Révélée par le film L’Événement, d’Audrey Diwan, Anamaria Vartolomei a été précipitée en quelques mois au sommet du cinéma français avec un César du meilleur espoir féminin. De quoi lancer une carrière déjà marquée par de grands rôles féministes.

Peu connue du grand public il y a encore un an, la jeune actrice doit sa révélation et son César du meilleur espoir à « L’Événement » d’Audrey Diwan, la chronique d’un avortement clandestin dans les années 1960 adaptée du roman éponyme d’Annie Ernaux. Un film qui a lui-même connu un triomphe surprise, et même historique pour le cinéma français, puisqu’il a remporté le premier Lion d’or francophone depuis 1987. Depuis, la jeune actrice d’origine roumaine a été vue dans « Méduse », sorti le mois dernier, aux côtés de Roxane Mesquida et Arnaud Valois. Passée aujourd’hui dans une autre dimension, Anamaria, 23 ans, revient sur une carrière démarrée à 10 ans par le rôle très exigeant – « My Little Princess » d’Eva Ionesco – d’une enfant transformée en modèle sexualisé par sa mère, photographe notoire. Une histoire inspirée du vécu de la réalisatrice – et qui semble, du coup, symboliser toutes les mutations d’une industrie s’attachant à exorciser ses vieux canevas de domination sexiste. En toute quiétude, Anamaria Vartolomei raconte la fin heureuse de beaucoup de choses : des rapports réalisateur·trice toxiques et des rivalités venimeuses entre comédiennes, entre autres. Elle incarne le nouveau visage d’une génération de la bienveillance, parée à s’émanciper des schémas violents et obsolètes de l’industrie.

Veste en cuir ornée de boutons bijoux et Slingbacks en cuir verni, CHANEL. Jean , personnel. Veste en cuir ornée de boutons bijoux et Slingbacks en cuir verni, CHANEL. Jean , personnel.
Robe en cachemire ornée de boutons bijoux et Barrettes en métal, verre et strass, CHANEL.

Mixte. Comment es-tu arrivée dans le métier ?
Anamaria  Vartolomei.   Mon école primaire, à Issy-les-Moulineaux, proposait des activités extrascolaires. Une de mes copines s’est inscrite au cours de théâtre, et je l’ai suivie. J’ai tellement aimé, que j’ai demandé à mes parents de m’inscrire à d’autres cours, ce qu’ils ont fait. À cette époque, mon père, ouvrier du bâtiment, travaillait dans l’appartement d’une comédienne. Elle lui a parlé d’un site de casting, via lequel on est tombés sur l’annonce pour My Little Princess d’Eva Ionesco. Je me suis présentée, ce qui a quand même duré deux mois de call backs et de répétitions avant qu’on m’annonce que j’allais faire le film.

M. Quels souvenirs gardes-tu de ce tournage ?
A. V. De très bons souvenirs. C’est d’ailleurs ce qui m’a donné envie de continuer. Je n’avais pas encore en tête d’en faire mon métier : j’avais 10 ans et demi, j’allais à l’école… C’était plus pour le plaisir du jeu.

M. Et le trouble du film, quelle place a-t-il eu dans cette expérience ?
A. V.    Si le casting a duré aussi longtemps, c’est parce qu’on a répété quasiment toutes les scènes, afin de ne pas arriver sur le plateau avec une gêne ou une surprise. Tout a été décortiqué de manière bienveillante, mes parents étaient sur le tournage avec moi. Évidemment que ça leur faisait peur que je joue dans un film sur une enfant sexualisée. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils ont tenu à m’accompagner. Ils ont été très clairs sur le fait qu’il n’y aurait pas de nudité, et Eva Ionesco aussi : l’idée était bien de ne pas reproduire ce qu’elle avait vécu elle. Ça a été très sain, très équilibré. Entre les prises, j’avais des profs sur le plateau qui me faisaient cours. J’étais Violeta, et lorsque la caméra s’arrêtait, je redevenais moi, je faisais deux exercices de maths et je jouais à la Nintendo.

M. Tu as passé ton adolescence avec la certitude de vouloir faire ce métier ?
A. V. J’avais même le luxe de ne pas envisager grand-chose, en fait. Enfant, je me laissais simplement porter : je passais plein de castings, je m’amusais, c’était trop cool. J’avais l’impression que les choses découlaient d’elles-mêmes, et j’ai fait les films à des moments qui me correspondaient : la rébellion ado avec Just Kids, etc. Le cinéma a accompagné ma vie. À l’adolescence, j’ai compris que ça pouvait être un job. Je me suis autorisée à y croire, tout en gardant les études en plan B.

M. La concurrence, la peur de ne pas avoir de rôles, c’est venu à un moment ?
A. V. Non, je n’ai jamais connu ça, parce qu’ado j’avais un agent qui me trouvait des rôles, et qu’aujourd’hui j’ai le sentiment que je peux être rassurée là-dessus. Après, la question est de savoir quels rôles jouer. Et même derrière : “Qu’est-ce que j’ai de particulier par rapport aux autres ?”, “Pour quelle(s) raison(s) on me choisirait moi ?” Et c’est aussi en essayant de répondre à ces questions que l’on vit mieux la concurrence : quand une autre est choisie, ce n’est pas parce qu’elle est fondamentale mieux que moi, c’est parce qu’elle est davantage faite pour ce rôle. Il faut avoir conscience de ce qui fait ton unicité.

M. Et qu’est-ce qui fait ton unicité ? Par exemple, est-ce que tu sais pourquoi Audrey Diwan t’a choisie ?
A. V. C’est une question que j’ai beaucoup entendue ! Les spectateurs me l’ont souvent posée. Audrey a d’abord cherché quelqu’un qui avait un bon rapport avec la caméra, qui sache la dompter, parce qu’il y avait beaucoup de gros plans. Ensuite, elle a trouvé chez moi une part de mystère qui lui a plu, et un minimalisme qu’elle recherchait : quelqu’un qui aurait eu un trop grand sourire, ça aurait été un problème. Enfin, la première fois que je l’ai rencontrée en casting, je l’ai beaucoup questionnée sur le rôle, sur la nudité et sa justification, par exemple. Elle s’est sentie un peu interviewée, mais cette effronterie lui a plu.

Gilet écru en dentelle orné de boutons bijoux et short en cachemire, Chanel.
Robe en cachemire ornée de boutons bijoux, Barrettes en métal, verre et strass, Bague double « Coco Crush » motif matelassé en or blanc et jaune et diamants, Chanel.

M. À quel moment as-tu senti que L’Événement allait te faire changer de dimension ?
A. V. Sur le plateau, je pense. On était tellement investies, passionnées, que je sentais qu’on était en train de faire quelque chose de fort. J’ai eu le sentiment de démarrer le tournage comme une jeune fille et d’en sortir comme une femme. À Venise, on se voyait comme les outsiders de la compétition et on n’avait pas trop d’attentes. À la fin du festival, quand on a été rappelées, on savait qu’on allait avoir un prix, mais pas lequel. D’autant que les équipes de Jane Campion, Maggie Gyllenhaal et Paolo Sorrentino étaient là également… Et puis, la cérémonie avance, les gens montent sur scène les uns après les autres et toi non, donc tu commences à imaginer des choses… jusqu’à ce qu’il ne reste que Sorrentino et toi, et là Sorrentino est appelé pour le Lion d’argent, donc tu comprends que tu as le Lion d’or et tu exploses de joie avec quelques minutes d’avance.

M. Est-ce que ton rapport au droit à l’avortement a changé avec ce film ?
A. V. C’est un droit que je pensais probablement acquis auparavant, en France en tout cas. Découvrir le livre m’a mise en colère, d’une certaine manière, j’étais face à la violence de cette injustice. Je ne me figurais pas concrètement ce que c’était, mettre sa vie en péril pour ne pas sacrifier sa carrière professionnelle. Aujourd’hui, je réalise ma chance, mais aussi l’importance de la lutte : je trouve que c’est de notre devoir, à nous qui avons ce droit, de lutter pour celles qui ne l’ont pas. Audrey disait sur le tournage : “Parler d’avortement, par définition, c’est d’actualité”. Et c’est toujours dangereux de considérer les droits des femmes comme acquis : ce sont les plus fragiles, les premiers à sauter.

M. Audrey, c’est ta rencontre de cinéma essentielle ?
A. V. On est comme ça (elle joint les deux mains). Ce que j’aime, c’est à quel point on s’est portées l’une l’autre. Ce film nous a révélées toutes les deux. Maintenant on bénéficie d’un horizon plus grand, moi dans les propositions qui me sont adressées, elle dans les moyens et la liberté qui lui sont désormais octroyés. On a un lien très fort, car ce film a été une bascule dans nos vies, pas seulement pour nos carrières. C’est une femme que j’estime énormément, j’ai envie de la garder près de moi.

M. As-tu eu un rôle à jouer dans son projet d’adapter Emmanuelle ?
A. V. J’ai vu naître sa fascination, je la voyais lire le livre pendant la promotion du film, puis commencer à parler de l’adapter. Ce que j’ai aimé, c’est qu’avant qu’elle se fixe sur Léa Seydoux on a partagé des idées de casting, des suggestions : “Et elle, t’en penses quoi ?” Ça m’a rempli de joie et de fierté qu’elle me fasse ainsi confiance et valorise mon avis.

Robe noire en dentelle ornée de boutons bijoux, poignets dorés et argentés brodés de sequins et de perles de verre, Boucles d’oreilles « Coco Crush », Chanel.
Boucles d’oreilles. Chanel

M. Peux-tu parler du prochain film de Bruno Dumont, « L’Empire », dans lequel tu joues ? On raconte que c’est une sorte de parodie de « Star Wars » sur la Côte d’Opale…
A. V. C’est une espèce de space opera, oui, avec un travail sur le mal qui s’incarne dans un bébé que je viens chercher sur Terre depuis l’espace, pour le tuer. Mais ce qui est le plus nouveau pour moi c’est sa manière de travailler, en dirigeant à travers une oreillette depuis le combo. Il y a un côté marionnettiste. Pour le coup, tu t’abandonnes vraiment, tu ne réfléchis pas, tu n’es pas dans le contrôle.

M. Tu remplaces Adèle Haenel, prévue initialement pour le rôle, qui a décidé de ne plus travailler qu’avec de jeunes réalisatrices, afin de “sortir du sexisme systémique de l’industrie”. Quel regard portes-tu sur ce choix ?
A. V. Je le comprends. Elle a la liberté de le faire. À titre personnel, je ne me fixe pas de barrière. J’entends beaucoup parler du “female gaze”. C’est un terme que je n’aime pas beaucoup, parce qu’il assimile une réalisatrice à son genre et je ne crois pas qu’un regard soit déterminé par ce qu’on a entre les cuisses. On regarde avec sa vie, avec les expériences qu’on a eues. Moi je veux travailler avec des réalisateurs ou des réalisatrices, qu’il.elle.s soient confirmé·e·s ou moins confirmé·e·s.

M. As-tu déjà connu des relations de travail avec des cinéastes qui pouvaient relever d’une forme de prédation, de violence ?
A. V.   Jamais. Et je n’ai aucune fascination pour ça ! Je crois que le travail doit être fait de façon saine : je te donne autant que tu me donnes. Je n’aime pas les réalisateurs qui piègent, manipulent, et essaient de soutirer des choses personnelles plus que professionnelles. On est seul maître de ce qu’on a envie de donner, et j’aime croire que ce qu’il y a de mieux est obtenu par le travail et pas dans la douleur.

M. Cette pacification des rapports de travail, est-ce que tu la vis aussi vis-à-vis d’actrices et d’acteurs de ta génération ?
A. V. Bien sûr. J’aime cette génération, soudée par beaucoup d’entraide et de bienveillance. On dédiabolise les vieux carcans concurrentiels. On se pousse les uns les autres le plus loin possible, avec des gens comme Nadia Tereszkiewicz (« Les Amandiers »), Souheila Yacoub (« Entre les vagues »), Lyna Khoudri (« Papicha »), Sandor Funtek (« Suprêmes »), Rabah Naït Oufella (« Grave »)… C’est une génération de talents très riches, qui a envie de faire bouger les choses. J’étais nommée aux César avec Lucie Zhang, Agathe Rousselle, Noée Abita et Salomé Dewaels, et ça n’a pas été un moment de rivalité. Je refusais de le vivre comme une compétition.

M. Tu es née en Roumanie, pays à la cinématographie très respectée, notamment depuis la Palme d’or 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu, qui a beaucoup été comparé à « L’Événement ». Est-ce que c’est un lien que tu pourrais affirmer dans ta carrière ?
A. V. C’est vraiment un souhait. Je suis bilingue, je suis arrivée en France quand j’avais 6 ans, on a toujours parlé roumain chez moi. C’est un rêve de travailler avec Cristian Mungiu qui est un de mes réalisateurs préférés, tout comme Corneliu Porumboiu (« 12h08 à l’est de Bucarest » ; « Policier », « Adjectif »…). Le cinéma roumain a quelque chose d’à la fois très sensible et brut. Il est évidemment social et engagé, mais il a également une forme d’épure, et puis une drôlerie, un humour étrange, un peu noir. La Roumanie est un petit pays qui déborde de talent.

Photographe : Charlotte NAVIO @FMA Le Bureau
Assistant photo : Quentin COLLAS @Sheriff Projects
Styliste : Tania RAT-PATRON @ 37.2
Assistant styliste : Théo Guigui
Coiffure : Barthélémy JORIS
Maquillage : Rika BITTON