Satoshi Kuwata par Stefano Galuzzi.

Créateur de la marque Setchu et lauréat du Prix LVMH 2023, le designer japonais Satoshi Kuwata pratique avec habileté la fusion entre les cultures nippone et occidentale. Rencontre avec un talent prometteur passionné de nature et de savoir-faire.

Une veste blazer aux épaules tombantes et aux manches droites dont le col s’ouvre pour tomber précisément au milieu de l’épaule. Le double boutonnage ornant le devant de la veste, loin d’évoquer une rigueur militaire, permet une certaine liberté dans la manière de fermer la pièce. Deux fentes de chaque côté viennent donner de l’ampleur aux mouvements du corps. Une ceinture – dont le port est optionnel – évoque quant à elle le kimono, symbole du savoir-faire mode japonais. Son nom ? La veste origami, pièce signature de ­Setchu, la marque unisexe du créateur japonais Satoshi Kuwata qui a récemment remporté le Prix LVMH 2023. Un sens aigu du détail et de la construction, une appétence pour la versatilité et une fusion équilibrée entre les cultures occidentale et japonaise, tels sont les codes de la griffe créée en 2020 par ce designer au CV éclectique. Après un apprentissage auprès de tailleurs japonais, son parcours s’étend de Canada Goose à la très réputée Savile Row londonienne, en passant par les ateliers de Gareth Pugh et ceux du Givenchy de Riccardo Tisci ainsi que la direction créative d’Edun – le label irlandais créé par Ali Newson et Bono qui avait pour ambition de célébrer les talents et savoir-faire africains. Grand bavard, curieux et toujours empreint d’une touche de facétie, Satoshi Kuwata nous a reçus pendant près d’une heure, revenant sur son parcours et sa vision du vêtement. Conversation autour de la mode, de la nature et de la capacité à se réinventer.

Setchu FW24

Mixte. D’où vient votre lien avec le vêtement ?
Satoshi Kuwata.
On avait beaucoup de vêtements dans ma famille et un jour, mon père m’a dit que je pouvais utiliser ceux dont il n’avait pas besoin. Ils sont devenus mes jouets, en quelque sorte : je m’amusais à retirer une manche, je jouais avec les différentes couches… Les vêtements ne sont pas accompagnés d’instructions, ils étaient donc un mystère pour moi à l’époque. J’étais juste curieux, je me disais : comment réussir à les créer ?

M. Vous avez donc grandi dans un environnement plutôt créatif ?
S. K.
Créatif… Cela dépend de ce qu’on met derrière ce terme. Je dirais que j’ai grandi dans la restriction et cela m’a donné une raison d’être créatif. Je pense que l’on crée beaucoup plus lorsqu’on n’a rien. Créer, ce n’est pas du copier-coller. J’ai grandi dans un village pas très loin de Kyoto, mais suffisamment éloigné. Ce que nous avions, c’était la nature. Je ne dis pas que la nature n’est rien, mais je n’avais pas de PlayStation ni tous ces jouets avec lesquels m’amuser. J’avais accès à des choses simples, comme un papier et un stylo, et cela m’a poussé à être créatif. Si vous n’avez pas de matériel, il vous faut bien créer ce matériel, n’est-ce pas ?

M. Quand avez-vous su que vous vouliez travailler dans la mode ?
S. K.
Quand j’étais jeune, je ne pensais pas que je ferais carrière dans la mode, je savais juste que je voulais créer quelque chose avec mes mains, que ce soit en cuisinant, en dessinant, en peignant ou en cousant. Je voulais être en lien avec la matière première. Alors j’ai fait un sac, un pantalon… Pour moi, c’était facile et les pièces rendaient bien une fois finies et portées. J’ai réalisé que j’avais un talent et que tout le monde n’était pas capable de faire cela.

M. Quel est votre rapport à la mode aujourd’hui ?
S. K.
La mode est une chose naturelle pour moi. C’est l’un des éléments les plus importants de nos vies, c’est notre seconde peau. Le bon sens japonais s’exprime dans le collectif, il faut faire les mêmes choses, partager les mêmes idées… On ne peut pas être unique. Et moi, j’étais un peu trop fou. J’allais crier dans la montagne, pêcher…

Setchu FW24

M. Pêcher ?
S. K.
Oui, j’y allais dès que je le pouvais. J’adore pêcher ! C’est pour moi la meilleure manière de se connecter à la nature. J’aime l’idée d’obtenir des informations sur ce qui se trouve dans l’eau grâce à une ligne de pêche. Ressentir aussi le poids de l’eau me fait apprécier la nature.

M. Vous aimez la pêche, l’artisanat… Tout ce qui demande du temps. C’est une notion importante pour vous ?
S. K.
Je crois que nous devons valoriser le temps et le dépenser judicieusement. C’est un élément important pour créer ce que l’on fait, ce que l’on va faire, ce que l’on a fait. Comme je l’ai dit, dans mon enfance, il n’y avait rien à faire. Mais ce temps, existant sous forme de contrainte, m’a justement donné beaucoup d’idées créatives.

M. Vous n’avez pas peur de l’ennui ?
S. K.
Vous savez quoi ? Je ne m’ennuie pas.

M. Jamais ?
S. K.
Jamais. C’est comme si le mot “ennuyeux” ne figurait pas dans mon dictionnaire. Je pense toujours à quelque chose. Cela doit être ma nature. Même le fait d’aller au café avec un ami et de passer un moment calme et tranquille, ce n’est pas ennuyeux. Il s’agit vraiment de trouver le bon rythme et le bon moment.

M. Quand vous êtes-vous dit que c’était le bon moment de lancer Setchu ?
S. K.
J’ai pris la décision de lancer ma marque en 2019, après un long voyage où j’ai pêché à travers le monde pendant six mois. Je suis allé en Nouvelle-Zélande, en Mongolie, en Finlande, au Gabon, au Maroc, au Sénégal. À l’époque, je venais tout juste de quitter mon emploi, qui me prenait énormément de temps et d’énergie. Je suis un bourreau de travail parce que j’aime ce que je fais, mais je devais dormir seulement trois ou quatre heures par jour. À dire vrai, j’ai longtemps hésité à lancer Setchu, je n’avais pas le courage. Puis la pandémie de Covid-19 est arrivée et ça a été un vrai tournant : j’avais des idées mais je ne pouvais pas les mettre en œuvre, ce qui m’a obligé à modifier mon processus créatif. Le confinement m’a permis par exemple de revenir sur ce que j’aimais ou n’aimais pas, et aussi sur ma façon de travailler : comment créer moi-même une forme, faire un patron, coudre, recoudre ? Un peu comme la confection d’un costume sur mesure.

Setchu FW24

M. Qu’est-ce qui vous plaît tant dans le tailoring ?
S. K.
Le tailoring rend le corps plus beau, ce n’est pas simplement une question de gravité, mais de compréhension du corps. Le rôle du tailleur est presque à l’image de celui du sculpteur. J’ai l’impression de sculpter en utilisant un matériau plus doux. Certain·e·s préfèrent le mode drapage, et bien sûr que je drape, mais l’apprentissage de la couture m’a permis d’être sculpteur plutôt que drapier. J’aime vraiment créer pour Setchu et, à travers la marque, apprécier l’art et l’artisanat. Le fait main. C’est ce en quoi je crois, purement et simplement.

M. D’où vous viennent cette passion, cette conviction ?
S. K.
Il y avait un magasin de détail japonais dans lequel j’avais l’habitude de me rendre. C’est dans ce lieu qu’on m’a apporté des livres et que j’ai beaucoup appris. À l’époque, il n’y avait pas Instagram, on ne pouvait pas être au courant de tout ce qui se passe en seulement quelques secondes. Les informations avaient du poids (rires). C’est là, en discutant et en feuilletant, que j’ai découvert Savile Row (rue de Londres célèbre pour sa concentration de tailleurs traditionnels centenaires, ndlr). On m’a dit : “Si tu aimes les vêtements, c’est là que tu dois aller”. Et c’est ce que j’ai fait.

M. Vous avez donc débarqué à Londres comme ça ?
S. K.
Oui, j’avais une liste de boutiques et j’ai fait du porte-à-porte pour demander à être pris en apprentissage. Finalement, j’ai atterri chez un tailleur près de King’s Cross Station, à Islington. J’ai beaucoup appris là-bas. Et gagné la confiance du patron, au point qu’il m’a confié les clés de l’atelier. Cela peut sembler anecdotique, mais ça a une importance pour moi, parce qu’en général, il faut bien cinq ou dix ans pour gagner la confiance de quelqu’un. Il se trouve que l’un des frères du patron était manager chez H. Huntsman & Sons (tailleur et maison de mode haut de gamme située sur Savile Row, ndlr) et au bout d’un an, il m’a offert un job. Ça n’a pas été facile, mais cela avait toujours été mon rêve. Et c’est ce dont j’avais besoin.

M. Qu’avez-vous gardé de ces années passées chez H. Huntsman & Sons ?
S. K.
L’art et la manière. En fait, le tailoring est similaire à l’étiquette de la cuisine française qui impose par exemple d’utiliser les couverts dans un certain ordre, de l’extérieur vers l’intérieur. Le tailoring, c’est la même chose. Il y a des règles : quelle forme de chemise se combine à quelle couleur ? Quel bouton ? Quel tissu ? Comme je l’ai dit, je viens d’un village. Je n’avais jamais imaginé que certaines personnes passaient leurs vacances d’été sur un yacht ou allaient en Égypte pour une croisière, et que chacune de ces activités nécessitait des vêtements spécifiques. Pour moi, faire de la mode impliquait l’utilisation des meilleurs matériaux et du fait main. Mais pour arriver à cela, il faut comprendre le·la client·e. Et pour cela, Savile Row est la meilleure des écoles. J’y suis resté trois ans.

Setchu FW24

M. Qu’est-ce qui vous a poussé à partir ?
S. K.
J’avais besoin de quelque chose de différent, notamment parce que j’avais aussi eu une expérience de tailoring de deux ans au Japon. Et il se passait alors des choses passionnantes en haute couture avec John Galliano, Alexander McQueen… Autrement dit, des maîtres du tailoring, qui créaient aussi des choses folles ! C’est cela que je voulais faire. Bien sûr, nos visions respectives étaient différentes, d’autant plus que mon approche était très minimaliste à l’époque. Mais j’ai compris que je voulais ajouter autre chose, c’est la raison pour laquelle j’ai pris des cours à la Central Saint Martins. Cela m’a permis d’explorer de nouveaux horizons. Je suis donc resté à Londres avant de partir travailler à Paris avec Riccardo Tisci, puis à New York avec Gareth Pugh et aussi Kanye West. Et maintenant, je présente Setchu à Milan.

M. Vous avez énormément voyagé…
S. K.
Oui. Et je dois dire qu’une chose dont je suis particulièrement fier lorsque j’évoque ma carrière, c’est d’avoir vécu dans autant de villes et de pays.

M. Malgré votre parcours, qui semble marqué par la fluidité et le naturel, avez-vous déjà eu l’impression de devoir aller à l’encontre de votre propre nature pour vous conformer à des normes, qu’elles soient artistiques, sociales ou politiques ?
S. K.
Artistiquement, pas du tout. Socialement, oui. Et ce n’est pas forcément négatif. Comprendre les normes sociales, c’est aussi comprendre les gens. Il faut savoir qui ils sont si on veut les surprendre. Quant à la politique, en tant que designer, je n’aborde pas ce sujet à travers mes créations pour l’instant, mais cela ne veut pas dire que le sujet ne m’intéresse pas.

M. Avez-vous une devise qui vous guide dans votre création et que vous aimeriez partager ?
S. K.
Chaque fois que je trouve un nouvel emploi, je réinitialise ma carrière en suivant un conseil donné par mon frère. Il m’a dit : “Ne sois pas cette personne qui montre ce qu’elle a accompli. Sois celle qui montre ce qu’elle fera.”

Cet article est originellement paru dans notre numéro Fall-Winter 2024 STATE OF NATURE (sorti le 16 septembre 2024).