Rombaut, campagne “The Cure”, Printemps-Été 2020

Productions textile à l’arrêt, défilés et événements annulés, baisse des ventes : durement frappée par la pandémie de Covid-19, la mode, fébrile, n’a plus d’autres choix que de se préparer à un futur encore incertain. Et si pour cette industrie, c’était l’occasion de commencer à se soigner ?

Après le corona, rien ne sera plus jamais comme avant. Encore moins nos tenues. Vous en voulez la preuve ? Il suffit de regarder le profil Instagram du Vogue US qui a posté cette semaine une photo d’Anna Wintour en pantalon de survêtement #Stayhome. Un événement mode inédit qui en temps normal aurait tout eu pour breaker les internets de la fachon et qui au lieu de ça a fini en brève de bas de page sur les sites d’informations. Malgré tout, le cliché vient indéniablement confirmer une perte de repères dans le milieu de la mode.

Dans son récent rapport 2020 “The State of Fashion” mis à jour en réponse à la crise du Covid-19, le média Business of Fashion a annoncé que, même si un plan d’action est mis en place, une industrie “normale”, telle qu’on la connaît, n’existera sans doute plus. Car “Miss Rona”, en plus de mettre en pause toute cette industrie, n’a pas non plus oublié de mettre en lumière les dysfonctionnements et les maux dont elle souffre (surproduction, surconsommation, pollution,  crise écologique, sociale et éthique). Bref, le diagnostic est sévère et il va falloir commencer à penser à un remède pour nous permettre de trouver d’autres façons de s’habiller et de consommer la mode.

Joindre l’utile au primordial ?

En shootant sa dernière campagne printemps-été 2020 qu’elle a choisi de nommer “The Cure” – le remède (une prémonition ?) dans un décor de cabinet médical, la marque de chaussures vegan Rombaut a probablement vu juste en imaginant bien avant cette crise sanitaire des mannequins portant des blouses blanches, des gants et des couvre-chaussure jetables. Un moyen de rappeler l’utilité première et la fonction basique du vêtement : celle de couvrir et protéger la personne qui le porte.

Rombaut, campagne « The Cure », Printemps-Été 2020

 

Car après la période de pandémie, comment allons-nous nous habiller ? Comment allons-nous nous protéger ? Alors que le masque chirurgical est devenu le nouvel accessoire qui symbolise et cristallise toutes les questions de société actuelles (écologie, inégalités sociales, racisme, individualisme), Adrian Cheng, l’homme derrière la Fondation d’art  K11 en Chine, a annoncé qu’il allait installer d’ici la fin avril, 35 distributeurs automatiques de masques gratuits dans les différents quartiers de Hong Kong, faisant dudit produit un élément déjà indispensable à notre quotidien et probablement le seul qui ait véritablement du sens dans ce contexte inédit.

S’habiller, penser sa silhouette, son look, alors qu’on doit rester chez soi confiné la plupart du temps semble aujourd’hui dérisoire. Dans un récent article, le Women’s Wear Daily se demandait même si les hommes allaient revenir au tailoring, aux costumes et au workwear (comme cela avait été annoncé lors des dernières fashion weeks menswear en réponse à la sensation de saturation de la tendance streetwear). À l’heure de la distanciation sociale, du télétravail, des “webinars” et autres conference call dans une économie en berne, la question passe clairement au second plan des préoccupations et devient aussi insignifiante qu’une baston entre les soeurs Kardashians.

Sara Shakeel

La priorité de la mode pour le moment, c’est de mettre à profit le réseau, les infrastructures, l’expertise et le savoir-faire de chaque acteur de l’industrie pour aider la communauté en faisant ce qu’elle sait faire de mieux : du textile. Mais du textile fonctionnel, à l’image des grandes maisons de luxe comme Chanel, Gucci, Louis Vuitton, Prada, Moncler ou même des petites marques qui, en plus de dons conséquents pour contrer la crise sanitaire, se sont toutes mises à produire des masques et des équipements de protection pour les services de santé et le personnel soignant.

Une solidarité qui peut pousser à l’innovation comme le montre la marque canadienne Arc’Teryx qui vient de concevoir des blouses médicales réutilisables, mais aussi à quelque chose de plus poétique à l’image de l’artiste Sara Shakeel sur Instagram qui a upgradé et sublimé les tenues médicales du personnel soignant à coup de glitter et de diamants. Cela dit, ces nobles efforts dont le but est de minimiser l’impact du Covid-19 ne seront pas une solution à long terme pour sortir de la crise financière et existentielle causée par la maladie.

Les blouses réutilisables de Arc’Teryx

Conso-matrice

Le concept même de mode tel qu’on le connaît aujourd’hui est à l’arrêt. Les marques se retrouvent à la fois dans l’incapacité de produire de nouvelles collections mais aussi avec un stock de pièces énorme sur les bras. Normal. Privée de boutiques, la population en plein lockdown préfère se faire un “netflix and chill” plutôt que d’aller scroller les pages des e-stores des marques. Résultat, la croissance jusqu’ici insolente des grands groupes de luxe commence à faire la tronche et les petites marques indépendantes voient rouge. Une situation inédite qui met en lumière les travers d’une industrie au bord de l’overdose qui avait jusqu’ici en tête de proposer et produire toujours plus en ajoutant chaque saison une nouvelle collection ou collaboration de plus à son calendrier. Comme dirait Jean-Paul Gaultier : “Trop de vêtements tue le vêtement”. Et c’est exactement ce qui est en train de se passer.

Pris de cours et de panique, les grands groupes textiles ont évidemment choisi d’annuler leurs commandes, fragilisant un peu plus les ouvriers des “pays émergents”. Une situation qui a poussé l’ONG Worker’s Right a lancé la pétition #PayUp pour que les marques payent leurs commandes, remettant un coup de projecteur sur les enjeux éthiques, sociaux et écologiques de l’industrie. Après tout, ce contexte délétère est peut-être l’occasion pour la mode de saisir de nouvelles opportunités et d’embrasser enfin des mesures plus responsables et plus durables, comme la baisse des collections et de la production, l’upcycling, la récupération… C’est tout un fonctionnement qu’il va falloir repenser et réévaluer. Une reflexion qu’ont déjà entamé plusieurs marques comme Germanier qui réutilise des deadstocks de cristaux Swarovski ou le jeune créateur Benjamin Benmoyal qui imagine des tissus à partir de vieilles bandes magnétiques de VHS.

Benjamin Benmoyal

Alors que certains annoncent, avec l’auto-confection des masques, l’ère imminente des makers, la question aussi de la “cautious consumption” ou consommation de la prudence se pose, comme l’a récemment indiqué Mario Ortelli (managing partner of luxury advisors chez Ortelli & Co) à Business of Fashion. Selon lui “Il en faudra désormais plus pour justifier un achat” et il faudra s’attendre “à plus de shoppings d’occasion en ligne” avec des consommateurs “cherchant des investissements vestimentaires, avec des pièces plus minimalistes et plus durables”.

Contamination et numérique

Privée d’événements et de lieux publics (défilés, salons, boutiques), la mode va devoir trouver un moyen de continuer à faire fonctionner une économie dont les règles sont de plus en plus remises en cause. L’une des pistes abordées est la digitalisation des grands événements : à l’heure où Paris a annulé ses prochaines fashion weeks homme et couture, Tokyo a déjà pensé à une alternative web pour présenter ses collections alors que les fittings digitaux se démocratisent de plus en plus et que les influenceurs mode purement numériques sont devenus aussi communs que les erreurs du gouvernement dans la gestion de cette crise.

Mais le numérique, même s’il réduit les coûts et les risques, n’empêche pas la propagation du virus. Qu’on le veuille ou non, le textile n’a pour le moment pas non plus développé d’immunité. Comment imaginer fabriquer des pièces, les produire, les manipuler, les shooter, les faire voyager et les vendre en toute sécurité sur une planète en pause alors que, comme l’a indiqué au magazine i-D Julia L.Marcus (épidémiologiste des maladies infectieuses et professeure assistante à la Harvard Medical School), la question de la contamination et de la transmission du virus par le vêtement risque de devenir un déterminant majeur dans le monde de la mode post-corona ?

l’influenceuse numérique Lil’ Miquela

Aller vers le tout numérique, ce serait aussi alimenter le spectre grandissant d’une ère ultra-digitale que certains nomment déjà capitalisme numérique, soit un monstre nourri aux systèmes de tracking et de surveillance. On veut bien continuer à porter des vêtements mais on n’a pas forcément envie d’être traqué comme Tom Cruise en pleine séance shopping chez Gap dans Minority Report.

Pour survivre à la pandémie, la mode va devoir embrasser l’innovation et les nouvelles technologies mais aussi proposer un nouveau contrat qui ne pourra plus ignorer les nouvelles préoccupations des divers acteurs et des consommateurs. Hélas, en attendant, certains analystes et économistes se réjouissent déjà du retour du “Revenge Buying”, cette tendance aperçue en Chine (tout juste sortie du tunnel Corona), qui consiste à consommer outrageusement après en avoir été privé un certain temps. On efface tout et on recommence ?