La jeune artiste peintre Sophie Dherbecourt présente jusqu’au 27 mars sa toute première exposition à la Galerie Au Roi à Paris. Baptisée “Pathos of Things”, cette dernière regroupe onze tableaux très personnels qui, mis bout à bout, racontent l’épisode dépressif qu’elle a traversé durant leur réalisation. Spoiler : il y a un happy end.

C’est dans son atelier du 20e arrondissement parisien que l’on retrouve Sophie Dherbecourt. La porte à peine ouverte, on a déjà le regard happé par ses toiles grandioses représentant des corps nus, imposants, puissants, illuminés par des couleurs chatoyantes. Mais sous leurs apparences douces et sensuelles, se cache une toute autre histoire : peints frénétiquement entre 2021 et 2022, ces tableaux sont la cristallisation d’une dépression suite à une rupture amoureuse qui a profondément bouleversé la jeune trentenaire : “ça a littéralement brouillé tous mes repères, avec une perte d’identité en conséquence, je ne savais plus du tout qui j’étais, c’était angoissant et vertigineux. J’ai un frère jumeau, et avec le recul, j’ai compris que je ne me suis jamais réellement construite par moi-même mais toujours par rapport aux autres. Dans mon cas, on peut clairement parler de guérison par l’art”.

Pour reprendre confiance en soi, elle s’est donc plongée dans ce qu’elle sait faire le mieux : peindre. “Je suis introvertie et timide par nature. Très tôt, je me suis réfugiée dans le dessin. C’est mon premier langage, celui qui m’a permis d’entrer en contact avec le monde extérieur ». Face à ses toiles et à son coup de pinceau maitrisés, on est bluffé d’apprendre que Sophie ne sort pas des moules des grandes écoles d’art. Au contraire, elle a préféré peaufiner son style au gré des expositions, des tutoriels sur Internet et des lectures afin de gagner en technicité : “J’ai bien fait une prépa en amont des Gobelins car je voulais bosser dans l’animation, mais j’ai très vite lâché l’affaire : c’est un monde très compétitif et les débouchées professionnels ne me plaisaient pas. J’ai une formation de graphiste mais en tant qu’artiste-peintre, on peut dire que je suis autodidacte. J’ai passé le cap de la peinture à l’huile à l’été 2018, un medium smooth, intense en couleurs et en contrastes. Ça a été une révélation”.

Cette nordiste débarquée à Paris, et qui a bossé un temps dans la pub en tant que directrice artistique, a définitivement tout plaqué en 2018 pour se consacrer à son art. “Durant les confinements en 2020, j’ai peint une dizaine de toiles que j’ai mis sur Instagram. J’ai été étonnée par les retours positifs. Elles ont toutes été vendues”. Quant au choix du sujet, le nu, il est apparu comme une évidence : “J’adore le travail des modèles vivants, ce rapport émotionnel au corps. Etant graphiste, j’ai une facilité pour synthétiser les formes, que je déconstruis de manière cubiste, voire fauviste. Via ma peinture, je veux montrer des femmes non pas fragiles ni sexualisées à outrance, mais puissantes”. Ses modèles ? Des amies, des inconnues rencontrées au hasard de ses pérégrinations et voyages, et dont elle se remémore les traits – “ça permet de garder une certaine gymnastique, de créer un imaginaire où les personnes apparaissent comme des allégories”. On décèle chez elle l’influence de la peintre maniériste Tamara de Lempicka, par touche le surréalisme de Dali (“Mes natures mortes ne sont pas posées de manière cartésienne et logique”), de l’architecture parisienne avec ses caryatides ou encore la mythologie grecque.

De son propre aveu, Sophie souhaite créer à travers ses tableaux ses propres mythes contemporains et “contribuer à l’imagerie de notre époque”. Avec ses fondus de roses, orangés et violets, et ses femmes dénudées, on pourrait trop facilement parler “d’art féminin”. Un cliché qu’elle souhaite balayer, préférant parler de female gaze. Car si pour elle, le féminin est sacré, ses ramifications (amours et amitiés), le sont tout autant, comme elle l’explique dans cette longue note explicative qui accompagne son exposition : “Le lien à l’autre ainsi que la présence à soi est un sujet omniprésent dans mon travail, mais je questionne aussi beaucoup le regard que l’on se porte entre femmes et toute la définition de sororité que l’on donne dans la société actuelle. C’est un mot qui a toujours existé dans le dictionnaire mais qui apparaît dans nos échanges depuis peu finalement. J’aimerais proposer une imagerie où la femme n’est ni sexualisée ou sacralisée, ni rivale ou source de comparaison. Je trouve que la femme est limitée dans une société qui a jusqu’à présent été fondée par le regard masculin, ce qui nous a longtemps obligées à se comparer et se battre. Aujourd’hui, le soutien d’une femme apporté à une autre femme est une force inestimable et puissante étant donné qu’il nous permet de nous émanciper des étiquettes que cette société nous impose. J’espère pouvoir transmettre à travers mes toiles cet idéal féminin où nous sommes vues comme des entités libres, unies et où le genre n’est plus notre limite”. Tout est dit.

Quelque part entre l’hédonisme et le spleen, Sophie fait ainsi place à la notion de “care”, représenté par ces femmes qui se réconfortent, s’enlacent, s’effleurent mutuellement. La sororité, c’est justement le titre d’un de ses imposants tableaux de plus d’1m40 représentant six femmes, amies, muses, peintes individuellement durant un été. “Ces tableaux me tiennent vraiment à cœur car ils représentent toutes les étapes importantes de la guérison. Le premier tableau qui ouvre l’exposition est intitulé “Welcome to Heartbreak” : sur fond bleu, j’ai représenté une femme recroquevillée sur elle-même, cachée sous un voile, avec une larme en forme de perle qui ruisselle sur sa joue. Puis le ciel s’éclairci au fil de la visite et des œuvres : on passe du rose, orangé, violet, pour finir sur un ciel terra cotta, de feu, celui du tableau final intitulé ‘Sand Castle’. J’ai voulu y exprimer l’idée que tout est éphémère, on construit des choses qu’il faut parfois laisser partir…”. Parmi les éléments récurrents à fortes charges symboliques que l’on trouve dans ses peintures, le voile blanc transparent qui dévoile au fur et à mesure les corps, métaphore d’une transformation chrysalidienne, et qui rappelle par sa forme la fleur d’iris peinte à maintes reprise par l’artiste américaine Georgia O’Keeffe. Fleur qui revient dans les toiles de Sophie également sous la forme d’imprimé observé sur les combinaisons intégrales de certaines silhouettes présentes dans les toiles “Pathos of Things” et “Unfinished Symphony”, et qui rappellent, elles, les créations du designer anglais Richard Quinn. Sans parler de ce magnifique fondu de couleurs – “J’ai beaucoup travaillé la couleur, on voit d’ailleurs l’évolution par rapport au premier tableau. Mon seul autoportrait, le tableau ‘Asturias’ est aussi celui qui marque un tournant : c’est là que ma palette de couleurs s’est brisée et a changé”.

Pour ce grand saut dans l’inconnu qu’incarne cette première exposition, Sophie a choisi de ne pas avancer seule : elle s’est entourée du collectif féministe Bisou Bouche dont elle est membre depuis 2020 avec qui elle a pensé et organisé cette exposition qui se veut une “réflexion d’art total”. Comprenez : durant ces 12 jours, des happenings orchestrés par des ami·e·s et proches rythmeront et accompagneront ses œuvres dans une démarche de réinterprétations artistiques quasi synesthésiques. Celles-ci se présenteront sous forme de lecture de poèmes, de débats, d’installations florales et sculpturales, mais aussi de concerts inspirées directement par les tableaux accrochés. Pour cela, elle sera bien entourée, de la poétesse Kiyémis, de l’autrice Morgane Ortin (Sophie a dessiné la couverture de son recueil de poésie “La Chambre sans murs” paru en début d’année), de l’équipe de Gaze magazine, de l’harpiste ANABA et du trompettiste Béesau. Le moment qu’elle appréhende le plus : le clap de fin de son exposition. Car une fois les tableaux vendus et remballés, il faudra d’une certaine manière lâcher prise et tourner la page.

Et pour ce qui est de la suite ? Là sur le sol de son atelier où elle a déballé ses croquis qui seront également exposés, on attire son attention sur le portrait dessiné aux crayons de couleurs d’un jeune homme moustachu et aux lèvres habillées de rouge. Sophie avoue qu’elle aimerait davantage “explorer les identités, sans changer radicalement de style. Dans mes toiles, il y a quelques hommes représentés dont les corps s’assemblent et se confondent avec ceux des femmes. Alors, oui, pourquoi ne pas s’intéresser davantage au masculin, ou plutôt aux masculinités. Ma génération et la suivante ne cessent de tout questionner, c’est ce que j’aime, proposer une nouvelle lecture”.

Exposition “Pathos of Things – A Sensitivity to Ephemera” de Sophie Dherbecourt, jusq’au 27 mars à la Galerie Au Roi à Paris, 75, rue de la Fontaine au Roi, Paris 11e. auroi.paris