Gay Pride ‘Kings and Queens 3, 1989, photographie de Joyce Culver, issue du livre A Queer History Of Fashion- From The Closet To The Catwalk (éd. Yale Press University, 2013)

Cooptés par un milieu de la mode en recherche permanente de “nouveauté” (des grandes maisons jusqu’aux petits labels indépendants), certains codes et références autrefois exclusifs aux communautés LGBTQ+ se retrouvent désormais accessibles au grand public… Pour le meilleur, comme pour le pire.

À en croire les dernières collections menswear et womenswear de la saison automne-hiver 2022/2023, il semblerait que la mode fasse de plus en plus ouvertement des emprunts à des codes esthétiques issus de la culture LGBTQ+. Une tendance confirmée par la plupart des médias, analystes et critiques de l’industrie pour qui le style queer s’est infusé un peu partout. Pour le magazine i-D, l’omniprésence des débardeurs blancs dans les collections womenswear de l’automne-hiver 2022 – sur les défilés Bottega Veneta, Chloé, Acne ou Prada – doit par exemple être comprise comme un clin d’œil au “style lesbien”, et “une indication de ce à quoi pourrait ressembler une vision queer du prêt-à-porter féminin” en “jouant sur le stéréotype de la butch aux cheveux courts et aux bras musclés.” Pour Le Monde, la dernière fashion week masculine parisienne était elle pétrie de références homoérotiques : de l’installation artistique inspirée par les nuits gays de Fire Island qui servait de décor au défilé Loewe, aux mannequins huilés, moustachus et court-vêtus du show Louis-Gabriel Nouchi en passant par les tenues estampillées d’émojis sexuellement équivoques du Belge Walter Van Beirendonck ou les t-shirts “Bottom”, “Vers” et “Top” d’Alled Martinez indiquant des rôles et préférences sexuel.le.s . Enfin, dans un article vivement critiqué, le Harper’s Bazaar américain affirmait début mars que “le style saphique devenait mainstream”. La raison ? Dakota Johnson s’était soudainement mise à porter des jeans baggy, tandis que sur les tapis rouges, Zendaya et Cate Blanchett ne jureraient presque plus que par les costumes… Une analyse plutôt simpliste et similaire, côté masculin, à celle apportée aux différents looks du chanteur Harry Styles qui depuis qu’il a porté une robe Gucci en couverture du Vogue US en décembre 2020, est célébré par la presse mainstream et la pop culture comme l’une des figures de proue d’une nouvelle flamboyance masculine déconstruisant les codes (toxiques) de la masculinité hétéronormée – et ce simplement parce qu’il s’est mis à piocher des références stylistiques dans les rangs de la communauté LGBTQ+ (déclenchant par la même occasion des accusations de queerbaiting). Au-delà de ces raccourcis qui peuvent (au choix) faire sourire ou enrager, a-t-on des raisons de croire à ce prétendu “retour en grâce” d’une mode queer ?

Sacai FW22, Chloé FW22, Prada FW22, Bottega Veneta FW22, Chloé FW22
Simple emprunt, opportunisme avéré…

 

Pour Roberto Filippello, chercheur à l’Université de Colombie-Britannique à Vancouver, spécialiste du lien entre pratiques esthétiques et expression politique, “parler de ‘renaissance’ impliquerait qu’il y a eu des moments dans l’histoire où ‘l’esthétique queer’ a eu un degré de visibilité similaire, ce qui est un peu trop optimiste. Mais ce niveau de mainstream est clairement sans précédent, et est lié de très près à l’obtention de droits civiques dans la grande majorité de pays occidentaux, et à la capacité des entreprises et des institutions publiques à intégrer les personnes LGBTQ au sein de leurs structures, explique-t-il. Au cours des dix dernières années, la couverture médiatique accordée aux personnes queer et à la mode genderfluid a augmenté de manière exponentielle, et un nombre croissant de mannequins trans ou non-binaires (majoritairement blancs) défilent aujourd’hui pour des marques internationales. Cette assimilation est liée à la restructuration néolibérale progressive de nos sociétés, et à un processus de visibilité qui a commencé à émerger dans la culture populaire des années 1990.” Cette mouvance de démocratisation de l’esthétique queer, qui est notamment l’objet de l’ouvrage A Queer History of Fashion – From The Closet To The Catwalk écrit par Valerie Steele et sorti en 2013 (éd. Yale University Press), aurait particulièrement explosé au cours des trois dernières années comme le montre l’une des récentes sorties publiques de Timothée Chalamet sur le tapis rouge des Golden Globes en janvier 2019. Déjà célébré pour ses choix mode pointus – et sensiblement moins boring que ceux de ses confrères –, le jeune acteur américain cimentait son statut de petit prince du red carpet avec un accessoire (presque) simple : un harnais pailleté, signé Virgil Abloh pour Louis Vuitton. Emprunt direct (mais glamourisé) à la culture BDSM, le choix aurait pu faire tâche. Sur l’acteur, il déchaîne les foules.

Walter van Beirendonck FW22, Lazoschmidl FW22, Louis-Gabriel Nouchi FW22, Alled Martinez FW22, Loewe FW22

D’après Mélody Thomas, cheffe de rubrique mode pour Marieclaire.fr et autrice de La mode est politique (éditions Les Insolentes, 2022), l’événement n’est pas sans importance, et l’impact de Virgil Abloh sur la récente “queerification” du vestiaire masculin mérite d’ailleurs d’être relevé. Pour elle, cet attrait pour la flamboyance trouverait en partie ses origines dans la pandémie de Covid-19 (et le besoin pressant de retour à la fête qu’elle aurait instillé en nous), mais aussi, pré-2020, dans “une révolution du vestiaire masculin” initiée par le créateur d’Off-White, et par le Britannique Kim Jones. “Il y a eu une vraie impulsion, donnée par cette nouvelle vague de designers de mode masculine qui est allée chercher une esthétique queer qui n’avait pas été incluse dans les marques mainstream au préalable. La première collection de Kim Jones pour Dior utilisait des couleurs qui n’étaient pas du tout utilisées dans les collections masculines. Jusqu’alors, tout le travail de la mode avait été de se dégager des questions LGBT pour rassurer les hommes hétérosexuels et leur dire : non, non, ça peut vous plaire.”

Timothée Chalamet habillé en Louis Vuitton au Golden Globes 2019.
Ou dangereuse appropriation ?

 

Aujourd’hui, certains de ces verrous semblent donc avoir sauté. Mais n’y a-t-il pas un peu d’hypocrisie à faire porter par des personnes ne se revendiquant de rien des pièces ayant servi à l’affirmation de communautés marginalisées ? À féliciter un acteur hétérosexuel parce qu’il s’encanaille en portant un harnais, à une époque où la présence même des communautés BDSM aux marches des fiertés est régulièrement remise en cause, sous prétexte qu’elle détournerait l’événement de son supposé “objectif d’intégration” ? Interrogé sur le plateau du Ellen DeGeneres Show à propos de ce choix vestimentaire, Chalamet se défendait d’ailleurs de tout intérêt pour le kink : “un ami m’a envoyé un truc expliquant que, dans la culture des donjons sexuels, les gens portaient des harnais, mais je ne l’ai pas fait pour ça.” D’après Roberto Filippello, si Harry Styles et Timothée Chalamet se voient ponctuellement (ou régulièrement) accusés de queerbaiting, c’est notamment “parce que les gens ne sont pas encore capables de dissocier la sexualité de l’expression de genre. Puisqu’il est présumé hétérosexuel, le fait qu’Harry Styles porte des vêtements dits féminins est perçu comme une forme d’appropriation, ou d’opportunisme. Et je peux le comprendre : c’est frustrant de voir la culture dominante, hétéronormative et cisgenre, utiliser des signaux visuels queer pour se présenter comme progressiste et s’attirer les faveurs des jeunes d’aujourd’hui, qui ont une vision beaucoup plus large du genre que les générations précédentes. D’un autre côté, une fois qu’une chose est entrée dans la culture mainstream, il devient difficile de ‘la reprendre’, et la conversation autour de la paternité de l’idée de “fluidité de genre” devient inutile, parce que l’appropriation a déjà eu lieu.”

Butch Chanel Wigstock NYC 1992. Photographie de Michael James O’Brien, issue du livre A Queer History Of Fashion- From The Closet To The Catwalk (éd. Yale Press University, 2013)

Vicki Karaminas dresse un constat encore plus radical : “Aujourd’hui, les sous-cultures n’existent plus, elles ont toutes été cooptées par le mainstream.” D’après la chercheuse, spécialiste des liens entre mode et changements sociaux, professeure à l’Université de Massey en Nouvelle-Zélande et co-autrice de Queer Style (Bloomsbury, 2013), l’invention de masculinités et de féminités plus fluides représente le plus grand changement de paradigme culturel en matière de genre depuis les années 1960. Et sa récupération actuelle n’est pas forcément une mauvaise chose : “la mode est toujours à la recherche du prochain succès, et les créateurs sont comme des éponges qui s’imprègnent des mouvements sociaux qui les entourent, puis les mettent sur le podium et leur donnent en visibilité. On peut être cynique et se dire que ce n’est qu’une question d’argent, mais la même chose est arrivée avec Yves-Saint-Laurent dans les années 1960 : il ne s’est jamais revendiqué du mouvement, mais il s’est inspiré de la deuxième vague féministe pour créer un smoking pour femmes à la fois puissant, sexy et masculin.”

 

Love is love. But business is business

 

Devrait-on donc se réjouir de la plus grande visibilité offerte par des poids lourds de l’industrie à des enjeux que le reste de la société pourrait trouver secondaires ? Pour Mélody Thomas, tout n’est pas si simple. À propos d’Harry Styles, elle explique : “Il libère une manière de voir les choses, mais à qui est-ce que ça profite ? On est contents d’apprendre qu’il aime mettre des robes en couverture de magazines, mais on remarquera qu’il ne le fait pas dans la rue. C’est plus un exercice de style qu’un vrai enjeu identitaire. Je pense aux personnes trans ou non-binaires qui sont victimes de violences quotidiennes lorsqu’elles enfreignent les normes établies par la société, qui ne peuvent pas toujours porter des robes et espérer être acceptées.” Pour certains, une solution serait d’exiger de ces maisons qui “rendent hommage” un niveau de dévouement pour la cause similaire à celui de Jean-Paul Gaultier, investi depuis les débuts de sa carrière dans la lutte contre le VIH.

Harry Styles en robe Gucci pour le magazine Vogue de décembre 2020.

En somme, de traiter ce qu’il est parfois délicat d’appeler pinkwashing (les designers en question étant eux-mêmes souvent issus des communautés marginalisées auxquelles leur travail fait référence) avec le même niveau de contrôle que celui appliqué aux conditions de production des collections. Mieux, d’exiger des marques qu’elles créditent clairement ces “emprunts”. Mais pour Roberto Filippello, attendre des représentants de Louis Vuitton qu’ils expliquent les origines de leur “harnais revisité” n’est ni toujours possible, ni toujours souhaitable : “Gays et lesbiennes ont été exploités économiquement de manière flagrante depuis au moins les années 1990, et en étaient plutôt contents puisque ça leur permettait de se sentir plus intégrés. Les choses se compliquent lorsqu’on parle de communautés queer, qui sont composées de personnes ne s’identifiant pas au régime de représentation normative (hétéro mais aussi homonormative) incarné par des mannequins blancs, cisgenres, et minces. Ces communautés queer, qui ont historiquement contesté les modes de production et de représentation capitalistes, seraient-elles heureuses de voir des marques de luxe, faire circuler des connaissances à propos de leurs histoires, alors même que leur identité a toujours été réduite au silence, mise à l’écart, camouflée ?”. Rien n’est moins sûr.