Portrait © Julian Victoria.

Après quatre décennies de carrière, Dries Van Noten vient de tirer sa révérence en présentant son ultime collection menswear printemps-été 2025. Rencontre exclusive avec un monument de la création qui aura marqué la mode par son optimisme, son raffinement et son humilité.

Le designer belge Dries Van Noten a su combler et ravir les furies de la planète mode pendant près de 40 ans. Mais en mars dernier, peu de temps après le succès de son défilé womenswear FW24, l’annonce de son départ à la retraite a provoqué une véritable onde de choc dans une industrie où longévité et intégrité sont devenues des perles rares. Depuis la pandémie, on ne compte plus le nombre de directeur·rice·s artistiques qui, après quelques saisons seulement, se font remercier par des maisons de luxe en quête du nouveau génie qui fera gonfler leurs ventes. Les claquages de portes se multiplient et l’impatience devient reine. Autant dire qu’il faut un sacré courage (ou une folie certaine) pour lancer sa propre marque en 2024.

Pour beaucoup de passionné·e·s et d’idéalistes, Van Noten incarne l’âge d’or de cette mode “créateur·rice” où tout était encore possible. Jeune styliste indépendant, il fonde sa marque en 1986 et démarre avec l’homme, trouvant non seulement un soutien auprès de grand·e·s journalistes tel·le·s que l’Anglaise Suzy Menkes, mais aussi l’intérêt d’acheteurs·ses influent·e·s comme Barney’s à New York. Les années 1990 sont un moment fort pour le designer anversois, dont l’esthétique à la fois métissée, raffinée et optimiste lui amène de plus en plus de fans. Lorsqu’on se penche sur sa carrière exemplaire, Van Noten a connu plus de triomphes que de défaites, même s’il a parfois dû se remettre en question. À la fin des années 2000, il revient en force avec des collections plus urbaines et sportswear qui sont plébiscitées par la critique. Dries Van Noten n’a jamais été annonceur, et pourtant toute la profession l’encense. On ne l’appelle plus Van Noten, mais Dries, et les rédacteur·rice·s s’arrachent ses vêtements qui ne sont jamais anodins, mais s’intègrent si facilement à leurs immenses garde-robes.

Dries van Noten photographié dans son jardin par © Jackie Nickerson.

Deux jours après son défilé d’adieu qui présentait sa dernière collection menswear SS25 dans un hangar désaffecté à la Courneuve, le 22 juin dernier, Dries nous reçoit dans ses bureaux du Marais. Bien que connu pour ses imprimés exclusifs, ses volumes intemporels et son sens si personnel de la couleur, il apparaît sobrement vêtu d’un t-shirt blanc et d’un pull bleu foncé, dont il remonte et descend les manches durant notre entretien. Ce n’est pas la première fois qu’il se trouve face à moi, souriant même s’il garde les bras croisés. Il semble détendu, heureux et apaisé. Dries nous interpelle, car il est rempli de toutes ces contradictions qui le rendent sensible et humain. Dries nous touche, parce qu’il a cette humilité constante que très peu de gens possèdent dans ce métier. Et Dries nous impressionne, par son acharnement au travail et le refus manifeste de laisser son ego prendre le dessus. Son éducation, sa droiture et sa réserve naturelle l’auront protégé des pièges de la mode durant toutes ces années. Et il aura connu la gloire, sans qu’elle lui brûle jamais les ailes. Rencontre avec un grand maestro du vêtement qui, quelques jours après son ultime défilé, nous surprend et nous émeut par sa sincérité totale.

Dries van Noten menswear SS25

Dries van Noten menswear SS25

Mixte. Deux jours après votre dernier défilé, comment vous sentez-vous ?
Dries van Noten.
Je me sens bien. Et heureux.

M. Ces dernières semaines ont dû être riches en émotions…
D. V. N.
Oui, c’est vrai. Ce n’était pas une décision facile à prendre, même si je savais depuis longtemps que je partirais un jour. C’était clair pour le groupe Puig aussi, devenu actionnaire majoritaire de ma marque en 2018. J’aurais sans doute quitté la société plus tôt, mais le coronavirus est passé par là. Je voulais surtout mettre fin à mes fonctions à un moment où l’entreprise serait suffisamment solide et forte. Il y a un an, j’ai donc décidé que j’allais partir en 2024, et surtout que mon dernier show serait une collection homme, comme le tout premier d’ailleurs.

M. Pourquoi avoir annoncé votre départ en mars ?
D. V. N.
Je n’aimais simplement pas l’idée de présenter une nouvelle collection à la presse et aux acheteur·euse·s pour leur dire ensuite que c’était fini. Je voulais être franc et l’annoncer plusieurs mois avant.

M. Aviez-vous déjà en tête l’idée d’un défilé commémoratif ?
D. V. N.
Je ne voulais pas de défilé “best of” qui ressemble à une rétrospective. Pour moi, le plus important c’est toujours de rester orienté vers le futur. Il était dès lors trop facile, et prévisible, de jouer la carte du show rétrospectif. Peut-être que ce défilé en aura déçu certain·e·s, et qu’il·elle·s s’attendaient à autre chose. Je n’avais juste pas l’intention de regarder en arrière et voulais que cette collection aille de l’avant. Bien sûr, je respecte énormément le passé et je suis fasciné par l’artisanat et les traditions. Mais je suis aussi fondamentalement ancré dans le présent. J’ai d’ailleurs fait référence dans cette collection aux propos de Marcello Mastroianni évoquant l’écriture de Marcel Proust. Celui-ci disait que les plus beaux paradis sont ceux que l’on a perdus, alors que pour l’acteur italien, les plus beaux paradis sont ceux qu’il nous reste à vivre. Il appelle ça nostalgia del futuro.

M. On ne vous sent pas nostalgique du tout.
D. V. N.
Je ne l’ai jamais été, car idéaliser le passé n’est pas dans ma nature. Cette collection était aussi la dernière où je puisse véritablement m’exprimer, expérimenter et aller vers des choses nouvelles. J’avais non seulement envie d’en profiter au maximum, mais aussi de prendre des risques.

Dries van Noten menswear SS25

Dries van Noten menswear SS25

M. Est-ce que, d’une certaine manière, vous aviez aussi envie d’une collection plus neutre qui puisse simplifier la transition par la suite ?
D. V. N.
Je ne pense pas que cette collection soit neutre du tout. Elle comprend des transparences ludiques, des effets de matières inattendus et de nouvelles techniques d’impression inspirées par la technique ancestrale japonaise du suminagashi, remontant au VIIIe siècle.

M. Peut-être que “neutre” n’est pas le bon mot. Disons “simplifiée”.
D. V. N.
C’est une collection subtile, avec beaucoup de recherche et des détails importants.

M. En même temps, mettre la barre très haut avec un adieu spectaculaire pourrait rendre les choses plus difficiles pour votre successeur·e.
D. V. N.
J’avais surtout envie de développer certains thèmes déjà abordés dans mes deux dernières collections homme, et je dois avouer que je suis satisfait du résultat.

M. Votre carrière compte plus de réussites que d’échecs. Avez-vous vécu des périodes difficiles où vous avez eu le sentiment de faire des choses allant à l’encontre de votre nature profonde ?
D. V. N.
Quand mon associée ­Christine Mathys est décédée, en 1999, j’ai vécu une période assez compliquée. Les grands groupes commençaient à racheter des marques indépendantes et je me suis demandé s’il fallait vendre ou pas. La mode était devenue plus minimaliste aussi, et j’ai voulu changer de direction dans mes collections. Au final, elles n’ont pas été bien reçues et j’ai compris qu’il me fallait rester fidèle à moi-même.

M. David Bowie figurait dans la playlist de votre dernier show, et il est aussi présent dans votre défilé anniversaire femme de l’hiver 2017, ainsi que dans la collection homme présentée au musée Bourdelle en janvier 2011. Pourquoi revient-il de manière récurrente dans vos shows ?
D. V. N.
Bowie est un leitmotiv dans ma vie et je me souviens très bien l’avoir vu pour la première fois à la télévision, chantant “Jean Genie” en 1972. Il était vêtu d’une combinaison moulante en jersey qui ressemblait à un collant pour femme. C’était le choc total pour moi. Avec sa coiffure punk et son make-up outrancier, c’était juste incompréhensible, j’étais face à quelque chose qui m’échappait complètement.

M. Avez-vous eu l’occasion de le rencontrer avant sa mort ?
D. V. N.
Je ne l’ai jamais rencontré, et c’est très bien comme ça. Il ne faut pas toucher à ses idoles. Je préfère me construire ma propre histoire plutôt que d’être confronté à leur réalité.

Dries van Noten womenswear FW24

Dries van Noten womenswear FW24

M. Comme Bowie, vous vous êtes réinventé pendant presque 40 ans. Pensez-vous avoir vous aussi ce côté caméléon ?
D. V. N.
Jamais je n’oserais me comparer au génie qu’était David Bowie. Je pense qu’il m’a beaucoup appris, mais je ne crois pas être arrivé à son niveau. Il a osé faire des choses que je n’aurais pas été capable d’assumer moi-même. C’est cette confiance en lui et cette prise de risque incessante que je trouve admirables chez lui. Bizarrement, on peut toujours s’identifier à Bowie, bien qu’il semble être un ovni débarqué d’une autre planète.

M. Ce qui est fascinant chez vous, c’est le contraste entre ce que vous créez et votre personnalité. Bien que vos collections soient souvent opulentes, voire exubérantes, vous êtes un homme plutôt réservé. Est-ce que la mode vous a permis d’exprimer des facettes cachées de votre caractère ?
D. V. N.
J’ai toujours eu cette opposition en moi. Ma famille était assez bourgeoise et très traditionnelle. J’ai détesté l’école jésuite où l’on m’a envoyé. L’enseignement y était strict et sans pitié. Quand j’ai enfin pu étudier la mode à l’académie d’Anvers, j’ai rencontré des personnes comme Ann Demeulemeester, Walter Van Beirendonck et Martin ­Margiela, qui ont complètement changé ma vision de la mode. Mes parents avaient une boutique de prêt-à-porter à l’époque, et je les accompagnais déjà durant les achats à Paris et à Milan. Mais c’est vraiment l’Académie qui m’a ouvert les yeux.

M. Êtes-vous rebelle ? Vous faites souvent les choses différemment des autres.
D. V. N.
C’est drôle, car je haïssais l’idée d’avoir un uniforme à l’école et maintenant j’en porte un dans ma vie quotidienne, sans doute plus par paresse que par facilité. Je pense effectivement être rebelle, à ma manière. J’aime pousser les choses sans que ce soit gratuit. Je n’aime ni la provocation, ni heurter les autres, mais je cherche toujours à repousser les limites dans les domaines où je crée. Je crois à l’évolution, pas aux révolutions. Encore une fois, je pense que ma rébellion vient de l’éducation jésuite que j’ai reçue. Réaliser qu’on est gay dans un tel contexte n’est pas une chose facile.

M. Ça a dû être douloureux pour vous.
D. V. N.
Ce sont des années de ma vie que je déteste vraiment, même si j’en parle aujourd’hui. Il était hors de question pour moi d’aller dans une autre école, et pour mes parents le chemin était déjà tracé. Je serais donc docteur ou avocat, deux métiers qui m’horripilent (il rit).

Dries van Noten womenswear FW24

Dries van Noten womenswear FW24

M. Que signifie pour vous la notion d’état de nature ?
D. V. N.
Pour moi, la nature est avant tout apaisante, mais elle m’aide aussi à garder les pieds sur terre. Beaucoup de designers se prennent pour Dieu et c’est facile de perdre le sens de la réalité dans ce business. Dans la nature, il faut obéir. Et je crois que cela donne aux personnes un sens de l’humilité. Le bouleversement climatique est aussi quelque chose que l’on ne peut plus ignorer actuellement. Il a tellement plu en Belgique au cours des six derniers mois que mon jardin ne ressemble pas à grand-chose cet été. Les roses n’ont pas survécu d’ailleurs. Tout ça vous oblige à réfléchir et à comprendre qu’il existe des forces bien supérieures aux pouvoirs de l’humain.

M. Comment voyez-vous l’industrie de la mode aujourd’hui ?
D. V. N.
Il y a tellement de propositions qu’on sombre déjà dans la saturation… Avant, j’allais sur Vogue Runway pour regarder les autres défilés, mais actuellement il y en a beaucoup trop. On se sent à la fois submergé et déconnecté. Toutes les saisons se mélangent et on ne sait plus si c’est de l’été, du resort ou de l’hiver. C’est le désordre total.

M. Chaque année, vous rencontrez des étudiant·e·s de l’académie d’Anvers et discutez avec eux·elles. Dans un futur proche, aimeriez-vous enseigner ou tout du moins préserver cet échange avec des jeunes ?
D. V. N.
Êtes-vous en train de me demander ce que je vais faire dans le futur (il rit) ? Mon rapport à la jeunesse est ambigu et je dis toujours que je suis un vampire. Même si la transmission est une valeur importante, j’ai aussi besoin d’avoir des personnes jeunes autour de moi pour comprendre le monde dans lequel on vit. Je veux savoir quelles sont leurs passions et mieux saisir leurs motivations. Je pense être une personne profondément curieuse et je m’intéresse aussi aux choses que je n’arrive pas à concevoir. C’est une sorte de challenge pour moi. L’idée que je vais passer le reste de mes jours dans des dîners mondains avec des ami·e·s de mon âge n’a rien à voir avec mes désirs. Évidemment, j’ai de nombreux projets en tête et je vais aussi travailler en tant que consultant pour Puig deux jours par semaine, que ce soit pour la beauté ou les ouvertures de boutiques.

M. Allez-vous vous autoriser à prendre des vacances ?
D. V. N.
Oui. Huit jours.

M. Des journées planifiées ?
D. V. N.
Non. Je vais profiter de l’instant présent, une nouveauté pour moi.

M. Ce ne sera pas étrange de revenir travailler en tant que consultant dans la société qui porte votre nom ?
D. V. N.
Il y aura des bouleversements dans ma vie, c’est clair. J’aurai une autre adresse mail et une nouvelle fonction. En tant que consultant, je dois aussi jouer le jeu et accepter que certaines de mes idées soient écartées par la nouvelle direction créative.

Dries van Noten womenswear FW24

Dries van Noten menswear FW24

M. Comment voyez-vous votre contribution à la mode contemporaine ? Et quelle sera votre empreinte en tant que designer ?
D. V. N.
Je pense que d’autres pourraient répondre à cette question bien mieux que moi, mais c’est sans doute l’émotion qui reste le facteur déterminant dans mes collections. Et quand j’ai vu les réactions des gens en mars, j’ai compris à quel point ils étaient attachés à mes vêtements.

M. Beaucoup de gens vous respectent, et admirent ce supplément d’âme qui définit vos vêtements. Ils sont habités. Est-ce que vous comprenez ce mot en français ?
D. V. N.
Oui. J’ai reçu énormément de lettres manuscrites après l’annonce de mon départ en mars, ce qui m’a beaucoup touché. J’ai vu des photos de ­familles entières habillées dans mes vêtements. Voir des images de grands-parents, de leurs enfants et de leurs petits-enfants en total look Dries Van Noten est quelque chose d’assez magique. C’est fantastique de se dire qu’on a pu toucher autant de générations avec son travail.

M. L’annonce de votre départ a suscité des réactions très fortes. Vous attendiez-vous à un tel déferlement ?
D. V. N.
Absolument pas. Je me suis aussi rendu compte à quel point la mode et les vêtements peuvent être important·e·s dans la vie d’une personne, et comment nous avons tou·te·s des souvenirs liés aux vêtements. Nous nous y attachons et ils deviennent indispensables.

M. Vos vêtements ont une âme. Est-ce lié au fait qu’ils sont fondamentalement honnêtes ?
D. V. N.
Je pense laisser de la place à la personne pour qu’elle puisse exister dans mes vêtements. Qu’ils soient excentriques ou plus minimalistes, ils n’effacent jamais la personnalité de celles et ceux qui les portent. L’idée de perfection ne m’intéresse pas. J’aime les défauts et les choses imparfaites, avec leur propre vécu.

M. Quel est le meilleur conseil que l’on vous ait donné dans votre carrière ?
D. V. N.
J’en ai reçu tellement que je serais bien incapable d’en choisir un. Parfois, ce sont les mauvais conseils qui s’avèrent être les plus précieux.

Dries van Noten menswear FW24

Dries van Noten menswear FW24

Cet article est originellement paru dans notre numéro STATE OF NATURE, Fall-Winter 2024 (sorti le 16 septembre 2024).