Quand je peignais la fête, même si on voyait peu les visages parce que je m’intéressais surtout aux matières, c’était quand même un rituel entre humains. Là ce qui m’intéresse, même si ça peut sembler prétentieux, c’est d’essayer de rendre le point de vue du monde en général, d’être plus froid avec les humains. Les regarder comme des poissons rouges dans un aquarium, avec un regard, un traitement pictural, qui leur donne autant de personnalité qu’un arbre. Il y a quelque chose de “désanthropocisé” qui m’intéresse beaucoup.
M. Quel est ton rapport individuel à la nature ?
T. L.-L. Je suis parisien, j’ai grandi dans le Marais, mais j’ai aussi vécu trois ans en Picardie où je faisais mon potager, presque en survivalisme, même si c’était essentiellement pour des raisons de pauvreté. La courgette, je la connais, je sais comment elle pousse. Malgré cela, ou grâce à cela, je ne crois pas à la nature. Je pense que ça n’existe pas. Je crois au réel. Tout est inclus de la même manière. Je ne crois pas au grand ordre naturel, c’est une invention du XVIIIe siècle pour remplacer Dieu. Quand Nicolas Hulot dit que le coronavirus est “un ultimatum de la nature”, là c’est fini pour moi. On ne peut pas se réunir autour d’un discours aussi peu rationnel. Le réchauffement climatique – le plus urgent des soucis, selon le GIEC – reste à mon sens un problème pratique ; il s’agit trop bêtement de baisser drastiquement la production de gaz à effet de serre. Il n’y a pas de grand ordre, pas d’ordre tout court. Il suffit de lire un peu Darwin pour s’en rendre compte : c’est le chaos.
M. Tu utilises alternativement l’huile, l’aquarelle et le fusain. En fonction de quoi ton choix se porte-t-il sur une technique plutôt qu’une autre ?
T. L.-L. J’ai dessiné le Bosco de la Villa Médicis au fusain. C’est une forêt magnifique. L’année où j’étais pensionnaire, quinze arbres sont tombés à cause d’une tempête, des vents inhabituels. Les arbres étaient vieux, mais ils étaient les plus beaux de la Villa, des pins parasol de 250 ans qui mettront aussi longtemps à repousser. Une blessure à jamais dans le paysage… Ce qui m’intéressait, c’était de dessiner au fusain, au bois brûlé, une forêt qui allait disparaître. L’aquarelle, c’est souvent pour représenter des gens qui bougent, ça convient pour tout ce qui est action. Et la peinture à l’huile est un médium lourd, je trouve. Je ne vais pas faire des tableaux anciens avec des mecs en train de faire des gestes ; il y a un temps lourd, une présence lourde.
M. Est-ce que ça a du sens de peindre aujourd’hui ?
T. L.-L. Passer deux mois à créer une image alors qu’on en poste 100 millions par jour sur Instagram ? Oui. L’image peinte est soignée, on y a mis de l’amour, elle est incarnée, inconsciente, c’est un objet, ce n’est pas du flux. Elle joue des apparences du réel avec les instruments du réel : la matière. Régis Debray dit un truc que j’aime bien : il dit qu’on a inventé le jogging avec la voiture. Avant, on ne courait pas ! Je pense qu’il y a un effet jogging pour la peinture, on a besoin de physico-chimique. Et j’adore la peinture parce qu’elle me fait regarder le monde avec plus d’intensité. Tu vois un arbre, tu vois Poussin, tu vois Fragonard. Tu découvres un goût pour le banal. Un journaliste qui passait à mon atelier a vu mon Bosco, et maintenant, quand il est en vacances, à chaque fois qu’il voit un arbre spécial, il m’envoie une photo. On peut rendre tout très beau et désirable, au lieu de vouloir fuir ; et ainsi s’impliquer dans une vie simple. Il n’y a pas de raison pour qu’il y ait un endroit moche dans le monde. Et si tout était beau, il n’y aurait enfin plus de tourisme.
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L’Asphyxie, jusqu’au 24 octobre à la galerie Les Filles du Calvaire, Paris 3e. www.fillesducalvaire.com