Journaliste, doctorante en anthropologie de la mode et philosophie du langage à l’EHESS et créatrice du podcast “Les gens de la mode”, Saveria Mendella dissèque au quotidien les codes de ce qu’on porte. Dans cette tribune, elle analyse la capacité de l’industrie à développer son propre axe narratif, entre rêve, fiction et réalité.

Je lis cette phrase écrite par la romancière française Neige Sinno : “Ce qui est bien avec la non-fiction, c’est qu’on peut faire fi de la vraisemblance.” Personne ne peut demeurer insensible à cet énoncé. Nous vivons une époque incroyable. D’ailleurs, n’avez-vous jamais sorti votre téléphone pour déclencher le bouton photo en vous disant que ce serait le seul moyen d’être cru·e, plus tard, par cette image qui accompagnera votre récit des événements ? À l’inverse, nous avons parfois besoin du filtre de l’image, de l’écran barrière, pour croire ce que l’on voit. Nos archives numériques ont remplacé ce fameux pincement qui nous réaffirmait notre présence au monde. Comme une “grand reporter” de mon existence, je recueille des preuves en permanence. Puis, je retombe sur de courtes vidéos de la tour Eiffel scintillant ou sur des photos de mannequins célèbres que j’aperçois quelques secondes aux défilés. Dans notre temps distendu, enregistrer, se remémorer, montrer et raconter sont devenus synonymes. Tout se vaut, mais tout dépend de l’axe narratif emprunté. “Regarde, hier, j’ai vu Naomi !” Ai-je vraiment vu Naomi Campbell comme je vois une amie autour d’un dîner ? Je ne veux pas me raconter d’histoires, et pourtant je ne fais que ça. Nous ne faisons tou·te·s plus que ça. Stocker des images. Capturer des moments de vie pour peut-être, plus tard, en rendre compte. Mettre en scène notre quotidien dans l’espoir qu’il déclenche une réaction auprès de notre entourage – que ce terme définisse nos proches ou une communauté plus large. Propriétaires d’un smartphone, interconnecté·e·s à la vie des autres, nous sommes devenu·e·s des créateur·rice·s de contenus filtrés, sauvegardés, légendés, reconstitués, exagérés, sublimés. Nous sommes des storytellers.

Et nous ne sommes pas les seul·e·s. Avant Internet, les campagnes de mode étaient exceptionnelles. Une seule publicité pour tous les Abribus, toutes les chaînes de télévision, tous les magazines et toutes les salles de cinéma pendant des semaines. Puis sont arrivés les réseaux sociaux, eldorados des marques de mode. La campagne n’y a plus de limites, mais l’objectif est toujours le même. Vendre un univers, faire acheter un atome. Du rouge à lèvres au parfum, en passant par le sac pour les plus chanceux. Comment ne pas concevoir chaque vidéo humoristique postée sur le compte TikTok de Loewe comme une campagne à part entière, comme la transaction d’un capital sympathie contre un capital financier ? Il faut dire que la mode a fait du chemin.

Dans un premier temps, le flot d’images l’a déroutée : elle confondait alors dévoilement et narration. Afin d’alimenter le fil continu des réseaux, la mode s’est autorisée à en montrer davantage sur son système. Les photos backstage, making of et vidéos behind the scene accompagnaient chaque événement. Même les artisan·e·s sont devenu·e·s des figurant·e·s. À force, ces coulisses sans cesse révélées ont perdu de leur magie. Il ne s’agissait plus d’un spectacle, mais d’un gage d’authenticité. Tout devait être vrai, brut, tandis que le véritable show passait aux mains d’incarnant·e·s. Est apparue l’ère du me-time, où les marques délèguent leur promotion à des personnalités maîtrisant l’autopromotion. #Outfitoftheday, Get Ready with Me, What’s in my bag, Story time… Chaque parcelle de vie, jugée inintéressante dix ans plus tôt, forme désormais le quotidien de la culture de masse. Ce qui précède l’action vaut autant que l’action accomplie, et ainsi le temps de cerveau disponible tient une permanence.

Khémaïs Ben Lakhdar photographié par Dorian Prost pour les éditions Stock.

Même le cinéma a été impacté par ce me-time de la mode. Entre 2021 et 2024, les plateformes de streaming ont proposé une série biographique sur Cristóbal Balenciaga, une autre nommée Becoming Karl Lagerfeld, d’autres encore sur Christian Dior (The New Look) et Roy Halston (Halston), un film sur la famille Gucci (House of Gucci), et ce sans compter les biopics sur Yves Saint Laurent et Gabrielle Chanel la décennie précédente. Côté littérature, les biographies sur le “Kaiser” se sont succédé. Le livre Dieux et rois : Alexander McQueen et John Galliano – Grandeur et décadence de Dana Thomas (Séguié éditions, 2024, ndlr) a été édité en plusieurs langues, et, cette année, Alessandro Michele n’a pas résisté à l’exercice autobiographique avec son ouvrage La Vie des formes – Philosophie du réenchantement, (éd. Flammarion) coécrit avec Emanuele Coccia et qui, comme son nom l’indique, aborde la mode sous un angle philosophique inédit. À l’ère des post-vérités, la culture de mode est tout orientée sur la reproduction du réel, voire la reconstitution historique. Je me suis passionnée pour les autofictions et les récits intimes. J’ai cru que c’était une simple évolution de mon goût personnel. J’avais sous-estimé la petite voix de mon algorithme me soumettant, jour après jour, des contenus qui incitent à agir comme le personnage principal de sa propre vie, je ne voyais pas le lien entre mes lectures et tous ces films sur la vie d’une personne décédée dont j’ignorais tout, mais qui soudain m’obsède, je n’avais pas décelé la portée psychique de cet adage selon lequel “l’intime est politique”. En fait, mon goût n’était que le résultat du soft power. De ce temps d’écran qui, chaque jour, me rend spectatrice des autres des heures durant. Le déclic ? La tendance TikTok qui consiste à utiliser une voix off pour démarrer sa vidéo en contredisant un prétendu narrateur omniscient (une IA), à qui l’on a volontairement dicté un texte erroné pour ensuite corriger ledit narrateur incompétent face caméra. Le concept est de mettre en scène l’écriture de sa propre histoire dans laquelle on insère soi-même une fake news sur soi-même pour ensuite rétablir la vérité sur soi-même. C’en était trop. J’ai racheté des romans. Adieu, la Terre.

J’embarque avec Gucci qui diffuse en 2021 la série Ouverture of Something That Never Ended, réalisée par Gus Van Sant. Je lis entre les lignes de Dior qui, pour sa collection automne-hiver 2025-2026, met à l’honneur le premier personnage trans de la littérature : Orlando, de Virginia Woolf. Personne d’autre n’aurait pu écrire un tel chef-d’œuvre. J’embarque aussi volontiers avec Prada, qui, pour sa campagne printemps-été 2025, a demandé à l’autrice américaine Ottessa Moshfegh d’inventer des portraits de femmes. La silhouette devient un personnage avec des goûts et une vie à soi, tandis que la campagne se transforme en livre. C’est un pont entre l’image et l’objet, entre la fiction et la réalité, l’individuel et le collectif. C’est cette histoire commune qui ne dit rien sur personne et qui permet, des siècles plus tard, à la créatrice irlandaise Simone Rocha de s’inspirer de la fable de Jean de La Fontaine Le Lièvre et la Tortue pour sa collection automne-hiver 2025-2026. Face à l’ego trip généralisé, les marques ont progressivement renoué avec le récit fictionnel. Ainsi, depuis 2023, la maison Saint Laurent a lancé Saint Laurent Productions : une véritable société de production qui a notamment produit le film multirécompensé du réalisateur Jacques Audiard, Emilia Pérez. Allez-vous me dire que le scandale des tweets racistes postés par l’actrice principale ayant émergé durant la promotion du film a dépassé la fiction ? Je ne pense pas. Au contraire, il la dissocie parfaitement, profondément. Le réel n’est pas toujours ce que l’on croit, tandis que la fiction, elle, sera éternellement la même.

Dans une fiction, le contrat avec le récepteur est limpide : ceci est faux. Ceci est une diversion, au sens premier du terme. Le héros n’a pas de compte Instagram. Il est juste là pour servir votre imagination. À ce stade de transition du secteur de la mode en une industrie culturelle de premier plan, se reconnecter aux inventions de l’esprit et fables en tout genre devient nécessaire. La mode délègue la mise en scène du quotidien à des créateur·rice·s de contenus pour mieux développer un univers parallèle dans lequel vous êtes des spectateur·rice·s choyé·e·s. Il en va de votre pouvoir passif. Les marques ne vous vendent plus tellement du rêve, elles vous offrent une alternative. Celle qui anime chaque professionnel·le de la mode, convaincu·e de participer à un rêve éveillé dans lequel la robe de Marilyn Monroe renaît sur un tapis rouge à New York en 2022, dans lequel les hommes portent des jupes, dans lequel Rihanna devient Pape, dans lequel Jeanne d’Arc galope sur la Seine devant 5 milliards de téléspectateur·rice·s, dans lequel une actrice octogénaire devient mannequin, dans lequel une voiture en forme de banane annonce l’ouverture d’une boutique… La mode fait fi de toute vraisemblance, et, finalement, c’est comme ça que toutes les histoires commencent.

Le podcast “Les gens de la mode” de Saveria Mendella connecte les enjeux de notre époque aux expert·e·s de la mode. Il est disponible sur les plateformes de streaming Apple et Spotify.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Fall-Winter 2025 STORYTELLERS (sorti le 23 septembre 2025).