Amputée des deux jambes à la suite d’un syndrome du choc toxique lié à l’utilisation de protections périodiques, la mannequin Lauren Wasser, qui se bat depuis pour faire voter une législation sur le sujet, nous parle de résilience, de handicap et de guérison.

À 34 ans, la carrière de Lauren Wasser ne connaît pas la crise (couverture de magazine, défilé de mode, campagne de pub…). Et pourtant, dix ans plus tôt, après avoir fait le geste (en soi anodin) d’utiliser un tampon durant ses règles, le monde de la jeune mannequin et athlète s’écroule. Elle est une énième victime du syndrome du choc toxique (SCT), affection rare causée par un excès de bactéries Staphylococcus aureus dans le corps, susceptible de produire une toxine mortelle dans le sang. Une infection bactérienne qui touche principalement les personnes utilisant des protections périodiques vaginales (tampons, coupes menstruelles). Après avoir frôlé la mort, elle est contrainte à une double amputation des jambes, assortie d’une longue et douloureuse convalescence (tant physique que psychologique), pendant laquelle la mannequin prend soudainement conscience de l’étendue du problème et de l’injustice de la situation. Elle commence à travailler sans relâche aux côtés de Carolyn Maloney, membre du Congrès, pour promouvoir une loi visant à protéger les utilisatrice.teur.s (femmes cisgenre et personnes transgenre) de tampons en exigeant davantage de recherche et de transparence sur le discutable « Big Tampon ». En tant que survivante, Lauren devient pour les victimes du monde entier un safe space où elles.ils peuvent partager leurs expériences, parfois fatales, et toujours incroyablement tragiques. Elle use alors de sa présence sur les réseaux et de sa carrière pour réveiller les consciences autour d’un problème à la croisée de plusieurs grandes questions sociales telles que la misogynie (on fait plus de recherches sur les filtres à café que sur les protections hygiéniques), les conséquences écologiques (agriculture intensive et utilisation de pesticides) et le fardeau économique que les tampons représentent (un approvisionnement à vie revient en moyenne à 20 000 euros pour environ 16 000 tampons). Lauren veut faire bouger les lignes, et changer les mentalités : contre toute attente, la « fille aux jambes d’or » opère un retour triomphal dans une industrie centrée sur l’apparence et la notion standardisée du « corps parfait », ouvrant ainsi la voie à l’apparition sur les podiums d’un plus grand nombre de mannequins avec des différences physiques ou des handicaps.

Veste bolero oversize en matière technique, Pantalon en denim de coton biologique, Louis Vuitton.
Veste longue bleu tempête en soie, Louis Vuitton.

MIXTE. Vous venez d’une famille de mannequins, et vous commencez votre carrière très jeune. C’était une évidence pour vous de continuer dans cette voix à l’âge adulte ?
LAUREN WASSER. J’ai été en quelque sorte propulsée dans cette carrière. Ma mère (le super-modèle Pamela Cook, ndlr) m’a eue quand elle avait 21 ans. Elle était en plein milieu d’une séance photo avec Patrick Demarchelier pour Vogue Italia, et ils m’ont tout simplement fait participer. J’ai toujours un peu eu ça dans le sang.

M. À quoi ressemblait votre vie avec le SCT?
L. W. J’étais très active, toujours en train de jouer au basket, mon premier amour. Mon rêve était de devenir basketteuse professionnelle, j’avais l’espoir de rejoindre la WNBA, de faire partie de l’équipe à l’université… J’étais du genre à préférer une paire de Jordans a des Stilettos, un peu garçon manqué…

M. On fait comment quand on est une jeune mannequin de 24 ans en parfaite santé pour se remettre d’une telle épreuve ?
L. W. C’est la pire chose qui aurait pu arriver, mais j’ai eu la foi. Je savais que je m’en sortirais d’une manière ou d’une autre. J’ai vraiment dû me reconstruire de A à Z. J’ai compris qu’au-delà du physique, ce qui compte c’est ce que l’on fait, le message qu’on partage avec le monde, la façon dont on mène sa vie. J’ai beaucoup réfléchi au fait que le SCT était responsable de la mort de nombreuses femmes depuis trop longtemps. C’est ça qui a vraiment fait naître cette rage dans mon cœur. Ce combat pour la transparence et la recherche était bien plus vaste que ma simple expérience personnelle.

M. J’imagine que cette expérience vous à fait énormément mûrir…
L. W. Oui, bien sûr ! Ça m’a poussée à creuser profondément en moi et à trouver ma propre identité. Mais je reviens de loin… J’ai pensé au suicide, j’étais dépressive, au point de ne plus vouloir être sur Terre. Je ne me voyais pas être regardée, aimée à nouveau. Je n’imaginais pas que l’industrie du mannequinat m’accepterait, j’étais dans l’évitement.

Trench coat oversize en matière technique, Louis Vuitton.
Top argent brodé de pastilles, Pantalon en cuir, Louis Vuitton.

M. Quand est-ce que vous avez décidé de reprendre votre carrière ?
L. W. Je n’avais pas de projet précis en tête, je ne pensais pas que c’était une option… Encore une fois, l’industrie de la mode est tellement unidimensionnelle, que mes espoirs n’étaient pas d’y retourner; Reprendre ma carrière dans ce milieu, c’était plutôt un moyen pour moi d’éveiller les consciences sur le fait que les protections périodiques sont un énorme problème qui affecte directement l’avenir de la jeune génération, ces petites filles qui ont maintenant leurs règles vers 8-9 ans à cause des hormones dans la nourriture et sont plus susceptibles de contracter le SCT. C’est ça qui m’a véritablement donné envie de partager cette nouvelle version de moi-même…

M. À partir de quel moment cette expérience personnelle s’est-elle transformée en envie de militer.
L. W. Quand j’ai réalisé que Carolyn Maloney essayait depuis dix ans de faire passer ce projet de loi intitulé « Robin Danielson Feminine Hygiene Product Safety Act » (du nom d’une victime du SCT décédée en 1998), j’étais complètement sidérée. Dès 1998, elle a commencé à prendre des mesures pour le proposer, encore et encore, devant le Congrès qui a continué à rejeter le projet à chaque fois. Vingt ans plus tard, rien n’a changé ; quand on s’est rencontrées, elle m’a regardée dans les yeux et m’a dit : « Si ce projet de loi avait été adopté, vous ne vous seriez probablement pas retrouvée dans cette situation. » Quelques années plus tard, j’ai également parlé à une femme dont la fille était morte à cause du SCT, au téléphone elle criait et pleurait en se rendant compte qu’elle ne la reverrait plus jamais… C’est évidemment le genre de choses qui, je l’espère, incitera les gens à une vraie prise de conscience des enjeux d’une telle loi.

M. Depuis 2012, l’année où vous avez développé votre SCT, avez- vous constaté des progrès de la part des fabricants de tampons en matière de recherche et de transparence ?
L. W. Pas du tout. À ce jour, il y a encore très peu de transparence, et ce n’est toujours pas suffisant : c’est le produit en lui-même qui doit changer, c’est le plus important ; On devrait pouvoir utiliser ce produit de la vie courante sans avoir à s’inquiéter des conséquences pour notre santé…

M. Vous portez des prothèses entièrement dorées, qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’en faire votre marque de fabrique ?
L. W. En matière de prothèses, tout est tellement médical et impersonnel. C’est difficile pour quelqu’un d’exprimer son identité, sa “vibe” personnelle, quand on lui présente des prothèses classiques. J’ai été en fauteuil roulant pendant huit mois et c’était un vrai supplice. Je regardais ma prothèse (Lauren a été amputée de sa seconde jambe en 2018, ndlr), posée là, en me demandant : « Qu’est-ce que je veux faire ? Comment je peux me l’approprier ? Comment je m’adapte ? » À l’époque, j’étais obsédée par A$AP Rocky et ses dents en or ; je me suis dit : « Et merde, je vais les couvrir d’or. Au lieu d’avoir des dents en or, j’aurais des jambes en or”. C’est devenu une partie de mon identité.

Gilet brodé en broderie de cuivre rouillé, Louis Vuitton.
Mini-jupe argent brodée de pastilles, Louis Vuitton.

M. Vous faites des couvertures de magazines, des défilés, des campagnes de pub… Est-ce que ça a pris du temps pour en arriver là ?
L. W. Les choses ne se sont pas faites du jour au lendemain. C’est un combat constant avec l’industrie et la société en général sur l’acceptation. Mais nous sommes enfin arrivés à un point où les gens présentant une différence physique ou un handicap sont enfin reconnus.
Ça a été une lutte acharnée, mais j’ai le sentiment que les portes s’ouvrent enfin. Personne dans mon genre n’avait jamais été mis en avant à ce niveau, donc il n’y avait pas de modèle.
Je suis qui je suis, c’est juste que j’ai des jambes en or. Ce que vous pensez être la partie la plus vulnérable de vous-même est probablement votre atout le plus précieux. J’avais l’habitude de me cacher, de porter des sweat-shirts à capuche et des pantalons de survêtement, donc on peut dire que la boucle est bouclée !

M. Vous avez commencé la comédie en 2017 dans la série Loudermilk, ça vous a donné envie de continuer ?
L. W. J’adorerais ça ! Pour moi, ça représentait beaucoup d’apparaître dans cette série, parce que Peter Farrelly, qui a également fait Dumb and Dumber et toute la carrière de Jim Carrey, en était le réalisateur. C’est mon idole, alors travailler avec quelqu’un de ce calibre et être conseillée par lui a été un véritable privilège. Honnêtement, je suis tombée amoureuse et c’est une expérience qui m’a fait vibrer. Je suis également en train de réaliser un documentaire sur ce que j’ai vécu et traversé. Je pourrais raconter mon histoire à longueur de journée, faire des milliards d’interviews, mais la meilleure façon de comprendre le bouleversement que ça a représenté pour moi et ma famille est d’en faire l’expérience visuellement…

M. Quel est votre message pour la jeune génération de mannequins qui commence dans l’industrie de la mode ?
L. W. Être soi-même, s’approprier ce que l’on est, s’aimer avant tout. Être capable de vivre sa vérité est la chose la plus importante. Tout le monde veut être quelqu’un d’autre, mais ce qui est cool, c’est que chaque personne est unique. La vie est dure, pleine d’obstacles et de défis ; une fois que vous en avez surmonté un, vous prenez confiance en vous et réalisez que vous pouvez tous les surmonter !

Photographe : Chris SUTTON / Styliste : Oliver VOLQUARDSEN / Photo assistant : Gray BRAME/ Talent : Lauren Wasser @ Slash Agency / Make up artist : Joey CHOI @ Premier / Hair stylist : Declan SCHIELS @ Premier