Autrefois réservé à un public averti, le poppers a su se forger une place dans nos cœurs… Et nos narines. Retour sur l’impact et l’histoire politique, culturelle et sociale d’un concentré d’euphorie en bouteille au fou rire garanti.

“Tu viens de sniffer du poppers ?” C’est la question cash que pose la créatrice de contenu @psyiconic à Madonna lors d’un live diffusé en octobre 2022 sur sa chaîne TikTok. En réponse, la pop star se défend d’inhaler toute substance, mais trop tard : sa “hit face” lors de la montée du produit au cerveau la trahit et son visage devient un mème instantané sur les réseaux. Après tout, rien d’étonnant concernant la Madone qui nous a toujours habitué·e·s à cultiver la provoc’. Mais ces derniers temps d’autres personnalités plus conventionnelles se sont fait prendre elles aussi en flagrant délit de reniflage de bouteille, à l’instar de Sam Smith et de Nicole Scherzinger qui ont été aperçu·e·s en 2019 en train de consommer le sulfureux liquide : “J’ai un peu honte de le dire, mais j’adore le poppers, c’est un kiff à chaque fois que j’en prends”, a avoué Sam lors d’une interview accordée à SiriusXM en avril 2020. Quant à la chanteuse Charli XCX, elle se filmait en septembre 2019 sur Twitter en hurlant “gay rights” une bouteille de Rush à la main, l’un des poppers les plus vendus au monde et très reconnaissable à sa bouteille jaune et rouge. Autant dire qu’aujourd’hui, la substance euphorisante n’effraie plus, au point qu’elle a fait son entrée dans la pop culture (remember ce plan à trois sous poppers dans feue Plus Belle La Vie ?) tout comme dans les bureaux de tabac en France en 2013. Car avant cette date, il fallait s’armer d’une bonne dose de courage si on voulait goûter aux joies du poppers, ce dernier n’étant en vente à l’époque que dans les sex-shops, comme se souvient Olivia, 38 ans : “On allait avec des potes du lycée dans les boutiques de la rue Saint-Denis pour acheter une fiole avant de partir en soirée. Jamais je n’aurais osé y aller toute seule. J’aurais eu trop peur de tomber sur quelqu’un que je connais entre deux rayons de godes et de DVD porno ! On était tellement fiers de notre exploit qu’on ouvrait la bouteille dès qu’on sortait sur le trottoir, et on se tapait un fou rire de deux minutes, direct après la première inhalation.” Alors, que ce soit chez les pop stars ou les personnes lambda, chez les queers ou chez les hétéros, ou encore sur les pistes de danse ou dans l’intimité de la chambre à coucher, comment le poppers a-t-il réussi à s’imposer comme le shot ultime d’euphorie intergénérationnelle ? À vos marques, prêt·e·s, reniflez !

CONTRE LES GRANDS MAUX, LE PETIT REMÈDE

 

Avant toute chose, s’il y a bien quelqu’un à remercier pour nos fous rires sous poppers, c’est le chimiste français Antoine-Jérome Balard.En 1844, ce dernier parvient à synthétiser le nitrite d’amyle – la molécule qui entre dans la composition du poppers – et découvre par la même occasion son principe actif. Au fil de ses expériences, il remarque qu’inhaler le produit le fait rougir, voire rire, et qu’il se sent carrément dans les vapes. Il affirme à un collègue : “Jamais aucun produit ne m’a fait ressentir cela, et croyez-moi, je ne rougis pas si facilement !” Balard comprend alors que l’inhalation de la substance lui dilate les vaisseaux tout en abaissant sa pression sanguine, mais il peine à lui trouver un réel intérêt scientifique. Il faut attendre 1867 pour qu’un médecin écossais, Thomas Lauder Brunton, y trouve un bénéfice thérapeutique lorsqu’il fait inhaler le produit à un patient souffrant d’angine de poitrine… qui se voit calmée après deux ou trois inhalations. Face à ce succès, on se met à utiliser le nitrite d’amyle pour traiter tout et n’importe quoi, des douleurs menstruelles aux saignements post-grossesse, en passant par l’asthme, la migraine ou bien le mal de mer. À défaut de réellement soigner, on s’aperçoit qu’un bon gros sniff ne peut pas faire de mal. Un siècle passe, et de nouveaux (vrais) traitements font leur apparition, reléguant le produit au rayon vente libre des pharmacies pour traiter les angines de poitrine. Et accessoirement se défoncer un peu. Car les officines londoniennes remarquent vite que la demande explose de façon assez étrange chez les jeunes hommes en bonne santé.

Boîte de Burroughs Wellcome and Co. vendue dans les années 1940 et contenant autrefois des capsules de nitrate d’amyl utilisée médicalement comme vasodilatateur à action rapide.

“À cette époque, le nitrite d’amyle était vendu dans des ampoules en verres qu’il fallait briser pour inhaler le produit”, nous explique Adam Zmith, auteur de l’essai Deep Sniff : A History of Poppers and Queer Futures. Il précise : “Le nom de poppers vient du son que provoquait l’ouverture de ces ampoules, un ‘pop’ qui allait faire tourner bon nombre de têtes.” Et plus particulièrement celles des gays. Car, c’est bien connu, ces derniers font toujours tout mieux avant tout le monde (no shade). Hélas, du propre aveu d’Adam Zmith, il est quasiment impossible de savoir exactement par qui et comment le poppers a fait son entrée dans la communauté gay. On ne peut que constater que le bouche-à-oreille (et plus, si affinité) a fonctionné et qu’un public averti, se refilant l’astuce de ce remède de grand-mère, a fini par découvrir avec joie l’euphorie provoquée par le nitrite d’amyle. On ne va pas se mentir, si les gays ont fait du poppers une référence au sein de leur communauté, c’est surtout parce que sniffer ledit produit permet aux vaisseaux de se dilater, et donc de rendre la pénétration moins douloureuse (duh !). Cerise sur le gâteau, les utilisateurs trend-setters s’aperçoivent également dans les années 1960-1970 que le produit peut s’utiliser sur la piste de danse ou en soirée, afin de créer un moment hors du temps pendant quelques minutes, comme si Alice faisait un aller-retour express au Pays des Merveilles.

DURS À QUEER

 

L’euphorie instantanée provoquée par l’inhalation de poppers gagne alors en notoriété. Et face à la demande accrue, les directeurs de pharmacie en fabriquent à la chaîne et revendent leur création presque le double de leur coût de production. Le poppers devient un véritable business, et puisque les gays en sont la principale clientèle, autant leur marketer directement le produit, quitte à imposer une vision de la masculinité qui fait aujourd’hui encore écho dans la communauté à la culture du “masc for masc”. Sniffer du poppers devient synonyme de virilité, de gros pecs, d’abdos surpuissants : bref, de domination. On brande les bouteilles avec des noms qui fleurent bon la masculinité toxique, tels que Black Tiger, Fist ou Iron Horse. Inspirées par la culture queer et les œuvres de Tom of Finland, les publicités de l’époque sont illustrées avec des hommes bodybuildés chevauchant leur moto dans une station essence, un gros tuyau à la main, déterminés à remplir le réservoir. On a connu mieux en matière d’inclusivité, mais la recette fonctionne : les pubs inondent les pages des principaux magazines gays et les ventes des poppers stars Rush et Locker Room s’envolent, avec près de 4 millions de bouteilles vendues aux USA en 1977. Hélas, l’euphorie ne dure que le temps d’un sniff et s’arrête dès le début des années 80. Un activiste gay américain, Hank Wilson, farouchement opposé à l’utilisation du poppers qu’il compare à une drogue, publie un pamphlet dans le journal gay californien Sentinel, n’hésitant pas à induire la substance comme cause possible de décès des hommes gays à l’heure où le sida commence à faire des ravages.

Power Plus Poppers – 1980s Amyl Poppers Advert Poster.

Ce n’est d’ailleurs pas le seul à incriminer la bouteille marron dans l’expansion du VIH. L’usage de poppers étant tellement répandu dans la communauté gay, les chercheurs font un lien hâtif entre la consommation du produit et la transmission du virus. Un reportage diffusé sur la BBC en 1983 montre un médecin déclarer que tous ses patients atteints du sida sont des consommateurs réguliers, forgeant une sale réputation au produit qui tombe soudainement en disgrâce. Il faudra des années pour que l’opinion publique admette qu’il n’y a aucune corrélation entre sniffer la bouteille du voisin et être infecté par le VIH. Trente ans plus tard, la science a confirmé le fait que le nitrite d’amyle ne peut être considéré comme une drogue, et le poppers est devenu un élément incontournable des apéros entre potes autant que des soirées clubbing. Une sorte d’incarnation du partage et de la convivialité, comme l’explique Samuel, 19 ans : “Lors de la dernière Coupe du monde, j’ai été invité chez un pote à regarder la demi-finale France-Maroc. Pour célébrer la victoire, quelqu’un a sorti une bouteille d’Iron Fist et elle a tourné de narines en narines entre les meufs, les darons hétéros et les potes gays. On s’est tou·te·s marré·e·s pendant 5 minutes avec un gros smile sur le visage. C’était grave cool de se retrouver dans le même mood, on était simplement heureux.”

TU ME FAIS TOURNER LA TÊTE

 

Au prix moyen de 10 € la bouteille, on doit bien reconnaître que le poppers, avec son shot d’euphorie garantie, a tout pour être perçu comme l’antidote, certes éphémère mais efficace, au contexte délétère et anxiogène provoqué par la crise économique, sociale, écologique et sanitaire. Depuis quelques années, sa consommation grimpe en flèche et ses ventes ne font qu’augmenter. Coïncidence ? Pas sûr. Le produit est même devenu un objet hype lors des soirées techno parisiennes Possession, qui commercialisent leur propre substance sur place. “Les videurs nous laissent passer avec notre fiole, ils savent que ça n’a rien à voir avec le protoxyde d’azote, le gaz hilarant que consomment beaucoup les ados. On a le droit de sniffer notre poppers quand on danse, on le partage. Et les quelques minutes où on plane en sentant la musique qui s’imprègne en nous, ça n’a pas de prix, on se sent vraiment libres, on ne pense plus à rien”, nous confie Astrid, 24 ans, à la sortie d’un club marseillais. Une sorte de retour en grâce qu’il serait quand même bon de nuancer. Un conseil : ne sniffez pas trop fort ni trop vite non plus ! Car si un récent rapport du gouvernement anglais affirme qu’un Britannique sur douze a déjà testé le nitrite d’amyle, il précise aussi que des cas d’hospitalisation dus aux effets secondaires ont été enregistrés. Plus grave encore, on recense quelques décès, majoritairement à cause d’une absorption du produit par voie orale, ce qui équivaut à jouer à la roulette russe.

“J’ai déjà passé quelques soirées à trop forcer en sniffant presque la totalité de ma fiole : il faut vraiment l’utiliser avec parcimonie, car la migraine est rude le lendemain, sans parler des croûtes sous le nez lorsqu’on sniffe la bouteille trop près des narines”, constate amèrement Samuel. Eh oui, Alice aussi doit revenir du Pays des Merveilles et parfois se taper une bonne descente bien déprimante ; surtout quand on sait que la politique véreuse n’est jamais très loin pour gâcher la fête. Depuis 2009, Ludovic Lemoues est à la tête de Funline, l’un des deux plus grands producteurs de poppers en France. Détenteur de la licence l’autorisant à produire les marques phare, il diffuse Jungle Juice, Rush, Bronx, Quick Silver et compagnie en les qualifiant de “produits originaux, différents, novateurs, qui ciblent l’amélioration du quotidien par un confort de vie amélioré”. Jusque-là, tout semble ok. Sauf que lorsqu’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que Ludo est en fait un ancien militant du Front national (s’affichant volontiers au bras de Marine le Pen), mais aussi l’ex-président du Front des patriotes républicains, le mouvement politique initié par Florian Philippot. Un homme que Ludovic Lemoues n’apprécie guère pour autant, puisqu’il a qualifié le personnage de “fils caché de Michou et d’Amanda Lear” dans un tweet de 2016 aux relents homophobes. Si cette découverte vous laisse sur le cul, on vous autorise à reprendre un petit sniff pour oublier.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2023 EUPHORIA (sorti le 27 février 2023).