Le Festival de Cannes est un peu à l’image de notre monde bazardé. Un gros fourre-tout culturel et politique où se mélangent l’art, le raffinement, le tacky, le scandale, le désastre écologique et la surenchère capitaliste. Entre le discours controversé de Justine Triet, les protestations sociales et la remise de la Queer Palm, retour sur une 76e édition plus politique que jamais.

1. Le sacre de Justine Triet, véritable héroïne du festival

Samedi soir, la décision du jury pour le palmarès de la 76e édition du festival a été annoncée et c’est la réalisatrice Justine Triet (“Victoria”, ”Sybil”) qui a décroché la timbale avec son cinquième long-métrage ”Anatomie d’une chute”. Elle devient ainsi la troisième femme à remporter la Palme d’Or, et la deuxième à la remporter en solo après Julia Ducournau en 2021 pour “Titane”. Big up ! “Anatomie d’une chute” est un film de procès qui décortique méticuleusement les rapports de force au sein d’un couple d’artistes aisés. L’épouse (merveilleusement interprétée par Sandra Hüller) est alors accusée aux assises du meurtre de son mari, dans leur chalet des Alpes françaises. En l’absence de témoin, excepté leur fils malvoyant, la justice va disséquer la vie de ce couple dont les disputes ont été enregistrées par le mari. Une manière de révéler les jeux de pouvoirs, névroses et failles cachées qui gangrenaient jusque-là leur relation.

Un ovni haletant sur les rapports de domination entre hommes et femmes comme seule Justine Triet sait les mettre en scène et qui a fini par convaincre le jury. Mais c’est surtout en recevant son prix que cette dernière a marqué les esprits et électrisé la croisette à travers son discours de remerciement ; au point d’être la cible de critiques de la part d’un grand nombre de politiques et membres de la majorité. Son crime ? Avoir simplement osé rappeler au public la politique culturelle désastreuse du gouvernement français et le passage en force de la réforme des retraites (et ce malgré une opinion générale défavorable avec des mois de manifestations, grèves et mobilisations des citoyen·ne·s et des syndicats), pour finir par évoquer le “schéma de pouvoir dominateur, de plus en plus décomplexé, (qui) éclate dans plusieurs domaines” et auquel “le cinéma n’échappe pas”. De quoi contrarier une bonne partie de la classe politique comme la Ministre de la Culture Rima Abdul Malak qui s’est dite ”estomaquée” d’une telle prise de parole… Don’t gag madame la Ministre. L’art d’une manière générale (et le cinéma d’auteur plus particulièrement), a toujours été un contre-pouvoir s’exprimant contre les (in)actions de de la classe dirigeante. Et Justine Triet d’ajouter : “La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française”. Mic Drop pour la Palme d’Or de l’audace.

2. Un peu partout, un vent de protestation

 

Au lendemain du festival, on continue de taper sur les doigts de Justine Triet, comme si sa prise de parole sonnait comme un affront et comme quelque chose de déplacé et d’inapproprié alors que Cannes a toujours été une tribune politique pour les artistes et les cinéastes en sélection (remember la Palme d’Or accordée au documentaire anti-George Bush “Fahrenheit 9/11” de Michael Moore en 2004 ?). Si Cannes c’est que du glam, pourquoi alors avoir sciemment sélectionné le film de Maïwenn “Jeanne du Barry” avec Johnny Depp, alors que l’acteur a récemment été condamné pour diffamation dans son procès face à Amber Heard en 2022, si ce n’est pour signifier que le monde du cinéma se fout royalement de #metoo et de la prise de parole des femmes sur les violences masculines ? Las·se·s de ce statu-quo, une centaine d’actrices et quelques acteurs, dont Julie Gayet, Laure Calamy, Géraldine Nakache et Zita Hanrot, ont signé le 16 mai dernier, premier jour du festival, une tribune publiée dans le journal Libération afin de dénoncer un milieu du cinéma français gangréné par les « agressions sexuelles », le « racisme » et le « harcèlement moral » qui sévissent sur les plateaux de tournage. « Le cinéma français a intégré un système dysfonctionnel qui broie et anéantit », peut-on lire dans cette tribune qui n’a pas été le seul type de protestation à faire réagir.

En effet, tout au long de la quinzaine, Cannes a été marqué par des contestations en tout genre. Dans la lignée de ladite tribune, le collectif Tapis Rouge, Colère Noire, qui se présente comme rassemblant des professionnels du milieu du cinéma, a multiplié les collages d’affiches sur les murs et les sols de la ville afin d’accuser les organisateurs de “complaisance” vis-à-vis d’agresseurs, notamment sexuels, dans la sélection des films en compétition. Plus largement, ses membres dénoncent les violences du milieu et plaident pour des tournages et des festivals aux conditions “éthiques”. Un peu comme la CGT qui a organisé une manifestation surprise le vendredi 19 mai dans le centre de Cannes pour protester contre la réforme des retraites mais aussi et surtout contre les conditions de travail des « petites mains » derrière le célèbre événement de cinéma. Quelques jours plus tard, une partie de la ville a subi des coupures d’électricité et de gaz organisées par des manifestant·e·s.

Côté mode, on a eu droit à ce fashion statement de la mannequin iranienne Mahlagha Jaberi qui a gravi le 26 mai les marches du Palais des festivals dans une longue robe noire avec un décolleté plongeant en corde de chanvre, nouée autour de son cou à la manière des condamnés à mort, afin de dénoncer la politique de répression en Iran. Dans le même style, il y a aussi eu cette femme dans une robe aux couleurs du drapeau ukrainien qui, le 22 mai, s’est aspergée de faux sang sur le tapis rouge pour dénoncer la guerre en Ukraine, avant de se faire évacuer fissa et manu militari par la sécurité.

Enfin, il y a eu la manifestation d’un collectif de professionnel·le·s et de technicien·ne·s du cinéma, qui le 23 mai, ont défilé sur les marches du palais des festivals, muni·e·s de pancartes en faveur de la transition écologique. Pas étonnant quand on sait que le festival de Cannes est une aberration en ce qui concerne la pollution et l’exploitation des ressources. Cannes c’est 5 000 projections, 80 000 festivaliers, une population de la ville multipliée par trois, le tout avec une empreinte carbone de plus de 25 000 tonnes de CO2, boostée par l’utilisation d’hélicoptères ou de jets privés qui atterrissent toutes les 10 minutes sur le tarmac de l’aéroport et des yachts de luxe qui squattent et polluent la baie cannoise. Le compte Yacht CO2 Tracker, qui traque les bateaux de luxe et calcule leur empreinte carbone, a même intensifié sa surveillance et son action pendant le festival, en demandant notamment aux professionnels du cinéma de ne plus s’afficher à bord de ces bateaux.

3. Les identités et thématiques queer célébrées

Cette année, la sélection cannoise a particulièrement mis à l’honneur les identités et thématiques queer. D’abord avec le court-métrage de Pedro Almodovar produit par la maison de mode Saint Laurent. Un western gay avec Pedro Pascal et Manu Rios, qui, de fait, s’est retrouvé en compétition pour recevoir la queer palm. Cette dernière, créée en 2010, récompense des films mémorables et marquants, qui reflètent la diversité et l’importance des thématiques queer et qui contribuent à faire avancer la cause LGBTQ+ dans le monde du cinéma. Et c’est le film japonais Monster, de Hirokazu Kore-eda en compétition officielle, qui s’est ainsi vu décerner ce prix alternatif du meilleur film LGBT. Ce long-métrage commence comme un drame sur le harcèlement en milieu scolaire, raconté depuis de multiples points de vue, avant que son intrigue évolue vers une relation d’amitié très étroite, voire d’amour, esquissée entre deux jeunes élèves. Filmé avec une grande pudeur, le film a rappelé par certains aspects “Close”, film du belge Lukas Dhont, en compétition à Cannes l’an dernier.

4. LA SURENCHÈRE MODE
La campagne “La vacanza”, Versace X Dua Lipa.

Plus les éditions s’enchaînent et plus le festival de Cannes ressemble à une fashion week à part entière. Même The Guardian l’a notifié dans son article ‘Bolder than ever’: Cannes fuses film and glamour in unofficial fashion week. Un cirque d’apparat et d’opulence semblable à celui de New York, Paris ou Milan et où se succèdent les fashion statements sur le tapis rouge du palais des festivals et les événements mode pensés uniquement pour l’excentricité du festival. Cette année on retiendra la soirée d’anniversaire de Naomi Campbell avec la marque Boss, le dîner Celine, la présentation de la collection croisière 2024 de Philipp Plein ou encore le dîner de gala de l’AmFAR organisé par Carine Roitfeld. Sans oublier le défilé “La Vacanza”, organisé par Versace pour présenter sa collection en collaboration avec la chanteuse Dua Lipa. Cela dit, dans ce contexte politique chargé, l’idée d’une collection qui promeut le concept même de vacances prend une toute autre résonance… Car il y a comme une forme d’ironie à voir une grande marque de mode prôner l’oisiveté et la détente dans le luxe alors que la colère contre une réforme des retraites qui nous condamne à travailler deux ans de plus continue de gronder. Qui aurait pu croire que Donatella Versace était favorable à la semaine de 28h et la 6e semaine de congés payés ? You go girl.