Marquée par la pandémie, dans le sillage de #MeToo, les années 2020 seront-elles les nouvelles années folles tant annoncées ou l’âge d’une nouvelle révolution sexuelle qui ferait rougir le Summer of Love de 1967-1969 ?

Retour de flamme
Le monde est horny. C’est Suitsupply qui le dit aussi,à travers une campagne baptisée « The New Normal », pleine de peaux huilées et de baisers baveux, entre belles personnes de différentes identités de genres et de sexualités. Une orgie qui transpire le sexe et le consentement entre bons vivants dévoilée en mars 2021, soit pile un an après que la Covid-19 poussait l’Europe à se confiner. Après tant de restrictions sanitaires et sociales, ces démonstrations publiques d’affection placardées dans les rues et sur les murs des réseaux sociaux ont eu le don d’en faire rager plus d’un. Et d’en faire baver beaucoup plus.
D’autres campagnes ont suscité le désir de se galocher goulument, sans masque et sans reproche, comme Jacquemus avec « L’AMOUR » : des images pleines de tendres étreintes entre personnes qui ressemblent à des couples de la vraie vie, souvent du même genre. Même roulage de patins pour tous chez Diesel, Paco Rabanne, ou encore The Kooples. Si cela peut ressembler de loin à la recette éculée du porno-chic des années 1990-2000, ces nouvelles campagnes s’en émancipent de la baise taillée pour le male gaze pour embrasser une version plus inclusive et égalitaire.
En fait, le contexte sanitaire et sociale les rend d’autant plus frappantes, attendrissantes et sexy, d’après Élodie Nowinski, sociologue et historienne de la mode, qui dirige la faculté des industries créatives de Glasgow : « Avec l’avènement des applis de rencontres, il est presque devenu plus facile de trouver un plan cul que des partenaires romantiques, alors tabler sur la tendresse plutôt que le porno-chic suscite autrement le désir. En cette période de pandémie, l’intimité partagée devient même un luxe. »
Exit le sexe qui érotise outre-mesure des rapports de domination dans des poses improbables, éclairés par des lumières trop crues, avec prise de vue en plongée pour mieux retranscrire un male gaze surplomblant, option morcellage de corps comme à la boucherie. De toute façon, les images pornos sont déjà tellement facilement disponibles que des pubs mode qui jouent sur les mêmes codes au premier degré font difficilement mouiller. Alors comme souvent, après une période de crise dans l’histoire, de guerre ou de grande épidémie, on se réfugie vers la tendresse : « Fin des années 1960-1970, on avait déjà ce genre de célébration d’amours plurielles, qu’on voyait beaucoup dans la musique, un peu dans les magazines de mode, mais c’était beaucoup moins mainstream », rappelle la sociologue et historienne.

Pourvu qu’on ait l’orgasme
Puisque la pandémie a surimposé la possibilité de tomber gravement malade, voire de mourir, quel que soit son genre, sa sexualité, son âge, sa classe sociale, l’amour et le sexe nous rassurent, nous raccrochent à la vie, poursuit-elle : « Les marques le savent bien et performent ce discours à travers leurs pubs pour bien se positionner, véhiculant des émotions positives en cette période anxiogène. Que les médias fassent tant écho aux années folles de 1920 ou de libération sexuelle des sixties et seventies, c’est du storytelling déjà prêt, qui parle à tout le monde afin de faire plaisir, rassurer, et vendre du papier en même temps que des fringues, dans l’espoir d’une prophétie autoréalisatrice. »
En atteste le répondeur du média Vice en avril 2021 où une internaute laissait ce message vocal en forme de SOS de jeunes en détresse de sexe : « Je t’appelle concernant une question qu’on n’aborde pas en cette période de merde : pourquoi on ne parle pas de la baise ? On fait comment ? Eh, Macron, ils font quoi les célibataires ? Tout le monde est en dép’, on fait comment pour ken ? On a tous envie d’une bonne marée humaine, sueur, danser collés serrés. Les trucs sexy ! »
Compliqué autant qu’accru par la pandémie, le désir et les pulsions grandissent. Dès mars 2020, la marque productrice du fameux sextoy Womanizer affichait par exemple une explosion réjouissante des ventes par rapport à ses prévisions : +75% aux Etats-Unis, +71% à Hongkong, +60% en Italie, +40% en France, ou encore +135% au Canada. De quoi stimuler les hormones de bien-être, en solo ou plus, en attendant le nouveau monde. Au début de la pandémie, Pornhub Premium devenait d’ailleurs gratuit comme s’il s’agissait d’un effort de guerre. Du côté d’OnlyFans, les inscriptions, passant de 20 millions d’utilisateurs avant le Covid-19 à 120 millions aujourd’hui. La plateforme britannique qui uberise le porn enregistre 7 fois plus de transactions qui dépassent désormais les 1,7 milliards de livres sterling. Ses revenus ont augmenté de 553%, signe de sa popularité grandissante auprès d’une audience en quête de divertissement sexy et/ou d’un moyen d’arrondir ses fins de mois, voire de se (re)créer un emploi. Même Beyoncé y aurait songé comme le prouve les paroles de son couplet dans le remix de « Savage » de la rappeuse Megan Thee Stallion : “Hips TikTok when I dance / On that Demon Time, she might start a OnlyFans” (Mes hanches Tiktok quand je danse / À cet instant démoniaque, elle va sûrement se faire un compte Onlyfans. Dévoilée justement en plein milieu du premier confinement du printemps 2020, cette phrase, devenue une punchline a carrément provoqué un pic de 15% de trafic supplémentaire sur le site porno.

Une introspection nommée désir
La grande orgie générale aura-t-elle lieu, comme l’illustre Suitsupply et l’appelle de ses vœux le répondeur de Vice ? Après #MeToo, avec le cul encore dans la pandémie, la plupart des gens ont eu le temps d’y réfléchir à deux fois, en tout cas. Les confinements ont favorisé une forme d’introspection sexuelle et ont souligné qu’on pouvait à la fois être en manque, et ressentir une possible lassitude de la course pour pécho via applis aux rencards et coups d’un soir, et de l’injonction à être en couple pour donner l’image de la réussite. C’est ce que raconte bien l’autrice Judith Duportail, dans son ouvrage Dating Fatigue. Amours et solitudes dans les années (20)20 (paru en mai 2021 aux éditions de l’Observatoire).
Sortie de la course à la rencontre, voire de l’hyperconsommation, beaucoup de personnes ont pu se sentir reposées, se demander ce qu’elles désiraient et qui elles étaient vraiment, en dehors du gros de la socialisation. C’est le cas par exemple de l’artiste Yanis, autrefois connu·e sous le pseudonyme de Sliimy, qui vient de faire son coming-out non-binaire :
« Je m’étais toujours posé·e beaucoup de questions sur mon identité de genre et les refoulais perpétuellement. La pandémie m’a forcé et permis de prendre le temps, le soin, de tenter d’y répondre. J’avais trop couru après une forme de validation sexuelle, vouloir plaire à un certain type de mecs. Je me suis rendu·e compte que je faisais ça moins pour moi que pour correspondre à une catégorie, un stéréotype. Alors j’ai traversé une période d’abstinence qui m’a fait beaucoup de bien, en fait ! Et j’ai pu découvrir qui j’étais quand j’arrêtais de me conformer aux injonctions sociales. En tant qu’artiste, je réfléchis beaucoup à ma façon de me mettre en scène, ce que j’incarne publiquement. Mais là, j’ai pu faire ce chemin de façon beaucoup plus intime pendant que le monde était presque à l’arrêt. C’en était presque réparateur, thérapeutique. »
Cette introspection permettant des prises de conscience à la fois individuelles et collectives autour des sexualités, des genres, du consentement a été favorisée par le fait que la pandémie est survenu après #MeToo et #MeTooTrans. C’est peut-être aussi grâce à cet enchaînement que la libération de la parole et surtout de l’écoute de #MeTooInceste et #MeTooGay, notamment, a pu advenir. Une façon de remettre les choses à plat, déjouer les tabous, et mieux prendre conscience de son corps, ses désirs, afin de permettre une révolution sexuelle davantage à l’écoute de l’intérieur plutôt que seulement tournée vers l’extérieur.

Sex education
C’est ce qu’a remarqué Domitille, psychologue sociale de formation, qui a co-fondé avec Mathilde Neuville en février 2018 une association de lutte contre les violences sexistes et sexuelles en milieu festif : « #MeToo a vraiment été un élément déclencheur pour la création de Consentis. On trouvait qu’il manquait de sensibilisation et d’action contre les violences sexuelles, a fortiori en milieu festif. Alors on a fait beaucoup de prévention en clubs et festivals, puis la pandémie a brutalement fermé ce genre de lieux. Mais la fête s’est transformée et déplacée, notamment en soirées appart’ entre personnes qui se connaissent. Le dating aussi s’est adapté, puisqu’on ne pouvait plus se rencontrer dans un bar ou un café, alors on invitait directement chez soi. Or les statistiques montrent bien que les auteurs de violences sexuelles sont généralement des personnes que connaissent la victime. »
Consentis s’est donc adapté et a même beaucoup gagné en popularité par son travail d’éducation sexuelle qui prenait en compte la pandémie, l’évolution du dating et de la fête. Ce n’est pas parce que cette dernière s’avérait parfois clandestine qu’elle en devenait forcément inconsciente. Au contraire, en free parties comme en partouze, les conversations se délient autour du consentement, des fantasmes et des kinks. Et forment le terreau pour une libération sexuelle moins cishétéronormative, plus décomplexée, davantage éduquée sur l’importance du consentement et ce que peuvent être la pansexualité et le polyamour.
Si les festivals, bars, boîtes et sexclubs réouvrent prudemment, après avoir été précarisé par la pandémie, ça ne fait que renforcer l’envie pour s’y rencontrer en pleine conscience de ce que cela peut impliquer. Entre personnes qui se connaissent mieux elles-mêmes et assoiffées de contact. Danser ensemble, se frôler, se draguer, se galocher, et pourquoi pas coucher le premier soir puisque la pandémie nous a rappelé combien la vie est courte et imprévisible. Être quasi privés du monde de la nuit où tous les amants sont grisés de désir nous a également rappelé combien cet écosystème s’avère aussi fragile que précieux. La distribution des aides publiques a d’ailleurs souligné une forme de double-standard : le gouvernement a débloqué 81 millions d’euros pour l’Opéra de Paris, contre seulement 5 millions pour les 400 festivals français. La vie nocturne ne dépend même pas du ministère de la Culture, mais de celui de l’Intérieur, signe de l’approche répressive de ces espaces et leurs enjeux qu’on peut avoir hâte de retrouver pour mieux y jouir de tendresse.

Le plan à trois aura-t-il lieu ?
Une étude de l’Institut français d’opinion publique réalisée fin juin 2021 a d’ailleurs interrogé un millier de célibataires sur leurs envies. Et révèle ainsi qu’un tiers d’entre eux (37%) «devrait être “plus ouvert” sexuellement qu’à l’accoutumée, et ceci dans une proportion beaucoup plus forte chez la gent masculine (46%) que féminine (27%) mais aussi beaucoup plus grande chez les jeunes de 15 à 35 ans (44%) que chez les personnes âgées de 50 ans et plus (22%)».
Cette enquête de l’IFOP souligne également qu’un quart des Français seront « plus qu’à l’accoutumée » disposés à avoir des rapports sexuels sans être amoureux, un quart à plus facilement « céder aux avances de quelqu’un », et 20% affirment qu’ils seront plus souples dans leurs critères de choix de partenaires sexuels. On aurait donc tendance à avoir envie de sexe plus facilement, mais la fête du slip n’empêche pas que 86% des célibataires interrogés recherchent une relation stable et monogame plutôt que de multiplier les partenaires sexuels (14%). Signe qu’on a peut-être également appris à arrêter d’opposer de façon binaire les plaisirs de la chair et stabilité émotionnelle (cette dernière ne rime d’ailleurs pas forcément avec monogamie et exclusivité, faut-il le rappeler).
Finalement, la pandémie a sûrement contribué à bien plus qu’une éducation et libération sexuelles, d’affirmation de genre, et l’avènement d’une culture du consentement, d’après l’artiste non-binaire Yanis : « Ce temps de pause a permis que nous saute aux yeux le fait qu’on vive une époque charnière où les #MeToo, la pandémie, mais aussi #BlackLivesMatter, #StopAsianHate et les marches pour le climat imposent une forme d’urgence à changer toutes ces dynamiques qui sont en fait liées entre elles. » Alors, si collectivement on a réussi à presque arrêter le monde pour lutter contre le virus, peut-être qu’après ce summer of (self) love 2021 on aura réuni toutes les conditions pour que que cette révolution de l’intime et du désir donnent enfin naissance à des sexualités plus libres, plus égalitaires et plus mixtes, quelle qu’elles soient.