol, ou Roy Lichtenstein au panthéon de ses influences artistiques, elle s’imagine dans vingt ans avoir une carrière à l’image d’une autre grande enfant : la japonaise Yayoi Kusama :  » J’adorerais, comme elle, avoir encore du succès et pouvoir faire des collaborations avec des grandes marques ainsi que des expositions à travers le monde. »

Installation Feltz Bagels.

Preuve qu’il n’est jamais interdit de rêver, Lucy Sparrow vient de présenter, en décembre dernier durant la Miami art week, une installation baptisée « Blessed the fruit. » Au programme : plus de 20 000 fruits et légumes en feutre, composés de matière acrylique fabriquée à partir de plastique recyclé et confectionnés durant huit mois dans ses ateliers. Un univers à la limite du psychédélisme qui n’a pas déplu à un invité de marque venu lui aussi faire le show : le dj et producteur de big beat britannique Fatboy Slim : « La musique a toujours fait partie de ma vie » confie Lucy, « Il m’est impossible de créer dans le silence. » Adolescente, elle n’a jamais succombé à la mode des boys band, préférant couvrir sa chambre d’ado de posters de Jarvis Cocker et Damon Albarn : « Je suis fan de Brit pop. Pulp est mon groupe préféré, tout comme Blur et Oasis. Je me suis jeté sur les places de concerts lorsque j’ai vu que le groupe se reformait cette année ». La fangirl possède pourtant ses propres admiratreur·rice·s : lorsque Drew Barrymore l’invite dans son talk show il y a presque cinq ans, la comédienne et animatrice ne cesse de louer ses louanges, affirmant collectionner les œuvres de Lucy et qualifiant son univers « de monde parallèle dédié à la joie. »

Diptyque Festive Felt Delicatessen, Lucy Sparrow.
Jouons avec la mode

 

Quand Hermès la contacte afin de décorer leurs vitrines hivernales de Beverly Hills, Lucy Sparrow invente un univers dans lequel les confiseries géantes se mêlent aux parfums Twilly entièrement feutrés : « Ado, je voulais devenir créatrice de mode, je n’arrêtais pas de dessiner des tenues et des costumes. J’ai reçu ma première machine à coudre lorsque j’avais 17 ans. Des marques comme Dolce & Gabbana ou Gucci m’inspirent beaucoup car elles ont ce côté fun que les autres n’ont pas. » Lorsque Stacey Bendet, fondatrice de la marque Alice+Olivia, lui demande en 2017 d’imaginer un décor pour son défilé, les mannequins posent dans une cuisine vintage rose et bleu dans laquelle tout est cousu main, telle des fillettes jouant avec une dinette XXL : « Même si je n’ai jamais été autant heureuse qu’aujourd’hui, je suis une grande nostalgique de mon enfance. J’avais l’impression que les étés duraient des mois, que le climat était meilleur, tout comme la musique qui sortait. Je me souviens avec tendresse des heures passées à faire des puzzles avec ma sœur. Même la nourriture me paraissait avoir meilleur goût à l’époque. Mais attention, il faut se méfier de la nostalgie qui nous montre toujours les choses sous un angle plus beau qu’il ne l’était. »

Exposition Mcdonald’s, Lucy Sparrow.
My tailor is rich

 

Ce qu’elle préfère dans le luxe ? Le rendre abordable. Toutes ses créations sont disponibles à la vente sur son site internet et durant ses installations, si bien qu’il est possible d’acquérir une bouteilles de Chanel N°5 cousue de ses mains pour la modique somme de 50£ : « Le concept pourrait se résumer à : Si tu n’as pas de quoi t’acheter une Rolex, fabrique la! » En 2023, à Montauk, elle ouvre un bagel shop dans lequel tout se dévore du regard. Le visiteur est invité à choisir entre différents topping et treize variétés de bagels dans ce temple autoproclamé du bagel art. L’idée est simple : le client passe commande comme dans un vrai fast food et repart avec une œuvre réalisée en feutre. A New York, elle comble une épicerie géante de près de 9000 œuvres : paquets de chewing gum, boîtes de Tampax, Vaseline et autres gâteaux apéritifs…la boutique est dévalisée en quelques minutes par des clients qui n’hésitent à faire la queue durant plusieurs heures afin de s’offrir une œuvre labellisée Lucy Sparrow. Un succès qui ne désemplit pas, si bien qu’une vingtaine de collaborateurs et trois personnes travaillent désormais à temps plein dans son studio.

Installation The Bourdon Street Chemist, Lucy Sparrow.

Autrement dit : l’artiste s’est transformée en CEO : « Dans les faits peut-être, mais je suis loin de me considérer comme telle. J’ai détesté devoir gérer tout ça durant les premières années de ma carrière. Je voulais uniquement créer, peindre et dessiner. Je perçois les choses différemment aujourd’hui, j’apprécie le fait d’avoir des responsabilités et de pouvoir décider, d’autant plus lorsque je constate le résultat final.” Un résultat qui lui sert aussi de vitrine pour parler de sujets qui la touchent personnellement, comme celui de la santé mentale. En 2021, dans son exposition Londonienne Bourdon Street Chemist, elle reproduit des centaines de médicaments, d’antalgiques et d’antidépresseurs : « C’est une cause très importante pour moi. La santé mentale est depuis quelques années un sujet trendy à aborder, mais je ne cesserai jamais d’en parler une fois cette mode passée. Consommer des antis dépresseurs ne devrait pas être une honte. C’est trop facile de conseiller à une personne d’aller courir ou de manger sainement pour aller mieux. On ferait tout aussi bien de les conseiller d’aller voir un docteur. » Et puisque l’on a nous aussi gardé notre âme d’enfant, jouons un peu :  » Tu préfères : le Prozac, la vaseline ou le Chanel n°5 ? » Réponse de l’artiste : « Le Prozac. Toujours le Prozac. » De quoi garder la banane.