ROBE, MOCASSINS, BOUCLE D’OREILLE ET BAGUE PRADA.

Actrice québécoise adorée du cinéma français, Monia Chokri s’est fait depuis peu une place de choix parmi les réalisatrices qui comptent. À l’affiche de trois films en cette fin d’année (“Des preuves d’amour”, “Les enfants vont bien” et “Love me tender), elle nous parle d’écriture, d’engagement, de convictions intimes, de politique.

Depuis sa révélation chez Xavier Dolan dans Les Amours imaginaires puis dans Laurence Anyways, Monia Chokri a réussi une reconversion transatlantique époustouflante. Elle est devenue pour le cinéma français une amie chère et très aimée, visage à la fois régulier – avec cinq films cette année – mais plutôt discret, car, phénomène inexplicable, on continue de ne pas la reconnaître. Elle est aussi une autrice-réalisatrice incontournable depuis 2019, grâce à son long-métrage La Femme de mon frère, ayant réussi à avoir la reconnaissance publique (300 000 entrées pour Simple comme Sylvain, un score inespéré pour un film sans stars), critique et honorifique (elle a eu le césar du meilleur film étranger en 2024). Monia Chokri tourne actuellement un mystérieux nouveau film à casting et décors français qui a toutes les chances de lui faire changer de dimension et de la faire entrer pour de bon dans le grand bain. Rencontre avec celle dont on ne sait plus très bien si elle est la plus française des Québécoises ou la plus québécoise des Françaises… Et si on lui pose la question, elle répondra sûrement qu’elle est berbère.

Mixte.  Tu t’es récemment installée en France. Pourquoi ?
Monia Chokri. Cela fait quinze ans que je fais des allers-retours. Mes films sont de plus en plus des coproductions avec la France, c’est ici que je fais mes montages, et c’est ici que je tourne mon prochain. Donc c’est d’abord une évidence pratique. Et puis, il y a aussi une part d’acculturation. Je commence même à trouver l’hiver assez froid ici…(rires)

M.  Comment est-ce que tu qualifierais ton identité entre le Québec, la France, ton arabité… ?
M. C. En France, je suis plus proche de la Tunisie, et j’y vais beaucoup plus souvent maintenant. C’est une partie de moi qui m’intéresse, mon identité tunisienne se solidifie.

M. Petite, tu avais tendance à le cacher ?
M. C. Quand on est enfant, on veut être un peu comme les autres. J’avais une spécificité dans un monde très homogène : la ville de Québec n’est pas aussi cosmopolite que Montréal. En sortant de l’école de théâtre, j’ai compris que c’était un problème. En 2005, la diversité à l’écran n’était pas à la mode. Mon prénom était arabe, mais mon visage n’était pas exactement celui qu’on attendait. Jusqu’au jour où j’ai réalisé La Femme de mon frère qui traitait finalement un peu ce sujet : la transmission par l’immigration, les transfuges de classe…

ROBE, PANTALON, MOCASSINS, BOUCLES D’OREILLES ET BAGUE PRADA.

M. Qu’est-ce que ça a changé ?
M. C. Ça m’a permis de comprendre que j’étais berbère, et non arabe. J’ai relié ça aux autochtones canadiens, aux politiques d’assimilation imposées avec des enfants enlevé·e·s pour être catholicisé·e·s. Le panarabisme a fait quelque chose de similaire avec les Maghrébins et les Berbères. On dit qu’il faut sept générations pour qu’un trauma soit assimilé par une famille. Donc ça, on le porte en nous. Je crois que ce trait d’union a été une bascule pour moi. Quand on ne comprend pas d’où on vient, c’est plus compliqué de comprendre qui on est.

M.  J’ai lu que tu étais connue pour le caractère changeant de ton visage. Même certain·e·s ami·e·s très proches ne te reconnaissent pas toujours…
M. C. C’est quelque chose qu’on me dit souvent, oui. Je n’en suis pas moi-même consciente. Longtemps ça ne m’a pas plu, parce que c’était compliqué comme actrice, par exemple, ou de manière plus générale pour essayer de progresser dans un milieu ; il m’arrivait souvent de devoir me présenter à nouveau à des gens qui ne me reconnaissaient pas alors que je les avais vus pas si longtemps auparavant. Aujourd’hui, je trouve cela justement intéressant en tant qu’actrice, j’ai l’impression d’avoir un pouvoir de transformation. Quand j’embrasse un mood, un esprit, un univers, tout mon corps se modifie.

M.  Le thème de notre numéro est “storytellers”. Te considères-tu comme une conteuse d’histoires ?
M. C. Bien sûr. Et je le suis d’abord dans ma vie. Récemment, je me suis fait mordre par des chiens. Depuis, j’ai un plaisir de narration fou à chaque fois que je raconte cette histoire à nouveau, que j’ajoute des détails… C’est comme dans mes films.

M.  Quelle est l’histoire qui t’accompagne toujours et dans laquelle tu replonges régulièrement ?
M.  C.  Mon enfance au Québec. Quand j’ai du mal à m’endormir, je me la remémore. C’était une période très joyeuse et belle. Ça m’apaise de me la raconter à nouveau.

CHEMISE, JUPE, ESCARPINS ET BOUCLES D’OREILLES PRADA.

M. Le Québec a vraiment la cote en France. Par exemple, il y a un amour particulier pour la “galaxie” de Xavier Dolan – dont tu es issue –, tout comme pour la fratrie Schneider.
M. C.
Les Schneider sont tout de même d’abord français, même s’ils ont grandi au Québec. Les Français·e·s sont numéro un parmi les étrangers qui s’y installent, il y en a 30 000 par an, je crois. Ils vivent une vraie histoire d’amour avec ce qu’il·elle·s se figurent comme un eldorado, un fantasme d’Amérique française. Mais c’est un amour un peu unilatéral… Il y a eu une rupture culturelle, les Québécois·es ne connaissent plus les stars françaises. Pierre Niney, par exemple, est plutôt niche. Quand j’étais petite, il y avait un espace partagé. Je regardais Tout le monde en parle (émission de Thierry Ardisson, ndlr)… Aujourd’hui, il y a un désintérêt pour tout ce qui vient d’ici, que j’observe aussi en Tunisie d’ailleurs, et sans doute dans toute la francophonie – comme un backlash de la colonisation, peut-être.

M.  Qu’est-ce que tu dois à ton travail d’actrice dans ta pratique de réalisatrice ?
M. C. Mon moteur, c’est le langage, l’action passe toujours par le verbe. J’immortalise des psychologies, des êtres. Je ne suis pas une contemplative, je filme rarement un personnage écrasé par un paysage, même si ça peut m’arriver. Ce qui m’intéresse, c’est de voir dans ses yeux ce qui se passe et de raconter ce qui l’habite par son langage. Les acteur·rice·s aiment travailler avec les cinéastes qui jouent aussi la comédie car au final on a la même expérience du jeu et on sait de quoi il s’agit. Je l’ai fait avec Charlotte Le Bon, Robin Aubert, Xavier Dolan. Beaucoup de cinéastes ne mesurent pas forcément l’exigence que ça représente de se mettre à nu. On oublie que nous sommes devant 40 personnes pour jouer des choses intimes – et je ne parle pas forcément de nudité : pleurer, se mettre en colère… C’est un spectacle dont les premier·ère·s spectateur·rice·s sont les technicien·ne·s. Si on doit faire de la comédie et qu’on ne sent pas que ça réprime des rires ou que ça pouffe discrètement, c’est compliqué. C’est très fragilisant, le jeu, donc il faut un regard doux, une bienveillance.

M. Si tu pouvais donner de la place à une histoire peu connue ou passée sous silence selon toi, laquelle ce serait ?
M. C. C’est un peu ce que j’essaie de faire en général avec l’intimité des femmes : lorsqu’elles sont seules, comment elles se déploient, se comportent, s’épanouissent. C’est ma marque de fabrique, mais je le fais aussi pour raconter leur histoire avec une justesse qui manque encore. J’ai des envies également, comme celle de raconter l’histoire de Kahina, une grande guerrière berbère qui a combattu les invasions des Omeyyades au VIIIe siècle.

MANTEAU, JUPE, SAC “GALLERIA”, BOUCLES D’OREILLES ET BAGUE PRADA.

M. Tu joues cette année dans de nombreux films, dont des premiers longs ou des projets de cinéastes émergent·e·s. Comment choisis-tu tes engagements ?
M. C. Pas forcément à l’aune de cette dimension-là. Aujourd’hui, je suis cinéaste moi-même, et le cœur de mon énergie va dans mes propres films. Alors je ne joue que par plaisir : il faut que ce soit agréable, joyeux. Je ne veux surtout plus me faire gueuler dessus. Et ça, c’est presque aussi important que le résultat final.

M. Dans ton pays, le candidat de droite dure, longtemps donné gagnant aux élections législatives, a été balayé en dernière minute à cause de ses supposées accointances trumpistes, au moment même où Donald Trump parlait d’annexer le Canada… Comment vis-tu cette situation politique ?
M. C.
Je suis quand même soulagée – même si je ne partage pas complètement les idées du gagnant Mark Carney, et du parti libéral qu’il représente. Mais de toute manière, ma plus profonde conviction, et qui est d’ailleurs tout l’objet de mon travail, est que l’intime est politique. Et en l’occurrence, que la politique est intime. Il y a quelque chose de très surprenant, dans cette affaire, dont personne ne parle vraiment : depuis l’élection de Mark Carney, Trump a presque arrêté d’évoquer cette histoire de “51e État”. Je pense qu’il n’aimait pas Justin Trudeau, parce qu’il était très ami avec Obama, mais également qu’il était jaloux de lui, de sa jeunesse, de sa beauté… C’est un homme contre un autre, ça n’a rien à voir avec ce qu’il veut faire du Canada.

ROBE ET BAGUE PRADA.

M. Est-ce que la dérive néofasciste du monde altère ta façon d’écrire, tes envies en tant que cinéaste ? Quels films faut-il faire dans ce contexte ?
M. C. En tout cas, cela me préoccupe, c’est sûr. Je pense que l’écriture d’un film est déjà un acte politique. Poser sa caméra, choisir une manière de regarder les gens, c’est politique. Je ne suis ni essayiste ni sociologue, je ne vais pas réaliser des films à sujets de façon frontale. Mais je vois que le climat a teinté mon écriture. Ça se passe plutôt au niveau de mon inconscient, car je ne peux pas me poser cette préoccupation de façon consciente : je ne me charge que d’écrire une bonne histoire. C’est uniquement quand j’ai terminé que je vois ce qui a infusé dedans. Dans Simple comme Sylvain, on m’a énormément parlé de questions de classe, alors que, lorsque je l’ai écrit, ce n’était pas mon obsession, je pensais surtout à une histoire d’amour. Mais dans le film, on ne voit finalement que ça.

M.  Qu’as-tu ressenti en gagnant le césar du meilleur film étranger ?
M. C.
Une grande surprise d’abord, pour moi comme pour tout le monde. L’ultra-favori était Christopher Nolan, qui était en plus présent dans la salle pour recevoir un césar d’honneur. Je me suis même excusée auprès de lui dans mon discours… J’aurais cru qu’il serait bon joueur, mais j’ai l’impression qu’il en a tout de même un peu pris ombrage. Au-delà de la surprise, j’ai évidemment ressenti une immense chance, une immense joie. Et puis, dans un troisième temps, après-coup, une sorte de blocage. J’ai eu beaucoup de mal à me remettre à écrire, le prix m’en empêchait, me mettait une pression. J’avais l’impression que je n’arriverais plus jamais à créer quelque chose qui puisse plaire.

M. Qu’est-ce que tu aimerais que l’histoire retienne de toi ?
M. C. 
 Une contribution à l’avancée de l’égalité entre les hommes et les femmes, en incluant les hommes dans ce combat, donc avec douceur, mais pour l’apaisement et l’épanouissement des femmes. La chose qui me touche le plus, c’est d’avoir le sentiment d’aider les femmes à traverser la vie.

TALENT : MONIA CHOKRI @ GOOD SISTERS. COIFFURE : ETIENNE SEKOLA @ B-AGENCY. MAQUILLAGE : KHELA @ CALL MY AGENT. ASSISTANT PHOTOGRAPHE : RICCARDO FASANA.

Cet article est originellement paru dans notre numéro STORYTELLERS, Fall-Winter 2025 (sorti le 23 septembre 2025).