UNTITLED #627,2010-2023, DE CINDY SHERMAN, HAUSER & WIRTH PUBLISHERS.

En 2023, la véritable audace, c’est d’embrasser et de cultiver le malaise. Bienvenue dans l’ère du cringecore, lame de fond qui nous permet d’oser davantage tout en élevant le sentiment de gênance au rang d’art performatif.

En février dernier, on apprenait, non sans avoir la larmichette à l’œil, que la chaîne Arte France se séparait de son émission la plus culte et audacieuse qui soit, à savoir Tracks : ce laboratoire de l’étrange apparu sur nos écrans en 1997 et qui allait débusquer aux quatre coins du monde des contre-cultures improbables, extrêmes, dérangeantes, voire parfois carrément gênantes. Pas étonnant donc que son ultime épisode soit une édition spéciale “cringe” puisque ce point culminant du “weird”, “awkward” ou “creepy” semble bel et bien squatter notre quotidien. En d’autres termes, et “dans son sens informel le plus courant, le cringe est une réaction émotionnelle et physique négative et confuse. Elle mêle l’embarras, la honte, et parfois la répulsion face à une interaction sociale réelle ou virtuelle, qui se traduit assez bien par une situation dite malaisante”, explique Carine Farias, chercheuse et professeure en entrepreneuriat et éthique dans le monde des affaires à l’IÉSEG School of Management (et qui s’intéresse de près à la construction des normes et pratiques éthiques, morales et culturelles au sein de groupes et d’organisations). Littéralement, to cringe, dérivé du vieil anglais cringan, signifie “se recroqueviller”, “grimacer”, “avoir un mouvement de recul”. Utilisé à vau-l’eau et à yolo, le cringe craint tellement dégun, que des exemples, à des degrés différents et plus ou moins intenses, on en ramasse à la pelle ces derniers temps. Les débats ubuesques dans TPMP ? Cringe. L’évocation du “renflement brun” d’un “anus” dans le dernier roman du ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire ? Re-cringe. Les Tik Tok challenges, lip dub, danses et autres five minutes crafts foireux ? Re-re-cringe. Le film porno de Michel Houellebecq ? Cringe à mort.

Ce phénomène étrange s’est globalisé au point qu’on parle de “cringecore”, très manifeste en mode et en beauté, où la bizarrerie, pour ne pas dire carrément le moche et le mauvais goût, s’est frayé depuis toujours un chemin dans notre dress code. Une observation déjà faite dans l’essai Le Goût du moche de la journaliste mode Alice Pfeiffer, qui s’appuie à juste titre sur les travaux du sociologue français Pierre Bourdieu (cf. La Distinction, 1979) et cite l’écrivain italien Umberto Eco (cf. Histoire de la laideur, 2007) : “Ce qui sera apprécié comme du grand Art demain pourrait sembler être une faute de goût aujourd’hui.” Quid des chaussures grenouille de JW Anderson ; des sourcils rasés ou bleached, des Crocs stiletto Balenciaga ; du tee-shirt au col faussement taché de sueur de Louis Gabriel Nouchi ? En réponse à la banalité, au minimalisme et au “pas de vague” insufflé par le normcore, la vanilla girl et le BC-Beige G, le cringecore apparaît comme libérateur et en appelle à embrasser notre côté obscur – “learn to live alongside cringe”, a même lancé la chanteuse Taylor Swift, pas franchement de nature à sortir des rangs, en recevant son doctorat honorifique en art à l’Université de New York en mai 2022. Et le magazine branché anglais Dazed & Confused parle d’une déferlante de style cheum-chelou baptisé “Kétamine chic”, alors que l’artiste états-unienne Cindy Sherman vient d’exposer jusqu’à mi-septembre à la Galerie Hauser & Wirth à Zurich sa nouvelle série de portraits photo dont les visages ont été volontairement mochisés pour clairement nous mettre mal-à-l’aise… Prêt·e·s pour le grand frisson de gêne ?

JW Anderson x Wellipets Frog Loafers
L’embarras du choix

 

En matière de tendances anticonformistes, médias et écrans ont toujours fait office de loupe grossissante. Ainsi, dans l’arbre généalogique du cringe, on retrouve l’émission belge Strip-Tease, les émissions de téléréalité ou encore les séries comme Seinfeld ou The Office qui ont contribué à la formation du genre “cringe comedy” où le “rire jaune” n’est jamais loin du “face palm”. Netflix en a fait son fonds de commerce, avec sa flopée d’émissions de dating à la sauce téléréalité et s’est vu affublé par des internautes d’une nouvelle base line : “Netflix & Cringe”, suivie de près par l’expression “cringe-watching”. Mais, sans surprise, c’est encore sur les réseaux sociaux que le cringe s’épanouit le mieux : “Les contenus qualifiés par le hashtag #cringe sont très nombreux et populaires, souligne Carine Farias. Bien qu’il s’agisse d’une catégorie relativement nouvelle […], ce genre d’humour s’inscrit dans la lignée des bêtisiers, où l’on rit de moments spontanés d’égarement, de chutes, de faux pas, de lapsus, etc., qui rompent avec le déroulement attendu et le comportement normalisé dans un contexte donné. Dans le cas du cringe, on observe une interaction sociale où une personne, souvent sans le vouloir, transgresse les codes sociaux de la bienséance, provoquant ainsi le malaise. Le cringe provoque alors un rire ambivalent, qui relève plutôt d’une décharge d’émotions négatives liées à l’embarras ou à la gêne que l’on ressent par procuration pour la personne ayant brisé les règles de savoir-vivre.” Et le journaliste David-Julien Rahmil, chef de rubrique média chez L’ADN et spécialiste de la web culture, d’ajouter : “C’est l’essence même d’Internet. On y teste constamment notre seuil de tolérance. Le partage de contenus cringe est une vieille pratique au sein des forums 4Chan ou Reddit.”

C’est d’ailleurs sur le forum 18-25 de Jeuxvidéos.com qu’une nouvelle unité de mesure, dédiée au cringe et évaluant le degré de gênance d’une situation, est apparue en septembre 2016. Appelée “échelle de Villejuif”, elle se base sur une vidéo réalisée en 2013 à l’occasion des 50 ans du magasin Carrefour de Villejuif. Ce qu’on y voit ? Des employé·e·s déguisé·e·s comme des intermittent·e·s du spectacle à Disneyland Paris arpentant les rayons en chantant comme dans une comédie musicale et dans l’indifférence totale des clients… Le cringe, ça ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnaît ! À tel point qu’aujourd’hui, ces contenus très chronophages n’ont plus rien de l’amateurisme, et sont aussi scénarisés que les 36 saisons d’Amour, gloire et beauté. Avec, pour terrain de jeu favori, la plateforme chinoise aux plus d’1 milliard d’utilisateur·rice·s dans le monde, qui s’attire actuellement les foudres des gouvernements étrangers. “Si Instagram est le réseau qui capitalise sur le beau, l’esthétique et la photogénie, Tik Tok est définitivement celui qui institutionnalise le cringe”, note David-Julien Rahmil.

À qui profite le cringe ?

 

À ceux·elles qui se lèvent tôt pour produire du contenu et qui courent après leur quart d’heure de célébrité (douche comprise). S’il·elle·s n’en tirent pas forcément de l’argent, ces internautes gagnent au moins en visibilité et amplifient leur popularité : “Cette course à l’échalote nous rappelle combien Internet permet aux gens de sortir de leur solitude et isolement, quitte à mettre de côté leur fierté pour attirer l’attention”, admet David-Julien Rahmil. La Toile est devenue un véritable livre ouvert pour quiconque aime s’y épancher. Comme le démontre cette onomatopée devenue un hashtag populaire : le #ick ou #icktok qui comptabilise plus de 53 millions de vues sur Tik Tok était utilisé à la base pour résumer ce passage soudain de l’attirance au dégoût pour un date. Aujourd’hui, il est un fourre-tout du cringe, où forcer le trait pour attirer l’attention est monnaie courante. Une stratégie risquée, à double tranchant, selon Carine Farias : “Visionner du contenu cringe a une fonction socialisante et pédagogique. La transgression des normes sociales est parfois valorisée, perçue comme innovante. Mais elle peut aussi provoquer le malaise et être socialement condamnée.” Conséquence : “Nous pouvons facilement être dépossédés de notre image, en devenant un mème. Ainsi, le risque de ne pas bien comprendre la conduite sociale à tenir sur les réseaux et d’avoir une attitude embarrassante auprès d’autrui est considérable.” Ce très cher Star Wars kid dont David-Julien Rahmil a retrouvé la trace pourrait en témoigner.

@lewsharpy

End the video when we cringe best moments….

♬ original sound - LEWIS SHARP

En 2003, le Canadien aujourd’hui âgé de 35 ans a vu un rush, mis en ligne par ses camarades de classe à son insu, dans lequel on le voyait se déchaîner avec un ramasse-balles en guise de sabre laser, devenir l’une des vidéos les plus regardées sur la Toile (37 millions de vues sur YouTube). Ce qui ne l’a pas vraiment réjoui à une période où, normal pour un ado, il traversait vent debout l’âge ingrat comme d’autres le désert de Gobi. D’où notre question : Rit-on avec ou aux dépens de quelqu’un ? Car si malaise il y a, il en ressort surtout un grand soulagement de ne pas être la personne qui se ridiculise – ce que nos voisin·e·s allemand·e·s appellent si joliment la Schadenfreude. Le cringe ne serait-il pas finalement une forme de mépris qui renforcerait avec cynisme les stéréotypes de classe et de genre ? Dans la ligne de mire, se trouvent ceux que l’on prenait hier pour les “freaks d’Internet”, croisés sur Chatroulette notamment. Ceux-là mêmes qui aujourd’hui se font appeler les French Dreamers – du nom de cette chaîne YouTube French Dream TV qui compile des vidéos cringe d’anonymes, représentatifs d’une France périphérique (de banlieue, de province) – et sont tagués “K-sos” à longueur de commentaires. “L’un des archétypes des French Dreamers, c’est la Magalie : la mère de famille en surpoids qui vit dans une résidence pavillonnaire sans charme, et qui cumule les posts sur ses enfants autant qu’elle partage ses bons plans réduc dans les supermarchés”, nous révèle David-Julien Rahmil. “Sheh”, Magalie peut voir le verre à moitié plein : même si la circulation et le partage de ses vidéos sur les réseaux sociaux se font dans un but purement moqueur et méprisant au sein de groupes d’internautes condescendants et dédaigneux, elle a déjà gagné la bataille, avoir trouvé une communauté et un sas de résonance.

“I’m cringe. But I’m free”

 

Cette base line est devenue le cri de ralliement de tou·te·s les adeptes du cringecore. “Ce mauvais goût poussé à l’extrême s’inscrit d’autant plus dans la marge et le rejet de la norme qu’il permet de se libérer des conventions, de l’autocensure et du carcan du bon goût hégémonique. En bref, il permet de libérer sa créativité et son inventivité”, affirme Marie Doll, experte en marketing digital et autrice de la newsletter prospective In Bed With Tech. On le dit aussi plus inclusif, puisqu’il valide le droit à l’erreur, au ratage et à être “parfaitement imparfait”. Doit-on y voir une critique sociale et une prise de position identitaire de la part des jeunes générations par rapport à leurs aîné·e·s ? “Il y a en effet un rejet de tout ce qui est lisse et inintéressant. Le moche, le cringe, ça interroge, ça crée le débat, ajoute Marie Dollé. À une époque où les outils génératifs comme Chat GPT, les algorithmes et l’IA poussent à la perfection et cherchent à nous supplanter dans tous les domaines – écriture, photographie, musique… – être cringe, c’est s’en affranchir, manipuler en faisant ce qu’on n’attend pas de nous. Finalement, cultiver son imperfection, c’est ce qui nous rend plus humain.” Autre argument mis en avant par une flopée de célébrités qui font corps avec le cringe : il faut renverser les standards de beauté et redéfinir la féminité en misant sur des atours qui agissent comme des man repellent (“répulsifs à homme”).

“Ugly is in” a ainsi décrété la nouvelle icône mode et dark bimbo Julia Fox, tandis que la chanteuse et rappeuse Doja Cat, championne du malaise et du mauvais goût sur les réseaux, se faisait aussi remarquer avec son make-up facial tuméfié durant l’une des dernières fashion weeks parisiennes. Mais le cringe est avant tout et indéniablement une affaire de jeunes. Selon David-Julien Rahmil, “la Youth culture a toujours été et restera pionnière en matière de tendances et de -core”. Goth Lolita, seapunk, tecktonik… (vous l’avez ?) On peut trouver ça cringe des années plus tard, il n’empêche que cette audace imprègne encore la pop culture et notre inconscient collectif. Il serait donc bon de garder en tête qu’on est tou·te·s le cringe de quelqu’un. En 2011, des chercheurs en psychiatrie, psychologie et neurosciences issus de la Philipps-Universität Marburg en Allemagne et de la Queen’s University Belfast en Irlande du Nord, ont démontré que le vicarious embarassment (“l’embarras du fait d’autrui”, lorsqu’on est témoin et non acteur d’une situation cringe) active les zones du cerveau associées à la douleur. Et d’en conclure que nous ne sommes finalement pas dénué·e·s d’empathie. Cœur avec les mains.

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).