Une question de norme
Ces métamorphoses par le vêtement sont à la fois une réponse à des siècles d’oppression et le moyen ultime de libérer le corps afin de s’affirmer mais aussi de sortir de la norme. Car avant d’être déformés pour la bonne cause, les corps – et surtout celui des femmes – ont bel et bien été malmenés par l’habillement. Dès le xvie siècle, la silhouette féminine s’affine à la taille et s’amplifie aux hanches. Et même si les lignes évoluent en fonction des modes, elles sont toutes soumises à des codes restrictifs et à des outils qui entravent le mouvement, voire abîment la santé : corset, corps baleiné, talons, perruques, ils déséquilibrent, gênent, oppressent. Au-delà du corps, c’est la morale des femmes qui tente d’être contenue dans le vêtement, avance Julien Magalhães, spécialiste de l’histoire de la mode et de la beauté et auteur d’Erratum, pour en découdre avec les anachronismes à l’écran (éditions Hoëbeke) : “À la Renaissance, l’idéal est un corps en bonne santé mais gracile et maîtrisé. À l’époque, on redécouvre des textes antiques très misogynes. On y apprend que la femme est considérée comme un homme raté. C’est un corps qui peut enfanter certes mais c’est un corps qui est faible, qui saigne, qui est toujours ouvert donc il faut lui mettre un corset pour le maintenir.” Outre le corset et les outils de maintien, on cumule les artifices comme autant de moyens de façonner le corps, même si ceux-là disparaissent au début du xxe siècle, le corps ne reste pas moins contraint et les femmes découvrent un autre enjeu : celui de le libérer. Dans les années 1960, la minijupe de Mary Quant permet à son tour de braver la censure et de révéler les jambes jusque-là dissimulées sous des jupes longues ou des pantalons.
Or une fois dévoilés au grand jour, les corps rencontrent un nouvel obstacle : la critique et l’injonction à la perfection. Minceur, muscles, les canons de beauté sont une nouvelle façon de les restreindre. Une doxa désormais critiquée par la mode elle-même. Jiawei Han, étudiant à l’IFM, a présenté lors du dernier défilé collectif des silhouettes difformes exagérées ainsi que son “Muscle suit”, un costume représentant un corps aux muscles exagérés comme ceux des culturistes. La nouvelle mission est claire : il s’agit de se démarquer et ainsi d’échapper à la norme. “On est passé d’une société où les cultures de classe étaient extrêmement importantes et régissaient les normes d’apparence des individus à une hyper individualisation du monde qui fait qu’aujourd’hui, n’importe qui peut s’habiller à sa guise s’il en a les moyens car il n’y a plus de dimensions de classes ni même de genre”, analyse David Le Breton. Devenu universel, le nouvel enjeu de la transformation de la silhouette par la mode serait donc l’issue pour mieux habiter nos corps et embrasser une identité hors norme, célébrer l’hyper individualisation ou encore adapter nos formes aux nouveaux usages. “Aujourd’hui, poursuit le sociologue, la marge de manœuvre dont nous disposons est absolument inouïe, avec les vêtements et toutes les propositions de modifications corporelles qui sont à notre disposition comme les hormones, les chirurgies, ou encore plus facilement l’industrie du textile.” Bref, la mode a décidé de faciliter notre capacité d’adaptation dans un contexte incertain. Et ça tombe bien puisqu’il semblerait qu’on change de monde comme de chemise.