Doudoune et veste en nylon, Cagoule en laine FILA, Collant en nylon et lycra WOLFORD. Photos Marcin KEMPSKI. Réalisation Karolina GRUSZECKA

La journaliste et autrice Marie Kock a imaginé un récit d’anticipation inspiré de la dernière série mode photographiée par Marcin Kempski pour notre numéro “Utopia”. Soit l’histoire d’une jeune fille vivant dans un futur proche où la baleine bleue n’existe plus et dont l’utopie est de pouvoir entendre le chant enivrant de cet animal mythique disparu.

Bien à l’abri dans la pénombre de la régie, Sèta est sur le point de savourer la plus grande victoire de sa courte vie. Devant elle, une boîte gris ardoise grande comme une valise cabine, les indicateurs au taux requis pour une conservation optimale : Température 0 °C, Taux d’humidité relative RH=40 %. La gorge façon désert de Gobi, mais les mains trempées par l’excitation, elle prend le temps d’essuyer soigneusement chacun de ses doigts sur son short. Et s’ils n’étaient pas à l’intérieur ? Et si les enregistrements avaient été endommagés ? Et s’ils n’étaient pas aussi dévastateurs qu’elle l’espérait ? Toutes les questions s’évanouissent alors qu’elle ouvre le coffre comme on ouvrirait un écrin dont on sait déjà que ce qu’il contient est trop cher pour soi. Les enregistrements sont là, et ils luisent, bien frais, comme des sardines tout juste sorties de la mer. Obtenir le lecteur compatible avec ces antiquités, ce n’était rien comparé aux batailles qu’elle avait dû mener pour faire sortir les bandes des archives Museum XX-XXI. Mais elles étaient là : des heures de chants de la mythique baleine bleue, captés dans tous les océans où elle régnait encore au siècle dernier comme le plus gros animal ayant jamais vécu sur Terre, dinosaures inclus. Soit tous les océans, hormis celui qu’on appelait l’océan arctique. Elles avaient fini par disparaître, en même temps que la mer avait commencé à virer au marron et le ciel à l’orange. Des millénaires à ne craindre personne, à parcourir des milliers de kilomètres et à mouvoir avec grâce ses 170 tonnes sans faire chier personne, tout ça pour devenir un logo sur des tee-shirts et des mugs, pour ceux qui avaient fini par se lasser des dragons, des sirènes et des licornes.

Toute tétanisée à l’idée de ne pas survivre à la beauté du moment, Sèta n’ose pas encore glisser la première bande dans le lecteur. Personne n’a eu le droit d’écouter le chant de la baleine bleue depuis 26 ans, 4 mois, 14 jours. Elle en avait à peine 5 quand les 527 étaient partis en vrille dans leur caisson sensoriel, d’où ils étaient sortis le cœur exalté et le regard fixe pour aller se jeter joyeusement dans la mer. À partir de ce jour-là, tous les enregistrements de chant de baleine dont on louait les qualités relaxantes – “sur le corps et le mental, venez plonger au profond de vous-même pour un moment de pure détente amniotique” – furent confisqués. La police se mit à ratisser tous les centres de bien-être, les musées, les antennes de l’association Mémoire et défense de la nature, avant de lancer un appel aux citoyens, pressés de venir remettre au commissariat le plus proche tout ce qui pouvait évoquer l’appel des profondeurs. Les experts avaient envahi les plateaux, les réseaux, les colonnes, pour tenter de déterminer si les chants étaient si beaux parce que l’animal était monstrueux ou si l’animal était encore plus monstrueux de par la beauté de son chant. Les chasseurs avaient repris la traque au harpon, les scientifiques s’étaient mis à dépecer les bêtes, fouillant avec avidité dans leurs cœurs de 600 kilos des réponses aux questions qu’eux-mêmes n’arrivaient pas très bien à formuler. Le centre de recherche Nakabe plancha sur l’observation de quelques spécimens vivants, au large des côtes japonaises, dans l’espoir d’entendre des changements de fréquence, de rythme, de variations dans leurs modulations, qui expliqueraient que leur chant ait muté en chant des sirènes. Personne ne trouva d’explication convaincante au mystère.

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Sèta est maintenant assise, le casque vissé sur les oreilles. Ses mains ne tremblent pas, mais son cœur se déploie en fanfare dans les écouteurs et dans ses omoplates collées au dossier de la chaise. Il ne reste plus qu’à appuyer sur play. Elle attend encore un peu. Respire par le ventre. Rouvre les yeux pour regarder, à travers la fenêtre qui donne sur l’atrium, la foule faire semblant de déambuler au gré des rencontres pour se masser invariablement autour des buffets. L’air commence à sentir le champagne et la chaussure, alourdi encore par les rires forcés et les exclamations casinos de Las Vegas des invités. Bon, se dit Sèta, c’est pas vraiment comme ça que je m’imaginais le plus grand moment de ma vie, mais asta e. Elle est presque prête. Une tension dans le trapèze gauche lui rappelle qu’elle a laissé tous les appels et texto de sa mère en suspens et que ce n’est pas bien. Deux jours que sa mère s’inquiétait, sentait qu’il se tramait quelque chose, que Sèta ne disait rien, ce qui n’était jamais bon signe. Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien lui répondre pour qu’elle arrête de se tordre les mains en se lamentant en roumain, ce qui avait à chaque fois le don d’agacer Sèta et de lui briser le cœur en même temps ? Qu’elle avait soudoyé, rusé, manigancé, probablement mis un paquet de gens dans la merde pour obtenir des enregistrements interdits au public ? Que oui, c’était encore une histoire de baleine ? Que non, elle n’avait pas envie de passer à autre chose ? Futu-i, fuck, putain, c’était pas le moment de se laisser emporter dans une de ces querelles imaginaires qu’elle ne gagnait jamais. Inspire, expire. Sèta pose à nouveau les yeux sur le lecteur. Et sentant qu’au fond il n’y a jamais de timing parfait pour sauter de la falaise, elle appuie sur play.

Les premières secondes déroulent le bruit de la mer. Pas celui du rivage, celui de la mer. Sèta n’a jamais nagé dans l’océan, jamais mis la tête sous l’eau pour la ressortir hilare au milieu des vagues et se rassurer vite fait sur l’existence d’une vie à la surface. Rien que l’ampleur du caisson marin lui fait monter les larmes aux yeux. Elle entend maintenant comme des bulles qui hésiteraient à éclater, des surfaces qui semblent glisser les unes sur les autres, des explosions assourdies par la neige. Elle ne comprend rien, et c’est la sensation la plus délicieuse possible. Et puis, les premiers chants. Quelque chose entre le babil d’un enfant et le mugissement d’une vache, qui lui tord instantanément le bide. Ou non, plutôt comme un essaim d’abeilles et des pales d’hélicoptères. Un chaton, un dragon, les pleurs d’une femme inconsolable dans la forêt, l’écho d’une cour d’école à la récréation. Elle rit toute seule de cette conversation confuse qui se met en place entre ses oreilles. Blanche Neige, elle pense à Blanche Neige entourée par les oiseaux et les animaux de la forêt, joyeuse, confiante. Elle se sent en sécurité, comme jamais elle ne l’a été auparavant. Et puis, c’est la panique. Les chants suivants lui racontent en 23 Hz toute l’horreur du monde. Les ambitions mal placées, les mesquineries inutiles, les compromis fades et les violences sans enjeu. Et pendant une microseconde elle comprend pourquoi, quoi qu’on fasse, le monde restera ce qu’il est, ne progressera jamais vraiment malgré les changements de vocabulaire, et pourquoi c’est une vaste plaisanterie de penser que l’être humain est ce qu’il y a de mieux en matière d’espèce. Elle oublie maintenant. Ne reste qu’un vague arrière-goût, un truc qu’elle a sur la langue et qui, elle l’espère, va finir par revenir. À nouveau elle pleure. À cause de la beauté. Qu’elle entrevoit partout, sous ses formes les plus furtives, dans tous ses recoins inespérés. Les chants l’appellent, mais elle ne sait pas comment répondre. Son corps trépigne, mais pour aller où et faire quoi d’autre qu’imploser sous son propre élan ? Quand elle était adolescente, et qu’elle jouait avec ses amis à “Et si tu avais un super pouvoir, ce serait lequel ? ”, elle ne pouvait s’empêcher de mépriser un peu ceux et celles qui voulaient devenir invisibles ou voler, alors que clairement le seul pouvoir qui valait le coup c’était d’entrer en combustion spontanée sous l’effet de sa propre colère. C’est à ça qu’elle pense alors qu’elle se consume de l’intérieur. Le feu, elle a enfin le feu, et ses mains pourraient créer des boules immenses qu’elle enverrait aux quatre coins de la planète. Un léger cliquetis, suivi d’un grand clac. La première bande s’arrête. Au loin lui parviennent les bruits des verres qui s’entrechoquent et le brouhaha des conversations convenues. 

Les enceintes sont déjà branchées. Sèta n’a qu’à les déplacer sur les tables près des fenêtres. Elle cale en dessous les flyers bleu océan d’avant, qu’elle ne distribuera pas, pour les incliner du mieux qu’elle peut vers l’atrium. C’est un peu du bricolage, mais ça lui semble assez solide pour durer le temps nécessaire. Elle pousse le son au max. Cette fois-ci, elle n’a pas besoin de respirer par le ventre avant d’appuyer sur play.

Le chant des baleines envahit tout l’espace : celui de son corps, de la régie, du ciel au-dessus de l’atrium, qui se fige la main dans les petits fours. La foule commence à palpiter en rythme, à traverser à l’unisson l’émerveillement et la terreur, à se resserrer un peu plus sous les assauts du chagrin et de la joie. Séta regarde où en est la bande. Il reste moins de trois minutes. Elle enlève ses chaussures. Grimpe sur l’un des bureaux. La foule se meut en vagues amples au gré de ses propres ressacs. En enjambant la fenêtre, Sèta fait vaciller une enceinte. Les flyers s’éparpillent dans l’air, laissant s’échapper un banc de baleines, dessinées naïvement au feutre. Alors qu’elle bascule en souriant, Sèta n’a le temps que d’un regret : elle aurait quand même dû rappeler sa mère.