Un simple accident de Jafar Panahi

Le rideau s’est refermé sur le plus grand festival de cinéma au monde, dans un climat d’hypertension politique qui lui a forcément dicté son tempo. Voici ce qu’il fallait en retenir.

1. “Un simple accident” de Jafar Panahi, Palme plus politique que jamais

Cinéaste le plus persécuté au monde, par un régime iranien qui l’a emprisonné en 2010 pour propagande suite à sa participation aux manifestations d’opposition ou à ses films sur la conditions des iraniennes et qui n’a cessé depuis de le faire osciller entre différents régimes de privations de liberté, Jafar Panahi fut pendant longtemps le visage archétypal de l’artiste censuré, régulièrement invité et récompensé par des festivals où sa chaise était immanquablement vide, assigné à résidence dans un pays où il parvenait toujours, clandestinement, à tourner et exporter ses nouveaux films. Avec Juliette Binoche à la présidence du jury (amatrice notoire et même collaboratrice de la nouvelle vague iranienne), et un sujet hautement inflammable (une poignée d’anciens prisonniers politiques réinsérés dans la société mais secrètement traumatisés par les sévices endurés croit avoir mis la main sur son ancien bourreau et réfléchit au traitement à lui réserver) qui lui garantit à peu près le retour en prison dès qu’il remettra le pied à Téhéran, ce qu’il tient malgré tout à faire, “Un simple accident” était presque dès avant le festival en tête des pronostics: à la fois la consécration d’un immense auteur politique et un acte de courage personnel éminemment intimidant. Le jury avait certes quelques bons candidats pour déjouer les paris et créer la surprise ; il a préféré s’incliner humblement devant l’évidence.

2. La question palestinienne omniprésente

“Put Your Soul On Your Hand and Walk” de Sepideh Farsi

Le documentaire “Put Your Soul On Your Hand and Walk” de Sepideh Farsi serait peut-être resté au second plan si le meurtre de sa principale protagoniste, la photojournaliste Fatma Hassona dans une frappe israélienne sur son immeuble le 16 avril dernier, ne l’avait brutalement placé au centre d’une sélection où la mort s’est soudainement invitée comme une réalité effroyablement tangible et impossible à ignorer. Les marques de soutien à la Palestine se sont multipliées au fil du festival, allant du clin d’œil discret (pin’s pastèque à tout va en cérémonie de clôture) au quasi meeting, comme lors de la conférence de presse du 23 mai donnée au village international après la volte-face de l’hôtel Majestic où elle était initialement prévue, avec des textes de soutien envoyés par Ken Loach et Adèle Haenel.

“I’m Glad You’re Dead Now” de Tawfeek Barhom

Le cinéma palestinien était présent dans plusieurs films, comme la Palme d’or du court-métrage “I’m Glad You’re Dead Now” de Tawfeek Barhom ou le mélange de satire et d’action de “Once Upon a Time in Gaza” d’Arab et Tarzan Nasser. Surtout, le choc du “Oui” de l’israélien Nadav Lapid, prévu en compétition puis rétrogradé en toute dernière minute à la Quinzaine des Cinéastes. “J’ai fait un film dans le pays de l’ennemi, qui est ce que mon pays est devenu”, déclarait Lapid lors de la première projection de cette satire féroce du fascisme israélien, centrée sur un artiste mondain à qui l’on passe commande d’un nouvel hymne national appelant à l’extermination de Gaza. En 2024, la robe de Cate Blanchett composant sur le tapis rouge un drapeau de la Palestine avait fait sensation. En 2025, le ton est clairement monté.

3. Un cinéma américain aux fraises
“Eleanor The Great” de Scarlett Johansson.

Après la Palme d’Or à “Anora” en 2025, couronnée de cinq Oscars dont celui du meilleur film, beaucoup espéraient un retour en force de l’indé américain à Cannes, qui s’est somme toute assez maigrement produit. “Eddington” d’Ari Aster (pot-pourri de Covid, de Black Lives Matter et de fractures trumpistes dans un village-témoin du Nouveau-Mexique), “Die My Love” de Lynne Ramsay (variation compliquée à digérer d’Une femme sous influence) et “The Mastermind” de Kelly Reichard (mi-film de braquage mi-fresque sixties) n’ont pas créé l’épiphanie ni figuré au palmarès. Les castings rutilants (Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Robert Pattinson, Jennifer Lawrence, Josh O’Connor…) de ces projets n’ont pas suffi à peser sur un festival qui n’attire plus dans ses filets les gros poissons de l’auteurisme hollywoodien.

“The Chronology of water” de Kristen Stewart.

Les grands absents, souvent passés voire révélés par la Croisette comme les frères Safdie (deux films de sport très attendus : “Marty Supreme” avec Timothée Chalamet et “The Smashing Machine” avec Dwayne Johnson), Paul Thomas Anderson (“Une bataille après l’autre” avec un certain DiCaprio Leonardo), Yorgos Lanthimos (qui rempile avec Emma Stone pour “Bugonia”) ou Terrence Malick (dont la vie de Jésus se fait attendre année après année) ont manifestement encore préféré lancer leur course aux Oscars avec un passage à Venise ou Toronto en septembre. De l’Amérique, Cannes ne récupère que les miettes – notamment les coquetteries d’acteurs et d’actrices passant à la réalisation, gestes arty assez chaleureusement reçus mais au potentiel par nature limité (cette année Kristen Stewart, Harris Dickinson, Scarlett Johansson…). Le prochain “Anora” pourrait se faire attendre.

4. La consécration de Hafsia Herzi
“La petite dernière” d’Hafsia Herzi.

Pour son troisième film de réalisatrice, elle s’est attaquée à une adaptation littéraire aussi délicate qu’ambitieuse : “La Petite Dernière” de Fatima Daas, fulgurant récit d’apprentissage lesbien d’une jeune musulmane, vénéré par Despentes et couronné à sa sortie d’un prix du premier roman Les Inrockuptibles. Le doublé de la Queer Palm, remise par un jury présidé par Christophe Honoré, et du prix d’interprétation féminine pour l’inconnue Nadia Melliti, étudiante en STAPS recrutée en casting sauvage dont le timide discours de remerciement fut certainement le moment le plus émouvant de la cérémonie de clôture, parachèvent la mutation de l’ancienne égérie d’Abdellatif Kechiche en cinéaste de premier plan. Le film lui-même est très beau, suivant une trame générale quelque peu académique mais transfigurée par un souci permanent de justesse, un texte concret et aride évitant élégamment le sursignifiant et les grandes explications, un montage audacieux troué d’ellipses. Herzi passe le galop : sa vie de cinéaste pourrait s’appuyer sur cette réussite pour supplanter son œuvre d’actrice.

5. Le choc radical du festival
“Sirãt” d’Óliver Laxe.

Ça s’appelle “Sirãt”, c’est réalisé par un Galicien aux airs de Christ mannequin du nom d’Óliver Laxe, et c’est l’histoire d’un homme qui cherche sa fille dans une free party dans le sud marocain, accompagné de son jeune fils de 10 ans, bientôt épaulés par une bande de travellers qui proposent de les conduire en direction d’une autre rave où la disparue du désert pourrait se trouver – alors qu’en arrière-fond, une troisième guerre mondiale semble se préparer. À partir de ces prémisses “Sirãt” va loin, très loin, dans un très profond vertige de mort, de techno et de flammes.

Certains ont comparé le film à “Mad Max” (une course post-apocalyptique à travers le sable faisant défiler camions et freaks magnifiques – il faut préciser que plusieurs voyageurs ont un membre amputé), d’autres aux grands voyages aux enfers de “Sorcerer” et du “Salaire de la peur”, d’autres encore à Gus Van Sant ou Antonioni. Largement à la hauteur de ces illustres inspirations, “Sirãt” est une des expériences les plus sidérantes et les plus traumatiques que l’on ait vu au cinéma, et certainement le plus grand film jamais tiré de la culture rave. Adoré de certains, vilipendé par d’autres, il n’a que modestement figuré au palmarès (un grand prix ex-aequo, et un prix Cannes Soundtrack). Vous en entendrez beaucoup parler à sa sortie le 3 septembre ; il faudra croire la hype.

6. Un attentat ?

Le matin du samedi 24 mai, jour de la cérémonie de clôture, Cannes a perdu l’électricité et le réseau téléphonique pendant de longues heures, laissant la ville et son festival en état d’hébétude et de dysfonctionnement total. Si aucun film n’a vu sa présentation officielle perturbée, le dernier jour étant consacré aux reprises de la compétition achevée la veille, et bien que le palais, disposant d’un groupe électrique de secours, ait été avec le casino le seul bâtiment à échapper à l’arrêt complet, l’événement a tout de même marqué les esprits d’une drôle d’image d’apocalypse grotesque, mêlant jetsetteurs paniqués, symphonie de klaxons (la signalisation étant en panne), palaces tous feux éteints et rumeurs délirantes sur une attaque russe ou un blackout national à l’espagnole. Peut-être pas si éloignées de la vérité ? Dans la journée, on apprenait que la coupure était due à des vandalisations : un poste incendié et une ligne sciée.

Quelques jours après, un groupe se décrivant comme anarchiste publiait une revendication dénonçant une “cérémonie obscène au bord d’une mer devenue cimetière de réfugié.es, et la poubelle industrielle d’une société qui adore porter la révolte à l’écran, mais qui réprime et emprisonne toute personne qui se soulève contre sa domination sur le monde”. Autant que le festival puisse se targuer de prêter une oreille attentive aux tourments contemporains, il reste aux yeux de certains une mascarade (par exemple capable d’héberger la remise d’un prix pour son engagement pour l’environnement et la justice sociale à la future femme de Jeff Bezos – véridique) à mettre à terre, et une colosse manifestement vulnérable. Il est probable que la forteresse muscle ses défenses à la lumière de cette humiliation.