Actrice, mannequin et activiste transgenre, Claude-Emmanuelle Gajan-Maull prêche la bonne parole pour déconstruire la notion de pouvoir – mais aussi d’entrave – que génère l’apparence dans une société patriarcale obsédée par l’image.

On l’appelle Traumatized bombshell, surnom qu’elle revendique pour rappeler que “derrière toute personne considérée comme belle se cachent des traumatismes”. Très présente et expressive sur les réseaux sociaux (et sans aucun filtre), Claude-Emmanuelle Gajan-Maull milite, entre autres, par l’apparence et la force de la visibilité, pour révéler les mécanismes d’oppressions patriarcaux, cisgenres et coloniaux qui s’y croisent. Passée par les Beaux-Arts, elle a joué dans deux films du réalisateur Gaspar Noé (Climax en 2018 et Lux Æterna en 2019), collabore à de nombreuses marques de mode et de beauté (en 2019, elle devient la première femme trans à participer à une campagne digitale pour YSL Beauté) et prend notamment la parole au micro du podcast Hotline sur le sexe. Au quotidien, Claude-Emmanuelle s’exprime auprès de ses followers ou intervient dans des talks et conférences sur la notion de transformation physique, que la société désigne et applaudit sous le nom de “glow-up”, sur le culte et la quête de la beauté, mais aussi sur la stratégie d’infiltration que peut être l’apparence dans un jeu de dévoilement d’un système de normes encore trop pesantes. Si en 2022, on devait faire la liste des personnalités à qui vouer un culte, Claude-Emmanuelle y serait certainement.

Veste en cuir, Fendi. Collier et boucles d’oreilles en argent, D’heygere.
Robe en jersey, Balmain. Sac mini « G-HOBO » en cuir, Givenchy. Boucles d’oreilles en argent, Hugo Kreit. Boots en cuir, Freelance.

M. L’apparence peut-elle s’appréhender comme une arme de guerre, une sorte de cheval de Troie qui permettrait de faire changer les règles établies par un phénomène d’infiltration ?
Claude-Emmanuelle  Gajan-Maull. Je ne me base que sur mon expérience personnelle, mais je peux dire que j’ai traversé beaucoup d’apparences physiques différentes, et que certaines d’entre elles m’ont permis de comprendre comment se construisent les mécanismes de discriminations. Ça a créé chez moi une espèce de combativité et développé une envie de vengeance. Autrefois, je pouvais paraître indésirable puis, finalement avec le temps, presque uniquement désirée : alors, si vous ne saviez pas m’apprécier avant que j’entre dans ces codes de beauté, méritez-vous vraiment que je vous accorde de mon énergie et de mon temps quand je me mets à briller au sein de cette société ? Je crois bien que non ! Et je pense qu’avoir connu ce dégoût d’autrui me permet aujourd’hui de retourner la situation en ma faveur, me servant de leurs propres codes pour obtenir ce que je désire tout en étant à l’indisposition du patriarcat tant que les hommes ne sacrifient pas leurs privilèges.

M. Tu as notamment perdu beaucoup de poids et atteint ce qui est jugé comme un “glow up”. Qu’est-ce que cette évolution t’a montré de la société ?
C.-E.  G.-M.  À l’époque où je pesais 170 kilos, j’habitais dans un monde inadapté à mon poids, et mon corps s’était complètement amoindri et invisibilisé. Aujourd’hui, avec mes 68 kilos, alors que j’entre dans le sizing “normal”, je me retrouve confrontée à la réalité de ma morphologie, qui ne me permet pas d’avoir accès pour autant à tout. Et puis, je trouve qu’il n’y a rien de beau à se faire sectionner l’estomac et à court-circuiter ses intestins grêles, à mal digérer les aliments, à vomir, subir des interventions pour se faire enlever de la peau donc avoir de grandes cicatrices ; d’autant que cette chirurgie ne guérit pas des TCA (troubles du comportement alimentaire).

Puis ça permet également de se rendre compte que beaucoup de personnes finissent par avoir un complexe d’infériorité à nos côtés, elles nous voient changer et ça ne leur convient pas, parce que d’un coup on peut avoir accès à leurs privilèges et ça peut générer chez elles des comportements complètement toxiques. Pour moi, c’était une bonne préparation à ma transition vraiment féminisante, puisqu’en perdant du poids j’entrais dans de nouveaux standards jusqu’ici inatteignables, ce qui dès lors pouvait changer toutes les règles de ces codes bien gardés.

Combinaison en lycra, Jean-Paul Gaultier. Bottes en cuir, Balenciaga. Boucles d’oreilles upcyclées en palladium, Tétier Bijoux.
ROBE CHEMISE EN SOIE, Valentino. Boucles d’oreilles à strass, Hugo Kreit.

M. Arriver dans une grande ville peut changer beaucoup de choses. Comment s’est passée ton entrée dans le milieu parisien.
C.-E. G.-M. J’ai beaucoup de fierté (rires). Je n’ai jamais aimé être entourée de milliers de personnes, donc je n’ai jamais cherché les opportunités de faire ami-ami avec les acteurs de la mode parisienne. Au début de ma transition, j’étais physionomiste de soirée, c’est un peu le métier flamboyant chez les personnes précaires, un petit rôle de personnage public. Tu n’es bon qu’à être à la porte ! À la porte de ton job alimentaire, de chez toi aussi parce que tu n’arrives plus à payer le loyer… Du coup, je suis devenue physionomiste, parce que rien d’autre n’était faisable. Shout out à Jenny Bel’Air (physio culte du Palace et icône transgenre de la nuit parisienne des années 1980, ndlr) ! C’est par ce biais que j’ai rencontré la plupart des visages implantés dans la mode d’aujourd’hui.

À l’époque, ils me méprisaient parce que j’étais grosse, que j’étais dans un entre-deux identitaire, en plein questionnement, mais surtout parce qu’étant donné que je ne correspondais à aucun des codes qu’ils célébraient à ce moment-là, j’étais un peu une proie facile à abattre. Mais je restais fidèle à moi-même, j’exprimais une forme de liberté et, bizarrement, d’émancipation aussi, une authentique “sans-maître”… Ces gens ne m’ont finalement jamais donné ma chance, même s’ils me reconnaissent aujourd’hui. Mais mon but a toujours été d’avoir accès aux choses et aux jobs de façon “normale”, sans piston mondain. Quoi qu’il en soit, je vis toujours dans une extériorité, je ne suis bizarrement pas sur les mêmes jobs que d’autres personnes avec les mêmes intersections que moi – un peu par-ci par-là, un peu niche, et menant son petit bout de chemin de son côté.

M. Comment se sont passés tes débuts dans le mannequinat ?
C.-E.  G.-M. Courant 2017, j’ai tourné dans un premier court métrage, et j’ai eu aussi l’opportunité de poser pour des photos de type édito de mode en me faisant repérer à une soirée. Puis, en 2018, j’ai joué dans Climax de Gaspar Noé, et pas mal de choses ont pris forme à partir de ce moment, comme si c’était un droit de laisser passer, une espèce de validation des métiers de l’image. Je n’avais jamais pensé pouvoir devenir mannequin, c’est au moment des castings que j’ai commencé à être arrêtée par des scouts dans la rue. J’ai fait beaucoup de “street casting” à la suite de ces repérages ! Puis j’ai été contactée directement par les CEO de YSL Beauté pour savoir si ça m’intéressait de faire du digital… C’est à la suite de ça que j’ai pu signer en agence, et c’est là que tout a pris forme avec le statut officiel de mannequin, qui me permet aujourd’hui de défiler à la Fashion Week de Paris notamment. On assiste tout doucement à des changements, mais il faudra que nous, mannequins transgenres, nous nous battions dix fois plus que des modèles classiques pour obtenir les jobs et être reconnu.e.s dans l’industrie.

ROBE BUSTIER EN JERSEY TRANSPARENT, Burberry. Mules à talons en cuir, Freelance. Boucles d’oreilles en métal, Jean Paul Gaultier.
Débardeur brodé en sequins noirs détruits brodés, Lunettes de soleil Skin XXL Cat en nylon noir bio injecté, Balenciaga. Boucles d’oreilles en argent, D’heygere.

M. Quel.le.s ont été tes role models, tes inspirations ?
C.-E.  G.-M.   À l’époque, je n’en avais pas vraiment… Je ne savais pas à qui me référer au début de ma transition, car début 2015, la seule personne trans dont on entendait parler c’était Laverne Cox. On n’en était qu’aux prémices de cette fierté qu’on porte désormais sur les réseaux sociaux ! J’étais juste émerveillée par le fait que, trois ans après le début de ma transition, je passe de “moche”, selon les standards de beauté biaisés du patriarcat, à suffisamment bien pour devenir mannequin ! C’était impensable pour moi, pourtant c’est devenu une réalité.

Concernant les figures qui m’inspirent, je citerai forcément des role models trans à qui je pourrais m’identifier : Janet Mock et tout le casting fantastique de la série Pose, par exemple. En France, je pense aux meneuses de revues des années 1960-1970, Bambi et Coccinelle, également à des femmes noires comme Naomi Campbell et Grace Jones, et aussi à Tilda Swinton ou au mannequin Kristen McMenamy qui ont un visage de ouf. Aujourd’hui, je suis contente qu’il y ait un grand groupe de personnes transfem visibles qui puisse servir de base pour donner de la force aux jeunes trans ; elles peuvent s’y identifier, elles créent des opportunités, elles ont de l’espoir, de l’ambition, elles sont prêtes à se battre, elles ont la force pour le faire.

M. Quels challenges et défis propres à la France rencontres-tu au quotidien ?
C.-E.  G.-M.  Les challenges que je rencontre sont assez obvious en France ! Mais pas que pour moi, pour toutes les filles qui sortent du cadre fermé de la mode française. Je fais un 38-40, j’ai 31 ans, j’ouvre beaucoup ma bouche, je suis trans, racisée, dans une dynamique body positive et dite de “revenge body”, je parle publiquement de mes TCA, de ma dépression chronique, des difficultés à transitionner dans une société et un pays transphobes, je dénonce le patriarcat et le comportement problématique des hommes… Tout ça, ce sont, tant bien que mal, des facteurs qui font que mon profil n’est pas une page lisse et facile à aligner avec l’image de toutes les marques. Être une mannequin qui pense, ce n’est pas une bonne plus-value dans ce métier (rires). Je ne me laisse pas faire, je fais toujours ce que je veux !

M.  La France donne une mauvaise image d’elle, selon toi ?
C.-E.  G.-M.  Je dirais que Paris n’est pas du tout la capitale de la mode, mais la capitale des traditions de la mode. Toutes ces vieilles maisons qui font les mêmes choses depuis des décennies, ces marques émergentes par des hommes cisgenre et queer (aussi peu bienveillants qu’ils veulent nous le faire croire) ou ces créatrices qui se veulent aller vers l’abolition des standards en continuant de produire des vêtements pour un seul type de femme ! Je pense que mon profil a bien “trop d’intersections”. Du coup, j’ai tendance à regarder vers les États-Unis, qui, contrairement à la France, sont friands de success stories : là-bas, il y a cette tendance à rechercher et à découvrir des profils qui partent de rien et qui, d’un coup, évoluent, changent de classe sociale, et qu’on veut voir réussir. Je ne crois pas que ce soit la vision aristocratique de notre cher pays (rires).

Manteau en laine et cachemire, Pantalon taille haute en jersey enduit, Giorgio Armani. Body en lycra, Mugler. Lunettes en acétate, 13 09 SR. Boucles d’oreilles argentées, Balenciaga.
Combinaison en lycra, Jean-Paul Gaultier. Bottes en cuir, Balenciaga. Boucles d’oreilles upcyclées en palladium, Tétier Bijoux.

Cet article est extrait de notre numéro Mixte : Empowerment, fall-winter 2022/23, paru en septembre 2020

Photographe : Joe Lai
Styliste : Emmanuelle Ramos @ Noob Agency
Talent : Claude-Emmanuelle Gajan-Maull
Makeup : Theana Giraudet
Set designer : Jade Boyeldieu D’Auvigny
Assistant photo : VI