Les nouveaux·elles historien·ne·s
de la mode Ryan Yip Fashion, diiiiitaaaaaaaaaa
(anciennement Maaaveeeriiiic), Alexandra Harwood
et Yvane Jacob (@sapecommejadis)

À l’heure où la mode se raconte de plus en plus sur les réseaux, une nouvelle communauté d’historien·ne·s s’empare du sujet. Leur but ? Démocratiser et transmettre l’histoire de la mode à la jeune génération à travers un storytelling aussi pop que politique. Rencontre avec @RyanYipFashion, @Diiiiitaaaaaaaaaa (anciennement @Maaaveeeriiiic), @Alexandra-Harwood et @sapecommejadis.

Saviez-vous qu’au XVIe siècle, les grands de ce monde portaient des gants parfumés afin de masquer les odeurs d’urine dans laquelle le cuir était tanné ? Non ? On vous rassure : nous non plus. Si cette tendance “uro-fashion” est parvenue jusqu’à nous, c’est grâce à des créateur·rice·s de contenu passionné·e·s de mode et d’histoire, à l’instar d’Alexandra Harwood, qui ne manque pas de rappeler à ses 34 000 followers sur Instagram que “la mode est un miroir : parfois flatteur, souvent tordu”. Et si, depuis quelque temps, les viewers sont au rendez-vous lorsqu’on leur parle de faits historiques et de frou-frous, c’est en partie grâce aux period dramas, nom donné aux séries TV qui mettent en scène des femmes de la haute société dans des situations romantico-guignolesques. Avant l’arrivée de la très attendue saison 4 de La Chronique des Bridgerton en janvier prochain sur Netflix (la seule série à avoir ses trois saisons réunies dans le top 10 all time de la plateforme), la saison 3 de The Gilded Age, sur HBO Max, et la saison 2 de The Buccaneers sur Apple TV – toutes deux diffusées cet été – ont rajouté un jeton dans le juke-box de la fascination pour les costumes d’époque. Et si nous profitions de cet engouement pour remettre les robes dans leur contexte et nous offrir, enfin, une authentique leçon d’histoire ?

C’est ce qu’a bien compris la journaliste et historienne de la mode Yvane Jacob qui, sur son compte Instagram (@sapecommejadis, 42 000 followers), publie une kyrielle de vidéos où elle se met en scène dans la vie de tous les jours en robes d’antan, afin de nous rappeler avec humour que la mode n’a cessé de maltraiter les femmes au cours des siècles. Aller danser en crinoline (un sous-vêtement du XIXe siècle qui consiste en une cage de métal autour de la taille) ou déambuler dans une robe à panier (avec des paniers en osier posés sur les hanches pour en augmenter le volume) s’avère un parcours du combattant, tandis qu’être assise et vouloir attraper une tasse de thé vêtue d’un corset devient une discipline olympique à part entière.

La mode se rem’bobine

 

Être féru·e d’histoire permet de proposer une lecture inédite des événements qui se déroulent sous ses yeux, comme le prouve Clara Riff, une “wannabe historienne” (c’est ainsi qu’elle s’autoproclame) rassemblant 25 000 abonné·e·s sur TikTok. Alors que la plupart des comptes #fashion se contentaient de distribuer les bons (et les mauvais) points lors du dernier Met Gala, en mai, elle a mobilisé ses connaissances historiques pour remettre les tenues arborées à cette soirée new-yorkaise dans leur contexte social. “Dès l’annonce du thème (“Superfine : Tailoring Black Style”, ndlr), plusieurs mois avant l’événement, j’ai compris que ce serait un sujet délicat, potentiellement glissant, raconte-t-elle. J’avais des craintes concernant les risques d’appropriation culturelle. Je me suis plongée dans des recherches approfondies, car j’avais déjà commencé, en amont, à explorer l’histoire du dandysme, en particulier celle du dandy noir. Certaines références m’ont immédiatement sauté aux yeux le soir du gala, comme celle de Julius Soubise (1754-1778, ndlr), figure marquante de l’histoire du dandysme et de la mode. Cela me tenait à cœur d’inclure cette partie historique, plutôt que de me contenter d’une simple analyse mode de l’événement.” Une vidéo dans laquelle on apprend que le chapeau de paille du rappeur Bad Bunny, appelé “pava”, n’était en rien une excentricité, mais un hommage politique à ses racines portoricaines, et une critique de l’américanisation de son pays. Les connaissances de Clara l’autorisent à lancer quelques disquettes à la fast-fashion, comme cette autre vidéo où elle montre que Zara copie sans vergogne un bracelet de 1936 signé Meret Oppenheim pour la maison Schiaparelli : “C’est aussi une manière d’apporter quelque chose d’un peu plus rare sur les réseaux sociaux : recontextualiser historiquement ce que l’on voit. Cela permet d’aller au-delà du simple jugement esthétique – ‘c’est beau’, ‘c’est moche’, ‘c’est tendance’ – pour proposer une approche plus profonde et plus informative.”

Apprendre à “moder”

 

“L’histoire en général, tout comme celle de la mode, peut être très ennuyeuse, et je dois trouver un moyen de la rendre plus accessible.” Cette confession sort de la bouche de Ryan Yip, un jeune Hongkongais de 25 ans qui vit à Manchester (Royaume-Uni). Passionné de mode, il vient tout juste de lancer Fashion Review, un magazine dans lequel il analyse en profondeur cette industrie, tout en partageant son expertise à plus de 122 000 followers sur TikTok. Armé de ses lunettes et de sa voix grave, il distille face caméra ses connaissances et réflexions sur des sujets aussi variés que le look des lansquenets (ces mercenaires allemands du XVIe siècle aux tenues camp à faire pâlir Chappell Roan) ou sur les artistes oublié·e·s qu’il tente de ressusciter, à l’instar de la costumière japonaise Eiko Ishioka, décédée en 2012 à 74 ans. Dans un monde où les tendances en “core” pullulent plus vite qu’une poussée d’acné post-soirée raclette, Ryan tente de calmer le jeu en prouvant que regarder le passé nous permet surtout de mieux appréhender le futur : “Avec les réseaux sociaux, il suffit parfois qu’une centaine de personnes affirment qu’un·e créateur·rice est talentueux·se pour que l’on s’y intéresse. Mais produire une belle collection ne suffit pas à faire de quelqu’un une icône. C’est en étudiant des trajectoires comme celles de Yohji Yamamoto ou d’Alexander McQueen que l’on peut apprendre à reconnaître le véritable talent, à distinguer une étoile montante d’un simple phénomène de mode.” Car si les Millennials n’ont aucune difficulté à se remémorer le visage de ces designers, force est de constater que, pour la génération Z, les choses s’avèrent plus compliquées. La faute à qui ? Aux chaînes de télé qui ont relégué la mode aux oubliettes, préférant diffuser en boucle les relookings de Cristina Córdula plutôt que de nous apprendre l’art de la fashion. Aujourd’hui, seul l’indécrottable Loïc Prigent reste aux commandes de programmes traitant du sujet sur TMC. Quant à la presse papier spécialisée, elle se contente bien souvent de relater les actualités sous le prisme de ses annonceurs. C’est pour cette raison que des TikTokeurs comme diiiiitaaaaaaaaaa (anciennement @Maaaveeeriiiic) choisissent de pallier ce manque d’éducation en racontant à la jeune génération (et aux autres) le destin incroyable des fashion goats.

Parler chiffons et sujets de fond

 

“On ne consomme plus la mode comme on le faisait dans les années 1990 ou 2000, avec une temporalité linéaire et une presse qui hiérarchisait les designers, proclame-t-il. Aujourd’hui, un·e jeune de 19 ans peut découvrir Rei Kawakubo, Phoebe Philo et Kwame Adusei dans le même scroll, sans hiérarchie ni temporalité. Mais cela ne veut pas dire que cette génération est ignorante. Elle est désorientée, et c’est très différent.” Celui qui a été styliste photo puis consultant mode chez le label du vintage Byronesque s’identifie plutôt comme conseiller d’orientation que comme prof d’histoire 2.0 : “La Gen Z n’a pas été socialisée à la mode comme un système. Elle l’a été comme un symptôme : celui de l’image, de l’identité et de la représentation. Elle ne lit pas Vogue et ne connaît pas toujours les silhouettes de Montana ou les drapés d’Alaïa, mais elle capte immédiatement ce que veut dire ‘main character energy’ dans une tenue. Je ne suis pas là pour donner une leçon d’histoire de la mode, mais pour réinsuffler du sens dans ce chaos visuel. Pour expliquer que le punk de Westwood, ce n’est pas juste du tartan et des punks à chien : c’est une posture radicale contre le néolibéralisme naissant des années Thatcher.” Dans un monde où le chinois Shein a conquis 23 millions de clients français·es en 2024, raconter l’histoire de la mode permet aussi d’éduquer la jeune génération à celle de la couture, en redonnant du sens aux vêtements – non pas comme de simples objets de consommation, mais comme des manifestes sociaux et culturels : “Si la Gen Z s’intéresse à Margiela, McQueen ou Mugler, c’est bien parce que ces créateurs racontent quelque chose d’eux. Leur isolement, leur rébellion, leur rapport au corps, à l’identité du genre, à la monstruosité ou à la normativité. En fin de compte, ce n’est pas une question de génération. C’est une question de narration. Et si nous, enfants des années 1980-1990, avons eu la chance de voir ces créateurs vivant·es, alors notre responsabilité n’est pas de juger ceux qui ne les connaissent pas, mais de leur offrir une clé ouvrant une porte vers une conscience stylistique plus large.”

Cet article est originellement paru dans notre numéro STORYTELLERS Fall-Winter 2025 (sorti le 23 septembre 2023).