Le 4 juin dernier, lors de la Fashion Week de Stockholm, Resolute RGL, marque de sneakers palestinienne, est venue partager son histoire à travers le regard et le geste de femmes pratiquant le tatreez, un art fervent de vivre. L’occasion pour Samia Larouiche, qui était présente sur place, de revenir sur la genèse de ce projet mêlant mode, survie et savoir-faire.

Sur les collines situées au sud d’Hébron, se trouve Massafer Yatta, où a été créée la Coopérative de brodeuses de tatreez par Kifah Adraa. Des noms familiers, puisque leur écho aura largement marqué la cérémonie des Oscars en mars dernier. Basel Adraa, fils de Kifah, s’est vu décerner le prix du meilleur documentaire avec No other land, filmant les destructions et expulsions infligées à leur communauté par l’occupation israélienne. La dureté de ces images et la délicatesse des broderies rappellent combien cette terre est un théâtre, à la fois par ce qu’elle montre et par ce qu’elle cache. Véritable dialecte visuel et symbole de résistance, le tatreez conte la pluralité de la culture palestinienne, sa beauté, son identité. Dans une guerre des valeurs où l’humanisme est à l’agonie, ces récits essentiels donnent un autre écho que celui des destructions : celui des voix palestiniennes, à travers le leadership durable des femmes, le savoir-faire et la résistance culturelle.

Lors de la Stockholm Fashion Week, j’ai eu l’honneur d’échanger avec l’équipe lors d’un panel. Kifah m’a alors confié son rêve : de l’éducation à la création des sneakers Resolute RGL, tissées de mémoires de femmes qui, à l’art de la guerre ont préféré l’art de vivre. Tout commence dans les années 1990. Fraîchement mariée, Kifah s’installe dans un petit village des alentours. “Il n’y avait rien, pas de routes, quelques tentes pour se loger car toute construction était empêchée par l’occupation… Les écoles existantes avant 1967 avaient été détruites par l’armée”. Elle veut aider sa nouvelle communauté et décide de rétablir l’accès à l’éducation. “Lorsque j’ai parlé de mon rêve d’école, on m’a prise pour une folle, en me disant qu’elle serait détruite”. Elle obtient pourtant le soutien financier de Yasser Arafat, mais l’exécution reste clandestine : la zone classée “C”, est sous occupation et contrôle militaire. Les femmes imaginent de véritables stratégies de guerre. Elles construisent de nuit, montent la garde. À chaque nouvelle persécution, son innovation : “Nous séparions les femmes en deux groupes le matin et nous installions pour pique-niquer. Ainsi, si les soldats nous interrogeaient, selon les contextes, nous disions que nous pique-niquions ou construisions une école pour que nos enfants puissent étudier comme leurs enfants en Israël”.

© Jeremy French

L’école finit par voir le jour, mais est détruite au bout d’une semaine. Kifah ne laisse pas les soldats s’opposer à son dessein. Après des années où l’éducation a vécu, pire que dans la clandestinité, dans le reniement de la culture, les femmes lasses, ont continué de construire. Plus de dix classes ont vu le jour malgré la situation hostile. Dans les années 2000, sous Ariel Sharon, tout empire : “l’armée empoisonnait notre eau pour nous chasser de nos terres, qui étaient nos seules sources de revenus”, se souvient Kifah. Au vu de leurs luttes quotidiennes, la femme et sa communauté auraient pu à juste titre détester le monde pour sa dureté. Pourtant, elle décide de faire du tatreez pour s’en émanciper.

La coopérative de brodeuses était née. Ces dernières y racontent leurs histoires de nettoyage ethnique à l’aide de fils et d’aiguilles. Les motifs du Tatreez pouvaient à une époque représenter le drapeau palestinien pour contourner son interdiction par exemple. Ces broderies sont aussi des machines à remonter le temps, où mères et filles se rassemblent pour raconter leurs riches traditions. “Je me demandais pourquoi ma mère utilisait toujours le vert et le rouge dans ses tatreez. Elle me répondait que ce sont les couleurs des collines du sud d’Hébron qui regorgent d’anémones et d’oliviers, et qui symbolisent la Palestine. Les significations varient, que l’on vive au nord, au sud, à Jérusalem, à Bethléem… Dans la région de Jaffa, on trouve beaucoup d’agrumes et de verdure, par exemple”, se rappelle Sana Adraa.

© Nabil Elderkin

Quelques années plus tard naît le projet Resolute RGL, porté par Kifah, sa nièce Sana, son fils Basel et leur ami Joseph. La ligne de sneakers durables, brodées à la main, est lancée via Kickstarter à la Fashion Week de Paris de mars dernier. “Nous avons testé différents motifs, modèles et usines. Aujourd’hui je vois les femmes épanouies car elles vivent de leur savoir-faire, ce qui leur redonnent de la dignité”, s’enthousiasme Basel. Les Oscars ont offert une visibilité mondiale au projet. Des personnalités comme Joan Baez, Peter Gabriel, Jamil Shamasdin ou Tamer Naffar ont porté les sneakers. Le réalisateur Nabil Elderkin qui soutient le projet, a documenté le voyage de Basel jusqu’à New York, et s’apprête à le rejoindre à Massafer Yatta.

Si le projet est solide, la réalité de ce Social Business reste fragile. “Transférer de l’argent à Masafer Yatta est quasiment impossible, pourtant nous avons réussi à faire notre premier versement à la coopérative de brodeuses il y a quelques semaines. Ces femmes ne sont pas seulement des artisanes, elles sont les principales propriétaires de la marque”, explique Joseph Levin, cofondateur. Il a rencontré Basel il y a huit ans, alors qu’il travaillait pour une ONG luttant contre l’occupation. Il ajoute : “Faire sortir les broderies reste un défi. Pendant des années, les soldats m’arrêtaient aux checkpoints, je les montrais, et ils me laissaient passer. Bientôt nous devrons passer à l’échelle supérieure, les autorités israéliennes pourraient bloquer, mais nous sommes prêt·e·s, nous nous battons pour cela depuis des années.”

Malgré les obstacles, les femmes palestiniennes inspirent des modèles socio-économiques et une culture régénératrice. “Si nous réussissons, nous pourrons aller avec Kifah et Sana dans d’autres communautés confrontées à des oppressions similaires, du Zimbabwe à la Colombie. Les femmes de Massafer Yatta leur diront que si elles y sont arrivées, elles le peuvent aussi, et nous créerons une communauté mondiale”, affirme Basel. Kifah conclut : “Ma plus grande fierté, c’est notre résilience. Et mon fils Basel, qui malgré les opportunités de vie plus sûre à l’étranger, les Oscars… reste fidèle à sa terre. J’ai élevé des enfants déterminé·e·s, qui cultivent l’amour de la Palestine”.

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