Jiawei Han

Dans un contexte marqué par les crises sociales, économiques et écologiques, la mode semble avoir décidé de nous donner les outils pour Transformer nos corps et les protéger d’un avenir hostile et incertain.

Aujourd’hui, l’audace vestimentaire ne réside ni dans l’ostentatoire de l’ultrabling ni dans la provocation du lolcore et encore moins dans la bravade de la nudité (so seventies), mais bien dans la transformation du corps. Épaules XXL, silhouettes gonflées à bloc ou excroissances géométriques, la tendance “métamorphoses” est partout. Si, à première vue, ces corps augmentés semblent incarner une forme d’empouvoirement, à l’image du power suit aux épaulettes démesurées comme on l’a aperçu chez Saint Laurent et Balenciaga, on y décèle aussi et surtout un système de protection. En clair, l’hiver prochain, la mode veut nous préparer à tous les dangers éventuels, voire à une potentielle fin du monde (oui, oui). Chez Rick Owens, les manteaux lamés sont gonflés à bloc, le trench de Duran Lantink semble avoir déclenché un airbag intégré, quant aux imperméables de chez Rains, certains sont équipés d’un veston façon gilet pare-balles. Le créateur belge Walter Van Beirendonck a quant à lui présenté une collection évoquant “le sexe, la mort et la collapsologie environnementale” sous le credo “Nous avons besoin d’un nouveau regard pour imaginer le futur.” Résultat, les silhouettes sont parées de bouées antichocs et certaines vestes sont dotées d’une multitude de poches, détail s’inscrivant dans la tendance survivaliste. Entre les prévisions climatiques et les rebondissements politiques de ces dernières années, vous pensiez déjà vivre dans une dystopie ? C’était sans compter les collections Automne-Hiver 2023-2024, qui nous donnent les clés pour entamer notre transformation dans une époque où l’ère du corps augmenté a bel et bien commencé.

Saint Laurent FW23, Balenciaga FW23, Rick Owens FW23, Walter van Birendonck FW23
Créature aux superpouvoirs

 

Spoiler, la mode est un éternel recommencement. Transformer le corps humain par le vêtement n’a donc rien de nouveau. Ce leitmotiv de la création est même un marqueur essentiel dans l’évolution de la mode et dans sa fonction socioculturelle. Cette saison, on en retrouve des réminiscences chez Dior, où la collection a des airs des années 1950 et de la période New Look avec ses robes Corolle et son tailleur Bar iconiques. Si le projet de Christian Dior est à l’époque de revaloriser “l’art de plaire” et l’opulence à la sortie de la guerre, sa vision ne reste pas pour autant clivante puisque le créateur est taxé par certaines critiques d’antiféministe pour tenter de réhabiliter les jupes longues et la taille corsetée (merci, mais non merci). Néanmoins, le New Look reste aujourd’hui l’incarnation de l’architecturalisation de la silhouette. Une tendance qui s’accélère dans les années 1990, époque où le corps devient un matériau malléable parmi d’autres, comme en témoigne David Le Breton, sociologue et auteur d’Anthropologie du corps (éditions Puf, 2003) : “C’est l’émergence fulgurante du tatouage, du piercing, du culturisme, des régimes alimentaires pour mincir du côté des femmes, de la banalisation de la chirurgie esthétique… Le corps est devenu à ce moment-là une espèce de matière mouvante que les individus pouvaient s’approprier à leur guise en en transformant la forme.” Une passion mutation incarnée dans la mode par le travail de Thierry Mugler. Sirènes à branchies, femmes-insectes dotées d’antennes ou encore femmes-robots, la faune Mugler prône l’onirisme et la volonté du créateur de brouiller les frontières entre l’humain et la créature.

Body Meets Dress, Dress Meets Body, Comme des Garçons, 1997.

Autre expert en transhumanisme mode, Alexander McQueen dont les créations ont transformé les corps en chimères, comme les fameuses Armadillo shoes devenues la signature mode de Lady Gaga. Son univers sombre, parfois gore et assurément poétique confirme la démarche artistique sur fond de pensée féministe : “Je veux donner davantage de pouvoir aux femmes. Je veux que les gens aient peur de celles que j’habille”, expliquait feu le créateur, décédé en 2010. La métamorphose, comme moyen de revendication ? C’est aussi le cas de la collection Comme des Garçons Printemps-Été 1997 de Rei Kawakubo, Body Meets Dress, Dress Meets Body, mise à l’honneur dans l’exposition 1997 Fashion Big Bang du Palais Galliera qui s’est tenue récemment au Palais Galliera à Paris. Aussi appelé Lumps and Bumbs (bosses et protubérances), ce défilé marque un tournant dans la déconstruction esthétique du corps des femmes. Les robes en stretch moulent les corps dotés de bosses aux dos, aux fesses, aux hanches, à la poitrine ou encore aux épaules. Ces anomalies sont amplifiées par des imprimés vichy colorés, qui évoquent les nappes de l’univers domestique ou encore des tenues pour enfants. “Je me suis rendu compte que les vêtements pouvaient être le corps et que le corps pouvait être les vêtements”, explique la créatrice japonaise. Avec cette collection, elle dénonce une vision patriarcale du corps féminin, meurtri par les grossesses, les maladies ou encore par les injonctions à la minceur : “C’est notre travail de remettre en question les conventions. Si nous ne prenons pas de risques, qui les prendra ?” déclarait-elle. 

Mary Quant

Une question de norme

 

Ces métamorphoses par le vêtement sont à la fois une réponse à des siècles d’oppression et le moyen ultime de libérer le corps afin de s’affirmer mais aussi de sortir de la norme. Car avant d’être déformés pour la bonne cause, les corps – et surtout celui des femmes – ont bel et bien été malmenés par l’habillement. Dès le xvie siècle, la silhouette féminine s’affine à la taille et s’amplifie aux hanches. Et même si les lignes évoluent en fonction des modes, elles sont toutes soumises à des codes restrictifs et à des outils qui entravent le mouvement, voire abîment la santé : corset, corps baleiné, talons, perruques, ils déséquilibrent, gênent, oppressent. Au-delà du corps, c’est la morale des femmes qui tente d’être contenue dans le vêtement, avance Julien Magalhães, spécialiste de l’histoire de la mode et de la beauté et auteur d’Erratum, pour en découdre avec les anachronismes à l’écran (éditions Hoëbeke) : “À la Renaissance, l’idéal est un corps en bonne santé mais gracile et maîtrisé. À l’époque, on redécouvre des textes antiques très misogynes. On y apprend que la femme est considérée comme un homme raté. C’est un corps qui peut enfanter certes mais c’est un corps qui est faible, qui saigne, qui est toujours ouvert donc il faut lui mettre un corset pour le maintenir.” Outre le corset et les outils de maintien, on cumule les artifices comme autant de moyens de façonner le corps, même si ceux-là disparaissent au début du xxe siècle, le corps ne reste pas moins contraint et les femmes découvrent un autre enjeu : celui de le libérer. Dans les années 1960, la minijupe de Mary Quant permet à son tour de braver la censure et de révéler les jambes jusque-là dissimulées sous des jupes longues ou des pantalons.

Jiawei Han

Or une fois dévoilés au grand jour, les corps rencontrent un nouvel obstacle : la critique et l’injonction à la perfection. Minceur, muscles, les canons de beauté sont une nouvelle façon de les restreindre. Une doxa désormais critiquée par la mode elle-même. Jiawei Han, étudiant à l’IFM, a présenté lors du dernier défilé collectif des silhouettes difformes exagérées ainsi que son “Muscle suit”, un costume représentant un corps aux muscles exagérés comme ceux des culturistes. La nouvelle mission est claire : il s’agit de se démarquer et ainsi d’échapper à la norme. “On est passé d’une société où les cultures de classe étaient extrêmement importantes et régissaient les normes d’apparence des individus à une hyper individualisation du monde qui fait qu’aujourd’hui, n’importe qui peut s’habiller à sa guise s’il en a les moyens car il n’y a plus de dimensions de classes ni même de genre”, analyse David Le Breton. Devenu universel, le nouvel enjeu de la transformation de la silhouette par la mode serait donc l’issue pour mieux habiter nos corps et embrasser une identité hors norme, célébrer l’hyper individualisation ou encore adapter nos formes aux nouveaux usages. “Aujourd’hui, poursuit le sociologue, la marge de manœuvre dont nous disposons est absolument inouïe, avec les vêtements et toutes les propositions de modifications corporelles qui sont à notre disposition comme les hormones, les chirurgies, ou encore plus facilement l’industrie du textile.” Bref, la mode a décidé de faciliter notre capacité d’adaptation dans un contexte incertain. Et ça tombe bien puisqu’il semblerait qu’on change de monde comme de chemise.

Heliot Emil FW23, Duran Lantink FW23, Courrèges FW23, Rains FW23
Évolution et instinct de survie

 

Au vu du désastre climatique vers lequel on se dirige et de l’incertitude grandissante quant à un monde toujours vivable, entamer sa métamorphose c’est répondre à son instinct de survie, avec cette fois-ci un aspect bien pragmatique aperçu dans les collections FW23. Que ce soient les doudounes ultra-rembourrées d’Heliot Emil ou de Junya Watanabe, le corps est protégé, paré contre les agressions extérieures. Idem chez Duran Lantink où les poitrines arrondies et les hanches boules rappellent la fameuse collection Body Meets Dress, Dress Meets Body de Comme des Garçons. Au défilé Courrèges, les bras sortent des vêtements pour mieux rester agrippés au téléphone, comme une multiplication des membres. Idem dans les modèles Juno de Jiawei Han de l’IFM et sa “phone call shirt”, où l’une des épaules dépasse de la chemise pour permettre de caler le téléphone sous l’oreille. Chez Ottolinger, Rick Owens et Heliot Emil, les vêtements sont bombés, comme dotés d’excroissances protectrices ou encore chez Rains et Walter Van Beirendonck, les doudounes aux bras interminables et les vestes parsemées de poches semblent être le prolongement d’un corps mutant fantasmé. Du côté de chez Louis Vuitton, la marque a proposé pour sa collection Croisière 2024 des femmes amphibies, préparées à vivre à la fois sur terre et dans l’eau (coucou la fonte des glaces et les inondations). Doit-on en conclure que notre corps ne peut plus se défendre nu, comme il a été conçu ? “Dans un monde où planent les menaces écologiques, climatiques ou encore terroristes, il y a ce sentiment d’insécurité ou d’incivilité qui touche notre société et amène en effet ce fantasme de multiplier les enveloppes de soi. Disons que c’est une forme symbolique de protection, une forme matérielle très efficace”, répond David Le Breton.

Walter van Birendonck FW23, Louis Vuitton Cruise 24, Ottolinger FW23, Junya Watanabe FW23

A priori uniquement pratiques, ces nouvelles formes traduisent aussi une certaine anxiété quant à la transformation et l’évolution de nos corps par l’utilisation excessive des technologies et la sédentarisation grandissante du corps humain. En effet, le 18 octobre 2022, l’entreprise TollFreeForwarding, spécialiste de la télécommunication, publiait un communiqué afin de montrer, à travers un personnage fictif, à quoi pourrait ressembler l’être humain en l’an 3000. “Nous avons rassemblé des recherches scientifiques et des avis d’expert·e·s sur le sujet, avant de travailler avec un concepteur 3d pour créer un futur humain dont le corps a changé physiquement en raison de l’utilisation constante de smartphones, d’ordinateurs portables et d’autres technologies”, a détaillé l’entreprise. Résultat ? Quelque chose de glauque et bien creepy qui fait froid dans le dos. Baptisée Mindy, la femme fictive en question a le dos voûté, les épaules en avant, le cou plus épais, les yeux opaques et les doigts crochus. Autant de conséquences physiques et motrices du temps que l’on passe devant un écran, à regarder et à tenir dans nos mains nos smartphones… On peut critiquer la mode sur bien des points, mais quand on sera tous en train de crever de faim et de soif avec l’allure d’un “alien superstar”, on ne pourra pas dire qu’elle n’avait pas tout fait pour nous prévenir et nous y préparer. Don’t gag.

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).