Directeur artistique de la maison Valentino, Pierpaolo Piccioli a réussi à créer un véritable culte autour de la marque italienne. grâce à un style unique mêlant patrimoine et avant-garde.

Il a la dégaine d’une rock star, ongles vernis de noir et cheveux poivre et sel en pétard. Mais lorsqu’il ouvre la bouche, ses paroles sont celles d’un philosophe. Pierpaolo Piccioli a à son actif plus de vingt ans chez Valentino, d’abord aux accessoires, puis en tant que codirecteur artistique avec Maria Grazia Chiuri dès 2008, avant d’assurer seul la création à partir de 2016. À quelques jours d’un épique défilé Haute-Couture à Rome, il semble paisible et détendu dans les salons parisiens de Valentino. Il y a de quoi : depuis que la maison italienne est entre ses mains (dont l’une arbore les lettres tatouées du mot LOVE), la vénérable institution, connue pour son rouge flamboyant et ses robes sculpturales, est devenue l’une de celles dont on attend impatiemment chaque défilé ; non seulement pour la beauté exceptionnelle des silhouettes, mais surtout pour découvrir le message essentiel que Pierpaolo Piccioli a choisi de faire passer. Collections divinement monochromatiques (le rose vibrant de l’Automne-Hiver 2022-2023) et castings aux partis pris retentissants (une cabine haute couture mixte Été 2019, croisement des morphologies et des générations, collections gender-fluid…) font de chaque présentation Valentino un événement. La collection Haute-Couture présentée à Rome n’était pas en reste. Avec plus d’une centaine de looks déferlant sur les marches de la Place d’Espagne comme une vague colorée, véritable hommage au travail des ateliers et à la beauté de la diversité, c’était une leçon de mode et d’humanité. Ce n’est pas pour rien qu’un journaliste britannique a choisi de baptiser l’affable créateur Pierpaolo le Progressiste, comme si ce cinquantenaire au visage expressif était devenu une sorte de pape avant-gardiste. À la fois représentant de cette grande maison italienne et chantre d’une jeunesse dont il se sent proche à travers ses propres enfants, sa voix témoigne de la possibilité de combiner patrimoine et avant-garde. Pour lui, chaque collection est un renouveau, comme en témoigne le nom choisi pour son impactante présentation de haute couture : The Beginning.

Portrait de Pierpaolo Piccioli par Yann Morrison.

Mixte. Commençons par le début, justement. Pourquoi avoir choisi d’appeler ce show The Beginning ?
Pierpaolo Piccioli.
Pour moi, chaque début de collection est un nouveau départ, surtout en haute couture. Ici, tout commence par le tissu qu’on vient draper sur le mannequin, et tout se passe sur l’instant. Nous sommes tous des êtres changeants, l’acte de créer à un moment va donner un résultat très différent six mois plus tard, même en partant d’une base identique. Au bout de 23 années de maison, je ressentais aussi le besoin d’avoir une forme de conversation virtuelle avec Monsieur Valentino lui-même, comme si je voulais comprendre ce qu’il subsiste de son travail dans ce que je fais, et combien ma propre personnalité a influé sur la maison. Je n’aime pas la nostalgie, donc il ne s’agissait pas de retourner dans les archives pour trouver tel ou tel imprimé et le reprendre à ma manière. C’était plus une idée d’impression ou de ressenti, un esprit Valentino. J’avais envie de traduire cette émotion, cet enchantement.

M. D’où le fait d’avoir choisi la capitale italienne comme toile de fond pour ce défilé événement ?
P. P.
Exactement. Les ateliers, qui sont toujours sur la Piazza Mignanelli, n’ont pas changé et les marches de la Piazza di Spagna voisine non plus. J’avais envie de présenter cette célèbre place comme une extension de nos ateliers, de placer le salon de couture dans la rue, mais pas d’en faire quelque chose de sublime ou d’imposant. L’idée était de montrer la place non pas comme un lieu iconique, mais comme un lieu de vie – qui existe bel et bien, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau – sur lequel on se promène en sortant du métro, où l’on va prendre un café. Je voulais en faire un lieu humain.

M. Un lieu de partage, aussi ?
P. P.
Si on regarde les images du grand défilé Valentino qui avait eu lieu sur ces mêmes marches dans les années 1980, on ressent une idée de glamour, d’élégance, d’un style de vie exclusif. Cela faisait partie de ce que la mode signifiait à l’époque. Avec ce défilé, The Beginning, je veux faire basculer la maison de ce lifestyle vers l’idée de communauté. Trente ans plus tard, tant de choses ont changé, nous sommes des êtres humains porteurs de valeurs communes, et c’est important de l’exprimer. Avec cette collection, j’ai voulu raconter une histoire autour de l’humanité, la nôtre à tous.

Défilé Valentino Haute-Couture FW23 sur la Piazza di Spagna à Rome en juillet 2022.
Défilé Valentino Haute-Couture FW23

M. Depuis plusieurs années déjà, on vous sent porté par cette envie de transmettre des messages forts à travers vos collections. C’est d’autant plus surprenant et rafraîchissant de voir cela venir d’un directeur artistique très établi et expérimenté, et d’une maison ancienne. On s’attend d’ordinaire à ce genre de statement de la part d’un jeune créateur…
P. P. 
Si on voit un garçon portant une robe dans un club à Londres, ce message reste dans une forme de périphérie, d’underground. C’est pareil si ce même message est transmis par une marque plus niche : son public est déjà acquis, il accepte l’information car cela fait partie d’un univers qu’il comprend et qu’il maîtrise. En revanche, un garçon sur un podium portant une robe haute couture absolument sublime, c’est une manière de renverser le message et d’atteindre une catégorie de gens beaucoup plus large. La beauté du vêtement, et donc de la personne qui le porte, permet de passer dans une autre dimension. On y apporte une forme de dignité. Ce n’est plus simplement un statement, c’est une sorte de vérité sur la réalité de notre monde actuel.

M. Vous êtes maintenant réputé pour vos choix de casting très inclusifs, et justement pour permettre cet empowerment, qu’on devine parfois très émouvant pour les personnes qui participent aux shows…
P. P.
 Beaucoup se contentent de cocher des cases en faisant défiler un modèle racisé, par exemple. Pour moi, il s’agit là encore de refléter l’image d’un monde réel, avec ses différentes couleurs de peau, morphologies, âges. Et toujours en utilisant la beauté du visuel pour apporter une force au message. Si je n’avais présenté qu’une seule mannequin racisée dans ce défilé romain, cela n’avait aucun sens, la case était cochée, c’est tout. Mais si je choisis d’en faire défiler 40 issues de tous horizons sur les marches de la Piazza di Spagna, c’est quelque chose de très fort, surtout dans une Italie qui reste très marquée par le racisme et la xénophobie. Pour moi, il s’agit de donner de la visibilité à toutes et à tous sans provocation aucune, simplement en utilisant la beauté du vêtement pour capturer le reflet de notre société d’aujourd’hui – ou du moins ce qu’elle devrait être selon moi, sans genres ni frontières.

M. C’est assez fascinant de voir comment votre propre confiance, en tant que créateur capable de transmettre ce genre de message, a grandi au fil des ans. Est-ce que vous le ressentez aussi ?
P. P.
 Je ne suis pas intéressé par le simple fait de créer des vêtements. OK, cela fait partie de mon job, mais il s’agit aussi d’utiliser sa propre voix pour donner la parole à ceux qui ne sont pas écoutés. Pour moi, chaque collection commence par ce message que j’ai envie de transmettre, les vêtements viennent ensuite le renforcer. Je ressens de plus en plus cette urgence.

Défilé Valentino Haute-Couture FW23
Défilé Valentino Haute-Couture FW23

M. Vous travaillez seul à la direction artistique depuis 2016. Est-ce que vous ressentez plus de puissance, davantage d’assurance en tant que créateur solo ?
P. P.
Bien sûr. Lorsqu’on travaille en collaboration, c’est une forme de mission qu’il faut remplir. Alors que seul, si on est à l’aise avec soi-même, bien dans ses baskets, on utilise toutes ses intuitions et émotions. Désormais, tout est très personnel, c’est comme si je me mettais à nu, que je parlais sans filtre. C’est pour cela que j’adore partager mes inspirations avec mes équipes, pour que cette histoire nous rassemble tous.

M. Vos créations expriment aussi une forme de puissance visuelle par vos choix créatifs très forts, qu’il s’agisse de couleur, de formes…
P. P. Je travaille de manière très instinctive, sans suivre de règles. Je pense à ce que j’ai envie de communiquer, et je suis mon intuition. Pour moi, il s’agit d’un tout. Notre rôle est de créer de la beauté, de donner la force de cette magnificence à la personne qui porte le vêtement. C’est une arme redoutable pour venir à bout des préjugés : dans la mentalité des gens, si une robe est sublime, la personne qui en est vêtue le devient aussi. La beauté est un vecteur de pouvoir.

M. Vous avez choisi d’inviter des étudiants en mode à venir assister à votre show romain, et vous allez leur ouvrir les portes de la maison ainsi qu’aux visiteurs. Cette idée de transmission est essentielle pour vous ?
P. P. 
Lorsque j’étais plus jeune, avant même de commencer mes études de mode, je me rendais à Rome depuis Nettuno, ma petite ville en bordure de mer, pour essayer d’assister aux grands défilés. Mes copains m’accompagnaient pour le fun, mais pour moi c’était le rêve absolu de pouvoir être là, même au tout dernier rang. Après, je dormais sur un banc de la gare en attendant le premier train du matin ! Inviter des étudiants, c’était une manière d’évoquer le garçon que j’étais, de rendre quelque chose à la jeunesse. Mais dans ma tête, je suis toujours ce jeune homme, assis tout en haut des gradins… J’ai du mal à me rendre compte que je suis celui qui vient saluer sur les marches à la fin du show !

Défilé Valentino Haute-Couture FW23
Défilé Valentino Haute-Couture FW23