DE GAUCHE À DROITE ET DE HAUT EN BAS.
LA BÊTE : BLAZER KENZO, CHEMISE FENDI,
LUNETTES DE SOLEIL ISABEL MARANT,
COLLIER SWAROVSKI ZYLBERSTEIN.
MAJNOUN : VESTE MATELASSÉE K-WAY,
FOULARD DRÔLE DE MONSIEUR,
LUNETTES DE SOLEIL MAUI JIM.
MAÎTRE CLAP : TOP, CARDIGAN PUMA,
LUNETTES DE SOLEIL ET COLLIERS PERSONNELS.
EMMAÏ DEE : VESTE MATELASSÉE, BRASSIÈRE
DE MAILLOT DE BAIN K-WAY,
LUNETTES DE SOLEIL MAUI JIM,
BOUCLE D’OREILLE SWAROVSKI ZYLBERSTEIN.
MUS : VESTE DRÔLE DE MONSIEUR,
T-SHIRT PUMA,LUNETTES DE SOLEIL
CELINE PAR HEDI SLIMANE,
COLLIER SWAROVSKI ZYLBERSTEIN.

Dix ans d’amour, quand on s’appelle Bagarre, ça se fête. La joyeuse bande parisienne revient avec “Le Club des Cinq”, un troisième album plus pop et introspectif, mais toujours aussi politique. Idéal pour affronter les vents mauvais.

En 2014, on s’était pris leur premier EP, Nous sommes Bagarre, en plein dans les gencives. Paroles acides sur une musique gigantesque et electrocutée. Dix ans plus tard, beaucoup de choses ont changé pour Emmaï Dee (Emma), La Bête (Arthur), Majnoun (Thomas), Mus (Mustafa), et Denis Darko (Cyril). Les vingtenaires vénères d’hier sont devenu·e·s des trentenaires apaisé·e·s. Certain·e·s sont même parents désormais. Mais pas du genre étriqué. Pendant le shooting de Mixte, Keiona, la queen victorieuse de la deuxième saison de Drag Race France, vient jouer les baby-sitters du bébé d’Arthur. Si ça, c’est pas la classe… Plus personnelle, moins politique, leur nouvelle folie electropop, baptisée Le club c’est vous, prouve que le groupe en a encore sous la semelle. Toujours cet art de la punchline, ce don pour les refrains obsédants, ce goût pour l’hybridation sonore. Ces gens-là ne font pas de la musique comme les autres. Il y a une éthique, une générosité chez Bagarre qui détonnent dans notre époque égoïste. Et ça fait un bien fou.

EMMA : CHEMISE OUEST PARIS, BRASSIÈRE DE MAILLOT DE BAIN, JUPE K-WAY, LUNETTES DE SOLEIL MAUI JIM, BOUCLES D’OREILLES SWAROVSKI ZYLBERSTEIN, BOTTES BOTH. ARTHUR : (LOOK 1) CHEMISE FENDI, JEAN ENDUIT OUEST PARIS, LUNETTES DE SOLEIL ALAÏA, COLLIER SWAROVSKI ZYLBERSTEIN, DERBIES BOTH. (LOOK 2) VESTE MARINE SERRE, T-SHIRT DIESEL, JEAN ENDUIT OUEST PARIS, LUNETTES DE SOLEIL ISABEL MARANT, COLLIER SWAROVSKI ZYLBERSTEIN, DERBIES BOTH. CYRIL : (LOOK 1) TOP PUMA, JEAN 501 VINTAGE LEVI’S, BASKETS ADIDAS. (LOOK 2) PANTALON THE NORTH FACE, BASKETS PUMA. THOMAS : (LOOK 1) VESTE MATELASSÉE K-WAY, FOULARD DRÔLE DE MONSIEUR, PANTALON MONCLER, LUNETTES DE SOLEIL MAUI JIM, BASKETS PUMA. (LOOK 2) POLO DRÔLE DE MONSIEUR, PANTALON MONCLER, LUNETTES DE SOLEIL MAUI JIM, BASKETS PUMA. MUSTAFA : (LOOK 1) VESTE EN CUIR DRÔLE DE MONSIEUR, PANTALON LEE, COLLIER SWAROVSKI ZYLBERSTEIN, CHAUSSURES BALENCIAGA. (LOOK 2) POLO ET FOULARD DRÔLE DE MONSIEUR, JEAN LEE, BASKETS GOLA.

Mixte. Votre disque précédent était très politique. Celui-ci est plus intimiste. C’est l’effet de la trentaine ?
Majnoun. (rires) C’est vrai que 2019-2019 collait énormément à l’actualité. On jouait avec, on en reprenait les termes… Cette fois, on a décidé de partir non pas du bruit qu’on entend autour de nous, mais de ce qu’on ressent. On laisse toujours l’époque nous traverser, mais on en parle plus intimement. Après la dernière tournée et la crise du Covid, chacun·e est retourné·e dans son univers respectif, seul·e dans sa tête. Après avoir tant partagé, ce n’était pas évident.
Emmaï Dee. Je crois que cette fois, on donne vraiment corps à nos personnages et aux différences qui existent entre nous. Avant, on appliquait une formule assez uniformisante : costumes identiques, identité visuelle très forte… Mais on peut exister individuellement au sein d’un collectif. Sur l’album, ça se traduit par des morceaux comme “Injuste”, “On est les mêmes” ou “Le club c’est vous”, où l’on chante tous les cinq en lead, ce qu’on n’avait jamais fait auparavant.
Denis Darko. Au début, on avait des univers musicaux et des bagages techniques différents. On était constitué·e·s comme un groupe de rock avec des instruments. Petit à petit, on s’est imposé·e·s comme cinq interprètes.

M. Est-ce que le disque est moins politique parce qu’aujourd’hui la politique vous emmerde ?
Majnoun. Là, je crois que chaque membre du groupe te donnera sa propre réponse. Personnellement, la politique me passionne. Je suis ça comme d’autres suivent le foot !
Denis Darko. Moi c’est comme le foot, ça m’emmerde (rires).
Majnoun. Disons que notre envie de politique est plus profonde. Bagarre, c’est un rêve libertaire. La métaphore du club qu’on file depuis nos débuts (une des premières compositions du groupe s’intitulait “Mourir au club”, ndlr), on y croit. On veut créer un espace où chacun·e peut échapper aux oppressions qui jalonnent le quotidien. Si ça ne marche pas à l’échelle de la société, le club peut être une alternative.

M. Votre processus d’écriture a changé ?
Majnoun. Au-delà de la musique, qu’on a voulue plus directe, on est vraiment allé·e·s plus loin dans l’écriture. Avant, on avait une règle tacite : celui ou celle qui arrivait avec un thème chantait le titre. Cette fois, il y a eu beaucoup plus d’interversions. L’un·e a écrit le texte mais c’est un·e autre qui le chante, et ça raconte peut-être l’histoire d’un autre membre du groupe… Ça donne des morceaux patchworks qui ressemblent à cet idéal de partage, sans hiérarchie.

M. Il y a aussi plus d’humour…
Denis Darko. Le fait d’être plus à l’aise avec soi-même permet plus de second degré. Dans un morceau comme “Fake Boy”, on va assez loin dans cette direction. Moi, La Bête et Mus, on s’autocaricature. Quand tu es en paix avec toi-même, tu peux te peux permettre plus de distance.
Majnoun. Même chose sur “On est les mêmes” : on joue à fond la carte de l’autodérision, sans jamais taper les uns sur les autres. L’idée, c’est plutôt de faire ressortir nos travers les moins glorieux, mais qui nous rendent peut-être touchants.

M. Bagarre a dix ans. À une époque où il n’y a plus que des artistes solos qui composent seul·e·s sur ordinateur, vous faites presque figure d’anomalie. C’est difficile de faire tenir un groupe ?
Emmaï Dee. C’est un challenge, parce qu’on a traversé des époques de vie différentes aussi. Ce n’est pas un hasard si “Injuste”, le morceau qui parle d’une possible séparation du groupe, ouvre l’album. Mais on est fier·ère·s de notre histoire. Ça fait dix ans qu’on vit, évolue et crée ensemble tout en restant ami·e·s. Ce n’est pas rien.

Vous chantez “On ne s’entend plus, c’est pas la faute aux décibels”. Il y a eu des moments de tension entre vous ?
Majnoun. Ce qui nous a fait du mal, c’est de ne plus se voir. Quand on est physiquement ensemble, le ton peut monter mais ça redescend très vite. Je te rassure, ça ne dégénère jamais au point qu’on se foute sur la gueule. On n’est pas Oasis (rires) ! Mais être capable de se parler et de s’écouter, c’est fondamental. Bagarre, c’est un grand rêve politique. On conçoit ce groupe comme une sorte d’utopie égalitaire.

M. Démarrer la promo de cet album dans les clubs queer, c’était important ?
Emmaï Dee. Ce sont des lieux où on se sent bien. Et on s’est dit que c’était le meilleur endroit pour tester nos nouveaux morceaux. Au-delà des concerts, on va créer des soirées qui seront à la fois des moments de joie et des moments militants. On ne délègue pas, c’est moi qui m’occupe de la programmation. C’est beaucoup de travail mais ça fait partie de nos objectifs. La culture queer nous a permis de nous sentir libres, alors c’est normal de lui rendre justice et de lutter avec elle.
Majnoun. On n’est pas queer, mais on se sent accepté·e·s par cette communauté. Et je crois qu’elle aussi se reconnaît en nous, dans les libertés qu’on s’octroie musicalement. Faire venir Acceptess-T, le BAM ou le Planning sur scène, c’est donner la parole aux assos sans la leur prendre. Elles viennent parler directement au public et l’argent collecté leur est reversé. Du coup, tu peux venir en soirée pour soutenir une cause.

THOMAS : T-SHIRT THE NORTH FACE. MUSTAFA : POLO CARHARTT. EMMA : VESTE MATELASSÉE, BRASSIÈRE DE MAILLOT DE BAIN K-WAY, BOUCLE D’OREILLE SWAROVSKI ZYLBERSTEIN, BAGUES EN OR PLAQUÉ 24K ZYLBERSTEIN. CYRIL : TOP PUMA. ARTHUR : VESTE MM6 MAISON MARGIELA, COLLIER  SWAROVSKI ZYLBERSTEIN.

M. Sur le morceau “Boy”, vous posez un regard tendre sur un garçon queer en train de danser.
Emmaï Dee. Exactement ! C’est ça, l’histoire entre Bagarre et le monde queer : “Vas-y. Sois toi-même. Aime-toi comme tu es. Quoiqu’il arrive, on est à tes côtés.”

M. D’où vient cette connexion ? Pour des tas de personnes hétéros, elle ne va pas de soi…
La Bête. Au départ, on était juste potes avec des personnes queer. C’est la musique qui nous a d’abord attiré·e·s, je crois. À l’époque, il y avait une scène techno hétéro assez hégémonique et musicalement pas très intéressante. Du coup, des tas de petites soirées ont commencé à se monter à Paris : au Batofar, les Jeudi OK, La Sale… On ne parlait pas encore de soirées queer, on disait “gay friendly”. Moi je faisais partie du collectif “Les Fils de Vénus”. Des amitiés sont nées et une nouvelle musique est apparue, toujours électro mais moins techno pure et dure. On a trouvé dans ce milieu une forme de liberté qui faisait écho à nos vies. Mais attention, on a dû faire des efforts pour être accepté·e·s ! Ce n’est pas parce que tu es pote avec une personne queer que tu deviens automatiquement quelqu’un d’intelligent et tolérant ! Quand on a fait l’Olympia, on demandait à Acceptess-T de venir parler au public de transidentité. On leur a dit “Éduquez-nous, comme si on n’y connaissait rien !” Ça n’a pas toujours été simple de trouver notre place d’allié·e·s dans ces luttes. En 2016, la DJ Rag nous avait invité·e·s à jouer à la Pride. Naïvement, on avait répondu : “Bien sûr, si on peut aider et donner une tribune”. Là-dessus, Kiddy Smile nous dit : “C’est cool, mais du coup, en vous offrant cette place à vous, RAG ne l’a pas donnée à un groupe queer.” Sur le coup, on s’est senti·e·s bien con·ne·s, mais il avait raison. Il faut savoir se remettre en cause.

M. Est-ce aussi un modèle de vie alternatif ? Une façon de fuir l’hétéro-patriarcat ?
La Bête. Totalement. Pour moi, c’est une trajectoire dans ma vie. Mes parents sont jeunes, j’ai grandi dans une version soft du patriarcat hétéro, mais il en subsiste toujours quelque chose. Le morceau “La Bête” parle de ça. C’est un titre qui existe depuis longtemps sur scène, qui a beaucoup évolué, et où je questionne mon rapport à l’hétérosexualité de manière un peu psychanalytique. J’ai réussi à l’écrire pour l’album car j’ai enfin acté où j’en étais par rapport à ça. J’ai compris la différence entre une pratique sexuelle et une identité. Et si on m’identifie dans la vie comme un homme hétérosexuel, en réalité l’hétérosexualité ne m’intéresse plus du tout.

EMMA : CHEMISE OUEST PARIS, JUPE K-WAY, LUNETTES DE SOLEIL MAUI JIM, BOUCLES D’OREILLES SWAROVSKI ZYLBERSTEIN, BOTTES BOTH MUSTAFA : VESTE EN CUIR DRÔLE DE MONSIEUR, PANTALON LEE, LUNETTES CELINE PAR HEDI SLIMANE, COLLIER SWAROVSKI ZYLBERSTEIN. CYRIL : PANTALON THE NORTH FACE. THOMAS : VESTE MATELASSÉE K-WAY, FOULARD DRÔLE DE MONSIEUR, PANTALON MONCLER, LUNETTES DE SOLEIL MAUI JIM. ARTHUR : VESTE EN JEAN MARINE SERRE, T-SHIRT DIESEL, JEAN ENDUIT OUEST PARIS, LUNETTES DE SOLEIL ALAÏA, COLLIER SWAROVSKI ZYLBERSTEIN.

M. Denis, La Bête et toi avez chacun votre morceau dédié sur l’album. On cerne mieux ton personnage…
Denis Darko. J’ai enfin réussi à me trouver un nom. Avant, je me faisais appeler Master Clap parce que j’étais en charge des boîtes à rythmes, mais je n’avais pas encore trouvé mon alter ego. Ça faisait longtemps que je voulais parler de ma jeunesse en grande banlieue, mais ça ne prenait pas. Il fallait trouver la bonne distance, la bonne dose de second degré en créant ce personnage, Denis Darko.

M. Dans le texte, tu dis “Tout le monde dit, Denis t’es pas fun. Chais pas pourquoi, j’ai toujours le seum”…
Denis Darko. J’ai un peu moins le seum aujourd’hui, mais ça correspond parfaitement au garçon que j’étais à 16 ans. J’ai grandi en Essonne du côté d’Évry, dans une sorte de ghetto pour classe moyenne à l’architecture américaine. C’est plein de pavillons identiques où il n’y a rien à faire. Quand t’es ado, c’est vraiment oppressant. En arrivant à Paris, j’ai enfin trouvé des gens comme moi, avec qui je pouvais partager des choses.

M. Le sample de “Sweet Dreams » d’Eurythmics sur ce titre a dû vous coûter un bras !
La Bête. Euh… oui. Le deal va sûrement nous coûter l’intégralité des droits d’auteurs de ce morceau (rires).

M. Le thème de notre numéro est l’escapisme. Ça vous évoque quoi ?
Majnoun. Avec Bagarre, on pratique l’escapisme depuis longtemps. On veut créer un lieu utopique, à la fois politique et humain. Mais je vois ça comme un lieu refuge plutôt que comme une échappatoire.
La Bête. Ce n’est pas gratuit si l’album s’appelle “Le club c’est vous”. On a toujours travaillé ce monde imaginaire. c’est devenu une invention presque littéraire : on a fait de la musique de club, en club, on transforme nos concert en club comme à l’Olympia en invitant les vogueurs de la House of LaDurée, le collectif drag Gang Reine ou Acceptess-T… Le temps d’un show, on crée un ailleurs différent du monde de dehors. C’est peut-être une réalité virtuelle, mais qui pour nous n’en est pas moins vraie. C’est crucial de se construire un ailleurs. Plus le monde est dur, plus on sera amoureux et doux. Plus il est fake, plus on veut être sincères. Avec Bagarre, on a un adage : on ne pense pas que la musique change le monde, mais elle aide à vivre celles et ceux qui le changent. Dans ton métro, ton bus ou ta nuit, tu mets ton casque et la musique te recharge. Elle te permet d’affronter la vie.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).