Natif du Nord-Ouest de l’Espagne et diplômé du Central Saint Martins College of Art and Design, Arturo Obegero propose une mode unisexe et dramatique, aussi sensuelle que sévère. Un jeune créateur dans les pas d’un Cristóbal Balenciaga, quoique plus ouvertement queer.

“Le monde entier est un théâtre”, clamait Shakespeare. Et la mode d’Arturo Obegero l’illustre parfaitement. Ce designer de 27 ans vient de Tapia de Casariego, un petit village de pêcheurs dans la région des Asturies en Espagne. De là, il regardait son père et son frère surfer, pendant qu’il préférait se laisser flotter ou dessiner des animaux marins. “J’ai grandi dans cette sorte de péninsule, avec d’un côté la mer à perte de vue et de l’autre un paysage montagneux vertigineux. Ce bout de paradis romantique m’inspire énormément, surtout dans ses aspects les plus mystiques”, nous raconte-t-il depuis son appartement qui lui sert également d’atelier à Montreuil, en juin 2021.

 

Mixer le tailleur et l’univers du surf

Lui qui rêvait de devenir le commandant Cousteau se passionne également pour la danse et la musique dès l’enfance. Mais ses premiers souvenirs mode, c’est sûrement lorsqu’il devait se mettre sur son 31 pour les réunions familiales à Oviedo, la capitale des Asturies : “Là-bas, c’était beaucoup plus conservateur et guindé que mon village natal. Ça me fascinait qu’on passe de nos combinaisons de surf en néoprène à chemise et chaussures cirées pour aller au restaurant de la grande ville. J’avais presque l’impression d’entrer dans la peau d’un personnage. C’est comme ça que j’ai compris à quel point les vêtements peuvent changer la perception qu’ont les autres de toi, ainsi que celle qu’on peut avoir de soi-même. Soudain, on va peut-être se tenir plus droit, plus digne, se sentir plus confiant.” Ce qui lui a servi de déclic à l’envie de devenir designer, c’est le premier défilé d’Alexander McQueen, Plato’s Atlantis, retransmis en direct sur Internet en octobre 2009 : “Je m’intéressais déjà à la mode, mais je n’ambitionnais pas forcément d’en faire mon métier, jusqu’à cette fameuse présentation, révolutionnaire à l’époque ! Je me vois encore demander à ma mère de n’appeler personne (puisqu’à cette période téléphone et internet étaient sur la même ligne), pour que je puisse y assister dans mon coin !”

 

“Central Saint Martins a débridé ma créativité”

Sa résolution prise, il part à 17 ans étudier les bases techniques à la Escuela Superior de Diseño y Moda Goymar, à La Corogne, un peu plus à l’Ouest d’Oviedo. C’est d’ailleurs là où siège le groupe Inditex (Zara, Bershka, Pull & Bear, etc.). “Moi qui ne rêvais que de McQueen et de Balenciaga, dans cette école, j’ai pu vraiment apprendre à coudre, couper, patronner et utiliser des programmes de modélisme sur ordinateur, tout en aspirant à rejoindre, plus tard, la prestigieuse Central Saint Martins à Londres. Soutenu par ma mère, j’avais une enveloppe où je mettais toutes mes économies pour ce projet. Au bout de trois ans à La Corogne, j’ai fait un stage chez Marcos Luengo, une maison espagnole où j’ai pu toucher à tout : prêt-à-porter, robe de mariée sur mesure, chaussures, sacs… À la fin, on me faisait tellement confiance qu’on m’a confié les rênes d’un défilé. Je me souviendrai toujours qu’on avait cinq paires de chaussures pour 20 mannequins censées effectuer en tout 50 passages. Ça s’est étonnamment bien passé (rires) !” Puis Arturo parvient à rejoindre Central Saint Martins, où il étudie durant trois ans : “Le style de cette université, ses méthodes d’enseignement et les élèves présents étaient très différents de tout ce que j’avais connu jusque-là. Ça a été un choc assez brutal pour moi, mais très bénéfique, car ça m’a permis d’enrichir ma vision, de nourrir mon regard d’autres horizons et de mieux cerner qui je suis et ce que je veux faire. J’y suis allé avec mon expérience très technique qui me permettait de donner corps à mes idées les plus folles. CSM a débridé ma créativité.”

 

Les illusions perdues à Paris

Paradoxalement, c’est sans doute ce passage à la capitale anglaise qui lui a permis de comprendre que sa place créative se situait plutôt du côté de la Ville Lumière : “Londres est un shaker de créativités, où l’on peut être libre de s’exprimer et d’explorer sans jugement. Paris peut sembler plus conservateur en comparaison, mais l’amusement se trouve ailleurs, notamment dans la façon de jouer avec les codes de la séduction et du sexy”. Juste après Central Saint Martins, Arturo Obegero postule donc à Paris auprès de différentes maisons. Il entre chez Lanvin, à cette période si compliquée où Alber Elbaz, directeur artistique adoré de 2001 à 2015, vient d’être viré sans ménagement, à la stupeur générale. S’en suivent quelques années d’errance pour la plus ancienne maison de couture encore en activité où se succèdent les têtes (dont Bouchra Jarrar et Olivier Lapidus) et les incompréhensions. Jusqu’à l’arrivée de Bruno Sialelli en janvier 2019. Arturo Obegero aura à peine le temps de le croiser, puisqu’il occupe un poste de Junior Designer des collections femme de mai 2018 à février 2019, avant de se résoudre à créer sa propre marque et de la lancer quelques mois plus tard. Entrer dans une maison existante afin d’y gravir les échelons, étape par étape, et peut-être un jour en devenir le directeur artistique ? Mission quasi impossible tant il y a de candidats, si peu d’appelés et encore moins d’élus, comme le comprend alors amèrement le jeune créateur.

Une version dramatisée du quotidien, piquée de flamenco et de corrida

Quitte à lancer sa propre marque, autant commencer par poser les fondamentaux, Arturo Obegero fait donc entrer sa ligne de fin d’études, Palmira, dans ses pièces permanentes : “C’était un exercice complexe que de tenter de retranscrire et de concentrer mon identité dans une collection si resserrée. J’avais eu le temps de bâtir cette identité forte, devenue aussi une forme d’amure, d’une certaine façon. Cette ligne, qui était au départ une version dramatisée de la façon dont je m’habille tous les jours, est finalement devenue mon uniforme quasi quotidien”. À commencer par son pantalon exagérément taille haute, qui arrive jusque sous la poitrine, baptisé Gades en référence au danseur de flamenco du même nom, qui est devenu la colonne vertébrale de son identité de marque : “Je voulais construire une silhouette pure et puissante, sensuelle et sévère à la fois. Elle concentre beaucoup de références que j’ai en tête, y compris les matadores, Balenciaga et même la chanteuse Sade, d’ailleurs, qui portait parfois ce genre de pantalons”. L’autre pièce signature, c’est sûrement sa chemise aux poignets mousquetaires démesurés, Pedro, en mémoire de son grand-père : “Deux semaines avant de rendre ma collection de fin d’études censée être complètement noire, mon grand-père est mort. Il ne portait que des chemises blanches, alors j’ai décidé d’en ajouter une à ma collection en guise d’hommage. J’ai récupéré l’une de ses siennes, l’ai déconstruite pour en altérer un peu le patron, et je l’ai refaite en soie lumineuse. Quand des personnes achètent cette chemise aujourd’hui, c’est comme si elles se procuraient une partie de mon histoire”.

 

“Être sustainable ne devrait pas être un argument marketing, mais une obligation”

Côté matières, Arturo Obegero se démarque en produisant de la façon la plus raisonnée et écologique possible. Il se fournit surtout en chutes et stocks dormants de grandes maisons, notamment via la nouvelle plateforme de LVMH, Nona Source (qui permet aux étudiants et jeunes designers de racheter à moindre coût des matières issues de ses maisons de mode et maroquinerie) : “C’est comme ça que je me retrouve à travailler des matières venues de chez Louis Vuitton, Fendi ou encore Givenchy. Créer localement, en petite quantité, dans des matières d’exception, c’est ce qui me permet de proposer des pièces presque uniques que les gens pourront chérir pour toujours”. Arturo Obegero ne souhaite pas que sa marque devienne une grosse usine, encore moins du jour au lendemain : “Je veux plutôt m’assurer une croissance stable et sereine, responsable vis-à-vis de la planète. Je pense que la sustainability ne devrait même pas être un argument marketing, d’ailleurs, puisqu’il en va de la responsabilité de tous ; elle devrait même relever d’une forme d’obligation”. Fidèle à sa démarche d’upcycling, Arturo Obegero a réalisé sa cinquième collection Puro Teatro à partir d’anciens rideaux de théâtre. Venus de Sydney, de Londres, ou encore de Belgique, ils évoquent les institutions culturelles qui ont été délaissées à cause de la pandémie et permettent de s’habiller de l’histoire de ces lieux qui ont abrité tant d’émotions, de rires, de larmes, d’applaudissements. Arturo y taille des formes sculpturales, comme ces hauts qui remontent jusqu’à hauteur des yeux ou ces manches drapées qui finissent en nœud démesurés pouvant entraver certains mouvements. “Il y a des pièces qui ressemblent à des prisons de velours pour signifier comment on s’enferme parfois dans une forme de mise en scène de soi-même. Notamment en tant que jeune créateur, on peut chercher la validation des autres, être tenté de devenir un designer-influenceur.”

 

“C’est Pina Bausch qui va au Palace !”

Arturo Obegero privilégie les coulisses pour l’instant, moins par timidité que par humilité, préférant que ses créations parlent pour lui. Alors que Paris se déconfine progressivement, il vient de présenter fin juin 2021 sa sixième collection, Euphoria, après avoir rejoint le calendrier officiel de la Fashion Week homme parisienne. Comme s’il était passé à la pièce suivante après cinq actes, ce dernier opus transfigure le début d’une nouvelle ère, plus optimiste et festive, qui voudrait faire de l’épidémie de Covid un lointain souvenir. “Cette collection, c’est Pina Bausch qui va au Palace ! Ou le chorégraphe Mikhaïl Barychnikov qui ferait un slow sur du Kylie Minogue. J’ai voulu créer quelque chose d’à la fois sérieux et stupide, amusant et sexy.” Au rendez-vous de cette party-wear qui dénote du registre plus mélancolique de ses collections précédentes, Arturo Obegero envoie ainsi la dose de sequins. Ils recouvrent des gants d’opéra interminables, des hauts esprit smoking, tandis que des robes en rêve de mousseline colorées tranchent avec le reste plus monochrome. À l’image de Paco Rabanne et ses résilles de métal, le jeune créateur assemble des morceaux de verre polies par la mer pour en faire un habit ajouré de joyaux marins.

Se lancer en même temps que la pandémie forge la résilience

De même que les années folles ont succédé à la Première Guerre mondiale, l’histoire va-t-elle se répéter pour que la pandémie soit suivie de fastes et festives années 2020 ? Arturo Obegero n’a pas attendu pour persévérer, en tout cas, lui qui s’est lancé à la veille de “la fin du monde d’avant” : “J’ai présenté ma toute première collection le 4 mars 2020, et quelques jours plus tard est tombé le premier confinement (du 17 mars au 11 mai 2020, ndlr). S’il n’y avait pas eu la Covid-19, j’en serais sûrement à une autre étape de ma carrière. Peut-être qu’on aurait eu davantage de commandes en wholesale, ce qui m’aurait permis de financer autrement ma marque, par exemple. Je travaille presque seul sur cette griffe, aidé d’une assistante que je n’ai pas les moyens d’avoir à plein temps. Mon atelier, c’est mon appartement ! Mais je n’en suis pas moins reconnaissant envers ma communauté, mes clients et les personnes qui m’ont soutenu pendant cette période si intense.”

Marcher sur les traces de Cristóbal Balenciaga

C’est justement cette période de piétinement qui a permis à Arturo Obegero de mûrir cette identité, précise, acérée, qu’il rêve de pouvoir décliner un jour dans une pièce de théâtre ou un film qui se déroulerait sur les planches. Une mise en abîme pour ses figures de style tout en velours, soies et couleurs sourdes. Drame ou comédie, l’avenir le dira, pendant qu’il continue de rêver de devenir peut-être un jour directeur artistique de Balenciaga : “J’admire tellement le travail du fondateur, Cristóbal, que ça se ressent forcément dans mes collections. Sa façon de combiner fantasmes et réalité, mais aussi sa personnalité. C’était aussi quelqu’un qui ne se souciait pas de ce qu’on pensait de lui, entièrement dédié à son artisanat. Il ne jouait pas le jeu du designer-star.” Même si, aujourd’hui, rejoindre une grande maison patrimoniale c’est aussi prendre le risque de devoir s’asseoir sur certaines valeurs comme l’envie de ralentir le rythme des collections jouant sur l’hyperconsommation… Outre l’écoresponsabilité, parmi les autres facettes qui fondent l’identité de cette jeune marque aussi prometteuse que son fondateur, c’est une certaine idée du queer : “Je ne conçois pas mes vêtements en les destinant à un genre en particulier. Certes, je patronne mes robes plutôt selon une morphologie dite féminine, mais je pense d’abord et avant tout à comment un vêtement peut sublimer une personnalité, pas un genre. J’aime aussi décliner une même idée pour des morphos dites masculines et féminines. La construction a intérêt à être différente pour le confort de la personne qui portera un pantalon taille haute comme le Gades, par exemple, mais je la travaille de manière à ce que le rendu visuel final soit semblable dans les deux cas”.

 

Le patrimoine espagnol relu par un œil queer

Au sujet de cette mode non-binaire qui hybride les genres, on pourrait rapprocher Arturo Obegero d’un de ses compatriotes, Alejandro Gómez Palomo et sa marque Palomo Spain. “Je pense que les personnes queers poussent les frontières, notamment de ce que la société peut considérer comme masculin ou féminin. Quand on appelle à challenger les stéréotypes de genre et à s’émanciper de la masculinité toxique, par exemple, ça bénéficie à tout le monde. La mode peut contribuer à ce que la société cultive davantage de liberté, d’égalité et de mixité.” Une nouvelle garde de jeunes designers espagnols est bien placée pour le démontrer, en remixant le patrimoine ibérique afin de le présenter autrement au monde. Comme la tauromachie qu’Arturo Obegero relit de son œil queer : “Historiquement, la corrida est une sorte de parade nuptiale où des hommes se battaient contre des taureaux pour impressionner les femmes. Ces dernières ont commencé à faire, à partir de chutes de tissus de leurs propres robes, des vêtements pour eux. D’où la flamboyance des tenues des toréadors. Cette dichotomie me fascine, entre l’hyper virilité que peut dégager le concept d’affronter un taureau et la grâce de cette forme de danse dans ces tenues si flamboyantes. Le public de la tauromachie est plutôt conservateur, donc je trouve assez ironique la façon dont il peut applaudir un homme habillé de cette façon dans une arène, tout en s’insurgeant en dehors contre des tenues semblables”. Voir la corrida comme une performance de genre et s’inspirer de ses savoir-faire pour ses propres créations, tel est peut-être le clou du spectacle du théâtre de la mode d’Arturo Obegero : “Je suis contre la torture animale et je pense que cette tradition est vouée à disparaître si elle continue sous cette forme. En revanche, tout l’artisanat autour m’inspire infiniment. Cela relève aussi des métiers d’art que de broder chaque perle à la main sur les vestes des toréadors. C’est du niveau de la haute couture !”