Campagne de la marque Heaven (Marc Jacobs) avec Nicki Minaj, printemps 2022.

Qu’on la trouve vulgaire ou sexy (ou les deux), la chaussure compensée — depuis son apparition dans la Grèce Antique jusqu’à se retrouver aux pieds des strip-teaseuses et des drag queens — ne s’est jamais cachée, bien au contraire, revendiquant même haut et fort être genderfuck.

Le port altier, le regard soutenu droit devant soi, la démarche certes un peu maladroite, mais avec une sacrée dose de courage : c’est en résumé ce qu’il a fallu à Sam Smith, artiste british qui en 2019 a fait son coming-out non-binaire, pour apparaître le 2 mars dernier perché·e sur des platform shoes et muni d’un bâton de marche au défilé automne-hiver 2024 d’Andreas Kronthaler for Vivienne Westwood. Un passage remarqué quelques mois après que l’artiste a reçu le Cultural Innovator Prize aux Fashion Awards 2023, juché·e cette fois encore sur des platform shoes. Cette lubie vestimentaire, iel la partage avec son styliste personnel et accessoirement compagnon Christian Cowan, dont les pièces extravagantes ont su séduire Lady Gaga ou encore Cardi B pas les dernières non plus lorsqu’il s’agit d’enfiler des compensées. Mais qu’importe les railleries : “être vulgaire c’est beau, sale, magnifique (…). Dites que nous sommes ridicules, nous en ferons encore plus”, peut-on l’entendre chanter aux côtés de la Queen of Pop Madonna sur le titre “Vulgar”. Autre salle, autre ambiance durant cette même Fashion Week parisienne avec la maison Chloé aux commandes de laquelle sa nouvelle directrice artistique Chemena Kamali opère un virage à 360, retour au romantico-bohème chic qui a fait la gloire de la maison dans les années 2000 : des volants, de l’épure…

Gucci SS24, Andreas Konthraler von Vivienne Westwood FW24, Chloe FW24, Versace SS24.

Et quoi de mieux pour incarner ce retour aux sources que les emblématiques sandales compensées que tout le front row s’est vu offrir pour l’occasion ? Parmi les têtes connues, la nepo baby Georgia May Jagger, les actrices Clémence Poésy et Sienna Miller, sympas et aussi lisses que la coque en fibre de verre de l’assise d’une chaise Eames – comprenez, pas exactement les incarnations de femmes fortes et couillues que l’on attendrait à notre époque. Certains crient “au génie” (toute proportion gardée ?) au “Millenial Rejoice” (hum), d’autres clameront que ça leur en touche une sans bouger l’autre pour paraphraser notre Président… Toujours est-il que ces deux initiatives, ainsi que des récentes collections comme celles de Gucci ou Versace, ont marqué un pas décisif : celui de remettre sur le devant de la scène la chaussure la plus “show off” de l’histoire de la mode.

Spice Girls.
L’effet “Cool Britannia”

 

Elles sont emblématiques des indécrottables Y2K, ont contribué à forger la silhouette de ces années et infusent aujourd’hui une autre tendance, celle des “ugly shoes” totalement assumées, entrainant dans sa quête des hauts sommets d’autres godasses qui ont bercé nos sweet 90’s-00’s, Doc Martn’s, No Name ou encore Converse. On vous parle évidemment des Buffalo shoes, une belle invention allemande après celles de Birkenstock, qui — qu’on y adhère ou pas — réveille forcément en nous une nostalgie folle. Démocratisées par les iconiques Spice Girls, ces baskets compensées emblématiques du mouvement pop culturel Cool Britannia, connaissent régulièrement de nouveaux pics de notoriété depuis les années 90. Hyper bariolées et colorées, les Buffalo sont le pire cauchemar des parents (l’un des slogans de la marque a été #notliked). Comme le rappelle le média anglais Sleek magazine, dans son article intitulé “How Buffalos Came to be The Shoes For Our Uncertain Times” publié en 2019, les Buffalo sont “anti-fashion”, “anti-establishment”, et s’inscrivent dans « une idéologie non-conformiste ». En portant ces chaussures défiant les lois du bon goût établi (et de la gravité), on formule le “désir de se libérer des modes” tout comme un “rejet de la structure de pouvoir actuelle”. Rebelles jusqu’au bout des semelles, CQFD. Et pour cause, les chaussures compensées ont toujours baigné dans les sous-cultures, véritables vecteurs d’identités : hippies, punks, ravers, goths qui ne jurent que par la marque New Rock…

Grimes pour la campagne Heaven SS24.

Ce qu’a bien compris la marque Heaven de Marc Jacobs, puisant inlassablement dans cette esthétique 90’s-début 2000, pour livrer des looks souvent haut perchés. Des maisons de luxe et marques plus consensuelles ont-elles aussi développé un fétichisme pour le tout-compensé : les vertigineuses Valentino Garavani Tan-Go platform pumps ont monopolisé l’attention en 2022. Gucci a revu la copie de ses fameux mocassins. Moschino revisite les babies à brides. Au même moment, JW Anderson commercialise des sabots de jardinage, et Crocs y a trouvé son salut mode, diversifiant ainsi ses modèles. En apparence, on assiste à une banalisation du compensé. En pratique, ces chaussures ont toujours existé, avec des hauts et débats : en 1938, Salvatore Ferragamo imaginait une chaussure fantaisiste à semelle compensée reprenant les couleurs de l’arc-en-ciel destinée à Judy Garland (modèle réédité en 2006 au sein de la collection Ferragamo’s Creations du musée Salvatore Ferragamo de Florence). Loin, d’être frivoles celles-ci étaient également portées durant la Seconde guerre mondiale les femmes imaginaient des chaussures robustes à semelle en liège épais pour pallier la pénurie de cuir. “Partout dans le monde, divers types de plates-formes, notamment les patènes médiévales, les getas japonaises, les chopines vénitiennes et les kabkabs du Moyen-Orient, étaient historiquement utilisées pour protéger le corps et les ourlets de la saleté”, soulignait le Vogue US dans un article de 2022. Des chaussures de la débrouille en somme, appréciées pour leur côté pratique. Et spectaculaire.

Réédition des “rainbow platform shoe” créées par Salvatore Ferragamo en 1938 pour Judy Garland.
C’est show

 

Déjà dans la Grèce antique, sous le nom de cothurnes, elles étaient portées par les acteurs et actrices de tragédie pour conférer à leurs personnages toute leur majesté. Cette piqûre de rappel, on la doit au récent engouement pour les chaussures à talons trèèès hauts en PVC transparent, qui ont trouvé grâce aux yeux de J-Lo, Megan Fox, Pamela Anderson, Julia Fox ou encore Cardi B. Appelées “stripper heels”, elles sont en effet l’apanage des strip-teaseuses mais aussi des artistes de pole dance. Comprenez : ces compensées sont là pour performer : la féminité, le corps, le mouvement. Le majestueux et hypnotique clip “Cellophane” de FKA Twigs sorti en 2019 est là pour nous en convaincre : on voit la chanteuse anglaise juchée sur des platform shoes et exécuter une danse à la barre incroyable. Idem dans la culture drag et ball, où les platform shoes permettent l’expression de soi dans ses manifestations les plus exacerbées. Les platform shoes deviennent un accessoire sacralisé (cf. “Kinky Boots” : l’histoire vraie, adaptée en film et comédie musicale d’un fils de fabriquant de chaussures qui avec l’aide d’une drag queen relance le business familial en commercialisant des bottes pour drag).

Figurine : Aphrodite orientale portant un diadème et aux pieds des cothurnes, 1er siècle av J.-C, Grèce antique, Paris, Musée du Louvre.

Si on ne peut nier l’hypersexualisation dont elles font l’objet –l’ancêtre des chaussures compensées, les chopines, étaient autant portées par les bourgeoises que les courtisanes vénitiennes à la Renaissance, avec la particularité de matérialiser leur statut social par le nombre de centimètres de leurs semelles (parfois jusqu’à 50cm !), soulignons qu’en parallèle elles ont contribué à gommer les distinctions de genre, très perceptible dans les années 70 (leur âge d’or) où mules, bottes et sabots en cuir et bois compensés sont autant portés par les hommes que les femmes, soucieux de styliser leur démarche en pantalon pattes d’eph’. Portées aux nues par différents courants musicaux, du glam rock au disco en passant par la funk, de Kiss à ABBA en passant par Marvin Gaye tous flanqués de sky-high boots, les compensées deviennent de sacrées dancing queens victimes de la fièvre du samedi soir.

“Cellophane” de FKA Twigs.

Si on ne peut nier l’hypersexualisation dont elles font l’objet –l’ancêtre des chaussures compensées, les chopines, étaient autant portées par les bourgeoises que les courtisanes vénitiennes à la Renaissance, avec la particularité de matérialiser leur statut social par le nombre de centimètres de leurs semelles (parfois jusqu’à 50cm !), soulignons qu’en parallèle elles ont contribué à gommer les distinctions de genre, très perceptible dans les années 70 (leur âge d’or) où mules, bottes et sabots en cuir et bois compensés sont autant portés par les hommes que les femmes, soucieux de styliser leur démarche en pantalon pattes d’eph’. Portées aux nues par différents courants musicaux, du glam rock au disco en passant par la funk, de Kiss à ABBA en passant par Marvin Gaye tous flanqués de sky-high boots, les compensées deviennent de sacrées dancing queens victimes de la fièvre du samedi soir.

Chopines, 1550–1650, Brooklyn Museum Costume Collection at The Metropolitan Museum of Art.
Genderfuck

 

Mais revenons à nos chères sneakers compensées Buffalo. Parce que portées par les Spice Girls, elles seront éternellement un totem du Girl Power dans notre inconscient collectif. Mais pas seulement : leur aspect atypique leur a valu d’être marketées comme “unisexe”. Aujourd’hui, on parle plus volontiers de chaussures “gender bender” pour ne pas dire “genderfuck”. Elles transcendent les conventions de genre et pouvent s’appuyer pour cela sur la chanteuse Billie Eilish, digne représentante de la Gen Z et Buffalo fan assumée. En 2019, Le Museum of Fine Arts de Boston accueillait l’exposition “Gender Bending Fashion” qui examinait “une riche histoire de la mode qui bouleverse, brouille et redéfinit les conventions et les attentes autour de la relation entre le genre et la tenue vestimentaire. Dans le même temps, les vêtements exposés peuvent témoigner plus largement des changements sociétaux au cours du siècle dernier, notamment l’évolution des rôles de genre, la visibilité croissante des communautés LGBTQIA+ et l’essor des médias sociaux en tant qu’outil puissant d’expression de soi”. Parmi les pièces, les platform shoes de Lady Gaga portées lors de sa performance aux Grammys en 2017 et designées par Thom Solo (rien à voir avec Han).

Les chaussures de Lady Gaga aux Grammy Awards 2016.

Un exemple institutionnel qui vient renforcer une problématique concrète, comme celle formulée par @theegenderbender il y a 1 mois sur Reddit, dans la sous-catégorie r/NonBinary, intitulée “platform shoe recommendations for gender dysphoria” : cette personne d’1m60 est gender-fluid, or lorsqu’iel se sent plus masculin-e/mâle, iel ressent de la dysphorie de genre en raison de sa petite taille qu’iel cherche à combler à l’aide de platform shoes. De là à dire que platform shoes sont d’utilité publique, n’y aurait-il qu’un pas ? Rendons à César ce qui est à César, en paraphrasant, une fois n’est pas coutume, feue Queen Vivienne Westwood : “Les chaussures doivent avoir des talons très hauts et des plateformes pour mettre la beauté des femmes sur un piédestal”.