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Grande gagnante de la saison 2 de Drag Race France, Keiona, dont le succès dépasse les frontières de l’hexagone, s’apprête à se faire une place de choix dans le panthéon de la pop culture. Rencontre avec le phénomène de toute une génération.

Si en 2023, vous n’avez pas entendu parler de Keiona, c’est que vous avez tout fait pour vous couper du monde. Impossible de passer à côté de cette tornade qui est déjà en train de révolutionner son monde. Grande gagnante de la saison 2 de Drag Race France, Keiona (Kevin de son vrai nom) a marqué l’émission par son talent, son audace, sa ténacité, son humour et son histoire personnelle. Au point de marquer l’histoire du drag et l’histoire tout court puisqu’elle est devenue la première drag queen noire à avoir remporté une saison internationale de la franchise RuPaul. Elle est aussi la première gagnante à avoir été intégrée dans le haut du classement de chaque épisode. Sans oublier que sa saison a été la plus regardée en 2023 dans le monde et qu’elle est aujourd’hui la mieux notée ever de toute l’histoire sur IMDb (9,10/10). Un phénomène (inter)national qui a permis à Keiona d’être validée et soutenue par les médias mainstream comme par le milieu plus sélectif de l’industrie de la mode. La preuve avec ses nombreuses interventions radio, presse et télé (Le Monde, Libération, Culture Box, Konbini, Elle, Technikart) et sa participation en front row à de nombreux défilés (Acne Studios, EgonLab, Weinsanto, GMBH, Robert Wun, Nina Ricci…). En gros, Keiona, c’est la go stylée qui divertit et réconcilie tout le monde, de la petite ado sur TikTok aux grands-parents scotchés devant France 2. Mais au-delà du simple divertissement, il y a aussi sa prise de parole et son engagement pour la communauté LGBTQIA+. Figure emblématique et engagée de la scène Ballroom parisienne et internationale, elle est aussi connue pour être la mother de la House of Revlon Paris, avec qui elle est d’ailleurs arrivée jusqu’en demi-finale de la saison 3 de Legendary, émission de compétition dédiée à la scène Ballroom et diffusée jusqu’en 2022 sur la chaîne américaine HBO Max. Rencontre avec “Déjà une star” qui n’a pas fini de se déposer.

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M. Quel était ton rapport au genre quand tu étais plus jeune ? En quoi a-t-il évolué ?
K.
J’ai grandi avec des parents séparés. Quand j’étais avec ma mère, qui adorait la mode et m’a transmis le goût du vêtement, j’étais assez libre d’exprimer mon genre comme je le ressentais. Je pouvais jouer à la Barbie, m’habiller et m’apprêter comme je le souhaitais, ce n’était pas un problème. Mais avec mon père, j’ai compris très jeune que je devais parfois masquer cette expression. Il n’était pas à l’aise avec mon côté efféminé et maniéré. Pour lui, les garçons, comme les filles, avaient des rôles définis et très établis. Et moi je suis venue casser tout ça. Je crois qu’il a fini par s’en accommoder, même si à l’époque il a décidé de m’envoyer en internat en se disant que si je fréquentais d’autres garçons, j’allais en “devenir” un.

MIXTE.  Tu viens de vivre une année assez intense avec le tournage de Drag Race France saison 2, marquée par ta victoire puis par une tournée dans tout le pays. Que vas-tu retenir de cette période ?
KEIONA.
2023 a été une année charnière qui a déclenché beaucoup de choses dans ma vie. Mais j’en retiendrai une en particulier : le regard que les gens portent sur moi. On m’arrête dans la rue, on me félicite. Avant, j’avais une petite notoriété liée à mon parcours dans la Ballroom et aux réseaux sociaux, mais grâce au succès de l’émission, j’ai pu toucher monsieur et madame Tout-le-Monde et leur montrer de quoi j’étais capable en tant que drag queen et performeuse.

M. Comment es-tu arrivée dans l’univers du drag ? Quand es-tu apparue la toute première fois officiellement en tant que Keiona ?
K.
C’était en 2012 à Halloween. Jusque-là, j’essayais des choses en solo de mon côté, dans ma chambre. Puis j’ai enfin décidé de sauter le pas lors d’une soirée gay avec des ami·e·s. Je dois dire que c’était pas ouf (rires). Mais Keiona était née. Je l’ai beaucoup emmenée en soirée et à des événements de la scène Ballroom. Elle s’est cons­truite et améliorée au fur et à mesure en fonction des catégories, des apparitions… et des moyens financiers.

M. As-tu eu une mother dans le milieu du drag, ou quelqu’un qui t’a particulièrement appris et conseillée ?
K.
Non. Je me suis faite toute seule. Je suis une self-made woman (rires). J’ai eu une approche très autodidacte dans la construction de Keiona. Je n’ai pas eu de guide à proprement parler dans le sens où, quand j’ai créé mon drag, je dansais déjà depuis un moment et je commençais aussi à participer aux prémices de la scène Ballroom parisienne. Tout ce que j’y apportais n’avait pas encore été fait ni montré ici. J’ai été en quelque sorte une pionnière qui a donné l’exemple à beaucoup d’autres girls de la communauté par la suite. Et au-delà de regarder des tutos make-up sur YouTube, je n’étais pas très connecté au monde du drag. Ce sont surtout les fem queens (terme utilisé pour désigner les femmes transgenres dans la Ballroom, ndlr) avec leur esthétique ultra-féminine rendant hommage aux mannequins des années 1990 qui m’ont beaucoup nourrie et inspirée.

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M. Et alors, qu’est-ce que ça a donné ?
K. C’est tout le contraire qui s’est passé. Là-bas, j’ai rencontré un ami qui m’a dit : “Kevin, tu ne peux pas laisser les gens te dire ce que tu dois faire et ce que tu dois être. Personne ne vit comme ça. Commence à mal parler aux gens et tu vas voir qu’ils vont te laisser tranquille”. Ça a été fondateur pour moi. J’ai commencé à avoir la langue bien pendue et à remettre les gens à leur place. Aujourd’hui, évidemment, je me sens totalement libre et à l’aise dans mon expression de genre.

M. Le thème de notre numéro est “Escapism”. Est-ce que tu considères le drag comme une forme d’échappatoire ?
K.
Absolument. Le drag est un art qui libère quelle que soit la personne qui le pratique ; simplement parce qu’on peut se créer un autre soi et échapper un temps donné à une certaine réalité. Moi, je sais que dans ma réalité de mec cisgenre noir, selon la manière dont je suis habillé, dont je me déplace et aussi l’heure et l’endroit où je me trouve, les préjugés seront toujours tenaces. Si je suis habillé de façon hyper masculine, en total look Nike avec une doudoune, les gens vont avoir peur de se faire agresser. Si je suis plus cunt et que je porte des bottes et une fourrure par exemple, ils vont me penser inoffensif parce que je ne représente plus une menace. Tout change avec la façon dont on se présente et dont on est perçu·e en société. Et le drag permet quelque part de reprendre le contrôle là-dessus.

M. Avant de gagner la deuxième saison de Drag Race France, tu as remporté de multiples “grand prizes” dans la ­Ballroom et tu as aussi participé à l’émission Legendary sur HBO, où tu es arrivée jusqu’en demi-finale avec ta house. Dirais-tu que tu es une compétitrice née ?
K.
Au départ, non. Enfant, à l’école, j’avais de bons résultats mais je n’étais pas motivé plus que ça à devenir le premier. Je crois que comme beaucoup de personnes, j’ai commencé à développer un esprit de compétition à partir du moment où j’ai évolué dans des milieux qui m’intéressaient et me faisaient vibrer. C’est là qu’on développe une ambition. Comme quand j’ai commencé la danse.

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M.  Et aussi la Ballroom, j’imagine. Comment as-tu découvert cette culture ?
K.
En voyant une vidéo du groupe de voguing Vogue Evolution qui était passé dans l’émission de téléréalité américaine America’s Best Dance Crew au début des années 2010. J’ai tout de suite accroché. Ça m’a donné envie d’en savoir plus. J’ai commencé à regarder les chaînes YouTube dédiées à cette culture et à son histoire, et là j’ai plongé. Quand j’ai vu toutes ces personnes queers noires et racisées danser et se célébrer de cette manière, j’ai compris que c’était fait pour moi. Que je perdais mon temps dans mes cours de hip-hop et que ma vraie communauté était là et qu’elle m’attendait. Ça n’était juste pas encore arrivé jusqu’à moi. Ensuite, dès que la scène Ballroom s’est implantée à Paris, j’ai participé aux premiers événements avec Nikki ­Gorgeous Gucci et Lasseindra Ninja, deux des membres fondateur·rice·s de la scène parisienne.

M. L’année dernière, tu es passée dans l’émission Culture Box présentée par Daphné Burki et tu as lancé un appel au président Emmanuel Macron pour qu’il facilite les démarches de changement de genre et d’état civil pour nos adelphes trans. En quoi est-ce important pour toi de mêler ton art à des formes d’activisme ?
K.
En tant que personnes queers, notre existence en elle-même est politique, puisqu’on va à l’encontre de ce qui est considéré comme la norme dans notre société. La scène drag et la scène ­Ballroom sont des lieux de célébration, mais aussi des espaces de lutte et de résistance pour la communauté ­LGBTQIA+, comme le montrent très bien des séries comme Pose. Aujourd’hui, ces combats continuent, notamment pour les personnes trans.

M. Penses-tu qu’une émission comme Drag Race permette réellement de faire évoluer les mentalités et d’avoir un public plus large acquis à la cause ?
K.
Évidemment. Plus on en parle, mieux c’est. Voir l’émission de RuPaul diffusée sur le service public en France, c’est une chance. Après seulement deux saisons, ça a permis de fédérer beaucoup de gens issus d’univers et de générations divers·es. Le message est simple au final : on est différent·e·s les un·e·s des autres, mais on est tou·te·s des êtres humains. Et malheureusement, c’est quelque chose que l’on doit encore constamment rappeler. Pour encore beaucoup de personnes, je suis une anomalie en France. Je suis un garçon queer noir efféminé, qui fait du drag et qui débarque à la télévision. Mais ma victoire, le succès de l’émission et ma prise de parole dans de grands médias constituent un accomplissement en soi. Mon but, c’est que les questions autour des personnes queers ne fassent plus débat et se banalisent.

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M. Tu es devenue un modèle et une inspiration pour les nouvelles générations. Quels sont tes modèles à toi ?
K.
C’est très varié. Ça va de Christiane Taubira à Kiddy Smile en passant par Assa Traoré et Surya Bonaly. En fait, principalement des personnes noires qui ont marqué et changé l’histoire de France par leur politique, leur musique, leur art. Il·elle·s représentent une forme de conquête et de résilience à laquelle je m’identifie.

M. Et d’un point de vue plus esthétique ?
K. 
 Toutes les mannequins noires des années 90 : Naomi, Katoucha et surtout plus récemment la Soudanaise Alek Wek. C’est elle qui avait jeté sa perruque blonde lors d’un défilé de Betsey Johnson pour protester contre les standards de beauté européens qu’on voulait lui imposer. Une vraie légende. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que je voulais être comme elle. Moi aussi, je veux entrer dans le milieu de la mode avec aplomb, en mettant les deux pieds dans la porte.

M. Justement, tu t’es fait remarquer en front row de plusieurs défilés aux dernières fashion weeks de Paris. Quel est ton rapport à la mode ?
K. 
 C’est un univers que j’ai toujours fantasmé et aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir assister à des shows et de collaborer avec des designers. C’est vraiment un rêve qui se réalise. Comme Weinsanto qui m’a récemment créé une tenue spécifique que j’ai portée pour ma participation au DragCon UK 2024.

M. Quels sont tes projets à venir ?
K.
Je pense que vous allez beaucoup me voir sur scène, car c’est vraiment l’endroit où je me sens le mieux. Performer, c’est ce qui me fait vibrer. Je travaille sur plusieurs projets en ce moment, comme la prochaine saison de Danse avec les stars à laquelle je participe. Sinon, j’ai un projet musique, mais je ne peux pas en dire plus pour le moment. Vous verrez bien.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).