Alors que Balenciaga vient de présenter sa collection FW20/21 sous la forme inédite d’un jeu vidéo, l’industrie de la mode, en pleine crise post-covid, semble foncer tout droit vers un monde où le vêtement virtuel serait devenu aussi commun que la vie en confinement.

Si vous n’étiez pas encore au courant, la pandémie de Covid-19 a mis un sacré coup derrière la tête au milieu de la mode (maintenant vous savez). Peur de transmettre le virus par la matière, annulation des sacro-saints défilés, expérience du shopping IRL réduite à néant, tout semblait indiquer un tournant catastrophique pour l’univers de la sape. Pourtant, loin de se laisser abattre, l’industrie a réagi en exploitant à fond le digital, allant jusqu’à donner naissance à une nouvelle utopie virtuelle. Ce qui semblait jusqu’ici n’être qu’une parenthèse numérique (influenceurs digitaux, avatars, présentations 3D) risque de devenir un déterminant majeur de l’industrie dans les mois et années à venir. Préparez-vous à rester connecté.e.s.

Un peu de tenue, svp… mais laquelle ?

Un vêtement se touche, s’enfile, prend vie… Mais que faire lorsque ce moment de volupté est totalement chamboulé ? Si certains designers ont déjà fait preuve de créativité dans le digital, la crise sanitaire a accéléré la mise au numérique de façon spectaculaire, poussant certaines maisons à réaliser de vraies prouesses technologiques afin de traduire digitalement l’expérience luxe et IRL de la mode. Face à l’annulation des grands événements fashion du second semestre 2020 – collections Croisière, MET Gala, édition de juin des Fashion Weeks de Londres, New York, Milan et Paris –, les marques et créateurs ont ainsi dû réinventer leur façon de présenter leurs nouvelles collections. Livestream, huis clos, showrooms virtuels, film, clip vidéo, performance artistique, ou encore avènement du “Phygital” Fashion Show, mélangeant catwalk et expérience digitale… Le virtuel a régné en maître. La marque Tommy Hilfiger a par exemple annoncé qu’elle n’utiliserait plus que le design 3D pour créer, développer et vendre des échantillons d’ici 2022. De son côté, Ralph & Russo a fait appel à un mannequin avatar pour shooter les photos officielles de sa collection Couture Automne 2020. De même, Olivier Rousteing pour Balmain a proposé un showroom virtuel pour présenter sa dernière collection Croisière en juillet, avec en bonus un avatar de sa propre personne pour présenter les pièces. Un concept rappelant le projet fou de la marque italienne Sunnei. Pour son défilé Printemps-Été 2021, elle a présenté sur son profil Instagram des mannequins CGI (“computer-generated images”, littéralement images générées par ordinateur, ndlr) portant virtuellement les pièces de cette collection baptisée Sunnei Canvas, tout en faisant un petit pas de danse sur La Macarena (no joke). Canvas, c’est la nouvelle plateforme digitale tout juste créée par la marque italienne et qui permet de customiser digitalement des pièces phares de la marque, actuelles comme passées, avant de pouvoir les recevoir IRL.. Mais d’autres sont allés encore plus loin, à l’image de la créatrice congolaise Anifa Mvuemba, qui a organisé le tout premier défilé sans mannequin et en trois dimensions sur Instagram en mai dernier. Un show où les vêtements en 3D étaient incarnés par des corps invisibles aux courbes voluptueuses sur un podium virtuel, qui fait désormais figure d’exemple dans l’industrie. Précurseur, ouvert à tous grâce à une diffusion sur Insta et inclusif, le défilé d’Anifa présage de nouveaux codes qui pourraient bien être le futur de la mode. Par ailleurs, le design 3D, déjà présent dans le radar de l’industrie, s’est révélé être une véritable solution pour travailler à distance pendant le confinement. Une fois créés, les modèles tridimensionnels peuvent être utilisés dans d’innombrables situations : des showrooms virtuels aux pages e-commerce en passant par les expériences de réalité augmentée. De nombreux atouts qui font de l’œil aux marques, comme Diane von Furstenberg ou le groupe Kering, qui misent déjà sur le design 3D pour allier efficacité et rapidité et, pourquoi pas, réduire le gâchis et répondre aux enjeux actuels de l’industrie.

The Revolution will be digital

Touchée au cœur, la mode s’est pris une claque par le Corona et n’a pas eu d’autre choix que de réagir rapidement afin de remettre en perspective des fonctionnements de plus en plus décriés (surproduction, pollution, exploitation…). Ainsi, dans plusieurs lettres ouvertes, de nombreux créateurs se sont d’ailleurs engagés à revoir leur manière de produire, présenter et vendre leurs collections. Dans une tribune commune publiée sur forumletter.org en mai dernier, plusieurs créateurs comme Tory Burch, Thom Browne, Dries Van Noten, Proenza Schouler et Marine Serre ont pris la plume : “En travaillant ensemble, nous espérons que ces étapes permettront à notre industrie de devenir plus responsable de notre impact sur nos clients, sur la planète et sur la communauté de la mode, et de ramener la magie et la créativité qui ont fait de la mode une partie si importante de notre monde”. Et si cette magie et cette créativité passaient par la dématérialisation du vêtement ? Mi-juin, c’est Gucci qui annonçait une collaboration avec Tennis Clash permettant aux joueurs de ce jeu mobile de tennis d’habiller leurs avatars avec des tenues exclusives créées par la célèbre marque italienne, puis de les acheter IRL. Quant à la maison Ralph Lauren, elle a misé sur Snapchat pour lancer une collection de douze vêtements conçus pour être portés sur Bitmoji et également dispos en réel. “Les Bitmojis sont des véhicules importants d’expression personnelle dans le monde digital et les réseaux sociaux. Alors que le monde des avatars digitaux continue d’accélérer, il est intéressant pour nous de tester et de voir comment les audiences répondent à la mode dans cet espace”, détaillait Alice Delahunt, cheffe du digital chez Ralph Lauren, à Vogue Business. Ces quelques exemples, dont le nombre a explosé ces derniers mois, sont venus confirmer une tendance initiée il y a déjà plusieurs saisons par des marques comme Moschino, qui avait collaboré avec le fameux jeu vidéo Les Sims en avril 2019, mais surtout Louis Vuitton, pionnier en la matière. Après avoir habillé virtuellement Lightning en 2015, l’héroïne virtuelle de la saga Final Fantasy devenue pour l’occasion égérie de sa collection Printemps-Été 2016, Nicolas Ghesquière a imaginé en novembre 2019 une version spéciale de sa malle iconique pour accueillir la Summoner’s Cup, trophée que reçoivent les vainqueurs du championnat du monde de League of Legends.

“loin de se laisser abattre par la pandémie, l’industrie de la mode a réagi en exploitant à fond le digital, allant jusqu’à donner naissance à une nouvelle utopie virtuelle.”

À cette occasion, il a également habillé deux avatars du jeu, Qiyana et Senna, dont a découlé une collection capsule inédite IRL, offrant la possibilité à quiconque de s’habiller en héroïne de jeu vidéo. De quoi ouvrir le chant des possibles quant au concept de démocratisation de la mode et du luxe grâce au digital. Car si le gaming nous permet bien une chose, c’est de devenir notre propre styliste.

La mode pour tous ?

Probablement encore plus précurseurs que les marques elles-mêmes, les gamers n’ont pas attendu les maisons de mode pour créer leurs propres vêtements et habiller leur avatar dans leurs jeux favoris. Échappatoire idéale pendant le lockdown, Animal Crossing donne entres autres activités (chasse, pêche, cueillette…) la possibilité aux joueurs de designer des vêtements. Certains ont d’ailleurs saisi l’occas’ pour réaliser des versions digitales de pièces de marques comme Raf Simons, Mowalola, Gucci, Prada ou encore Rick Owens pour leur personnage, créations ensuite uploadées sur différents comptes Insta dédiés. @animalcrossingfashionarchive, l’un des comptes en question, a d’ailleurs été approché par des designers tels que Marc Jacobs, Valentino ou Maison Margiela, qui en ont profité pour créer des looks pour le jeu en collab avec le compte aux plus de 47 k abonnés. Ensuite, plusieurs autres marques indé ont suivi la mouvance et envahi le jeu de leurs créations, comme Marine Serre ou Kévin Germanier. Après tout, rien de vraiment anormal à ça quand on connaît l’historique du virtuel démocratisé dans la mode. Depuis deux ans environ, des créateurs de contenus digitaux présents un peu partout dans le monde ont bâti de nombreux projets répliquant des looks et des pièces de grandes maisons pour habiller les Sims. Parmi eux, Olivia, du compte Insta @badddiesims, confiait il y a quelques mois à Dazed : “J’ai commencé à créer pour les Sims car je ne trouvais pas de vêtements qui allait avec mon propre style”. Au-delà du design de vêtements, le virtuel apparaît surtout comme une plateforme d’expression totalement libre. “Les Sims, c’est un jeu incroyable qui permet de créer un monde à part dans lequel je peux m’exprimer sans peur de jugements issus des standards imposés par la société”, expliquait de son côté @idsims, autre créateur de tenues digitales. Dans cette communauté, on trouve également les Simstigrammers, des créateurs de Sims version mannequins qui défilent sur les podiums, vont aux soirées red carpet, et font la cover des magazines virtuellement. Une vie en ligne qui permet aux utilisateurs de se projeter dans un monde où eux aussi font partie de l’élite. De son côté, le gaming mode bat tous les records. De la plateforme en ligne Roblox – qui permet aux joueurs de créer, acheter et vendre des articles de mode digitaux – aux apps telles que Covet Fashion ou Drest, dont le principe est d’habiller des mannequins virtuels avec des vêtements de luxe, on assiste à un réel engouement avec un nombre d’utilisateurs qui ne cesse d’augmenter. Enfin l’avènement d’un catwalk 3.0 universel, inclusif et démocratique ? Quoi qu’il advienne, cette nouvelle utopie virtuelle de la mode annonce une suite sans précédent. Car on parle déjà de l’internet du futur, basé sur la 3D et appelé “le metaverse”. Et si celui-ci n’est encore qu’un concept, on sait déjà qu’il s’agira d’un monde virtuel toujours accessible, “d’un univers sans barrière au nombre de participants, qui aura sa propre économie, et où les individus et entreprises pourront créer, posséder, investir et vendre”, comme le définit Matthew Ball, investisseur en capital risques dans la Tech et parmi les premiers théoriciens du concept, dans un essai publié en janvier sur son site. Notre avatar est bien parti pour vivre sa meilleure vie. Et le mieux fringué du monde, si possible.