De Dior à AMI, en passant par Valentino, Schiapparelli ou encore Jacquemus, le rose semble s’imposer un peu partout en 2022. Signalétique au delà des saisons de mode, l’omniprésence de ladite couleur permet surtout d’abolir les débats binaires qui ont trop longtemps alimenté la pop-culture pour enfin offrir une nouvelle réflexion esthétique au-delà des clichés et des stéréotypes. Au risque parfois de frôler l’overdose…

3 avril 2022 à Las Vegas. L’artiste Billy Porter arrive sur le red carpet de la cérémonie des Grammy Awards vêtu de rose de la tête aux pieds, dans un look en mousseline signé Valentino. Quelques minutes après, le couple Kardashian-Barker, récemment marié dans la même ville, joue du clash chromatique noir et rose pour se présenter aux photographes. Un tapis rouge teinté de tant de nuances de roses que le magazine new-yorkais The Cut s’empressera de les recenser le soir même. Un mois plus tard, c’est l’actrice de Et l’homme créa la femme, Glenn Close, qui s’empare d’un autre total look rose Valentino pour son passage sur le tapis rouge du célèbre MET Gala, accompagnée du Directeur Artistique de la maison italienne. Encore, et encore, du rose. Mais comment se fait-il que cette couleur ait réussi à squatter tout le fashion game actuel ?

Billy Porter aux Grammy Awards 2022
Les pinkhead Jacquemus et Valentino

 

Ces récentes et nombreuses apparitions de célébrités toutes de rose vêtues, la mode les doit en grande partie à la marque Valentino. Durant le défilé Automne-Hiver 2022, présenté le 7 mars dernier à la Fashion Week de Paris, la marque a clairement annoncé la couleur. Dans un décor entièrement rose, quarante huit silhouettes total pink et trente trois looks noirs ont défilé pour une collection qualifiée par le Directeur Artistique lui-même de « mono-ton » [« monotone »]. Selon les dires de Pierpaolo Piccioli, ce colorblock permet de se concentrer sur les détails. Une stratégie de la couleur, pour prôner le retour à la technicité de la mode, que la marque semble appliquer à tout son univers puisqu’elle avait déjà annoncé, en mai 2021, mettre fin à sa ligne plus abordable “Red Valentino” dès 2023. Comme si tout le système ne reposait que sur des affinités créatives aux accents de fauvisme. Ce débat haut en couleurs, typique du courant artistique, traverse également l’esthétique Jacquemus. Le 10 mars 2022, en marge de la Fashion Week de Paris, le créateur faisait voyager sa marque jusqu’à Hawaï. Simon y dévoilait ainsi une collection printemps-été 2022 à la palette arc-en-ciel. Mais avec un rose qui y occupait une large place, caricaturant une binarité visuelle à l’effet garçon-fille entre des vêtements roses… sur un podium bleu (en mode charte graphique des trains Ouigo lowcost de la SNCF ou hommage au bubblizz, célèbre bonbon piquant en forme de bouteille rose et bleue de Lutti. Une dichotomie chromatique enfantine, compensée par le port de looks roses par des mannequins identifiables en tant qu’hommes aux physiques plutôt massifs, tel que le directeur artistique nous y a habitué depuis Le Gadjo.

Défilé Valentino FW23
Le rose, l’autre noir de Saint Laurent et Schiaparelli

 

Cela dit, Pierpaolo et Simon n’ont rien inventé de nouveau et n’ont fait que raviver une lame de fond ultra-prégnante dans la mode. Car le rose, dans l’Histoire du secteur, a carrément fait l’objet de revendications personnelles et de branding over-conceptualisé. En 1937, c’est la créatrice Elsa Schiaparelli qui a imaginé le désormais célèbre “rose shocking”. “En collaboration avec son parurier Jean Clément, Schiaparelli développe un rose fuchsia extrêmement saturé qui renforce son inscription dans le mouvement surréaliste dont elle est proche”, explique l’historien de la mode Khémaïs Ben Lakhdar. Devenant instantanément une signature, le rose shocking inspirera le nom du parfum de la marque (“Shocking”) et se retrouvera dans le titre de l’autobiographie de la créatrice : “Shocking life”. Une signature visuelle, esthétique, et sémiologique que l’historien de la mode, analyse comme “le moyen pour Elsa Schiaparelli de se signifier elle-même à travers cette couleur au point que, grâce à celle-ci, son grand ami Yves Saint Laurent lui rendra hommage en apposant un noeud de ruban rose shocking sur une robe fourreau noire en 1983.” Hommage poursuivit depuis par l’actuel Directeur Artistique de la maison Schiaparelli, Daniel Roseberry (ça ne s’invente pas!), qui use et abuse du rose shocking sans que cette utilisation massive ne choque personne, au contraire. Lors de la présentation de la collection Couture 2021, la première silhouette proposait d’ailleurs une nouvelle version de la robe créée par Yves Saint Laurent. Le rose, ça s’entretient et ça se transmet.

Schiapparelli
Balenciaga en mode cagole

 

Dans la pop culture américaine, quand on pense rose, on pense encore malheureusement trop souvent au genre féminin et par extension à des modèles de “blondes écervelées”, victimes constantes de sexisme et de bashing en tout genre (Paris Hilton, le film “La revanche d’une blonde”, Mean Girls et son fameux : “On Wednesday, we wear pink” etc). En France, on pourrait rapprocher cet archétype chromatique tenace à celui de la Cagole, cette figure mythologique du sud de la France qui catalyse nos représentations stéréotypées de l’exubérance, elle-même paraphrasant la vulgarité. Pas étonnant donc que Pamela Anderson, Barbie IRL souvent parée de mini looks roses, évoluera dans la sphère médiatique en tant que modèle de la cagole internationale. C’est sans doute pour mettre fin à cette injustice trop colorée mais aussi pour envoyer balader les clichés liés à la vulgarité comme notion subjective de classes et d’espaces géographiques, que Balenciaga a choisi d’y mettre son grain de sel. En mars 2022, la marque a sorti le sac « Le Cagole » (une ré-interprétation par Demna de l’iconique City Bag de la marque). Une fois n’est pas coutume, la marque a fait voyager, de Londres à Bangkok, son pop-up store entièrement rose dédié exclusivement au sac “Le Cagole”. Cette nouvelle boutique ambulante assumait d’ailleurs un merchandising 100% pink en matière moumoute, héritée des designs bon marché des 70’s. De cette matière légère imprégnée de rose, l’historien de l’art et de la mode Khémaïs Ben Lakhdar y voit un hommage à la robe du soir rose en plumes crée par Cristobal Balenciaga en 1965. Côté terminologie, du pop-up au nom du sac, Balenciaga exorcise la cagole en jouant sur le déterminant masculin pour brouiller les pistes du genre. La cagole devient “Le Cagole”, car on dit bien “le sac”.

Le sac Cagole de Balenciaga
Le rose a arrêté de faire genre

 

Une altération terminologique des normes qui opère une référence explicite au masculin, alors associé à cette figure féminine caricaturée et qui permet par la même occasion de mettre à l’amende tous les stéréotypes liés à la classe et au genre. Car même si le rose a surtout été imposé comme la couleur des femmes ¬— en réalité c’était d’abord le bleu mais bien sûr, ça a changé à cause d’une sombre histoire de domination patriarcale et capitaliste post-seconde guerre mondiale (sinon ce serait moins drôle) —, son genre s’est depuis quelques années assurément troublé. En témoignent la tenue red carpet de Billy Porter aux Grammy Awards 2022 certes mais aussi plus récemment la collection SS23 de Dior qui a vu défilé à Los Angeles des silhouettes et accessoires aussi rose que les joggings Juicy Couture de Paris Hilton à l’apogée de sa pipolisation Y2K. Tout comme le manteau rose flashy de AMI (Automne-Hiver 2023), et la robe tee-shirt rose millenial chez Alphonse Maitrepierre. Cependant, il ne faut pas y voir un retour en arrière binaire et encore moins primaire. Le rose ne discute plus sa répartition genrée : il est désormais un étendard générationnel, par delà les frontières du genre. En effet, qu’il s’agisse des mannequins hommes et femmes revêtant la couleur chez Valentino et Jacquemus, ou du sac Le Cagole accueilli dans un écrin rose, la teinte, du fait de son association contemporaine à une fluidité de genre, se remarque pour son omniprésence. Plus seulement de la tête aux pieds mais carrément du sol au plafond, elle plonge la foule de consommateurs et internautes dans des univers sans repère, ouvrant ainsi le champ des possibles. Dès lors, depuis l’avènement du “millenial pink” en 2016, difficile de ne pas voir la vie en rose.

Harry Styles en rose
Un retour à la neutralité et à l’uniformité ?

 

Tantôt inspiré de la décoration d’intérieur de style scandinave, tantôt rattaché aux éléments naturels, le “millenial pink“ baptisé rose quartz par Pantone est aussi et surtout décrit comme une non-couleur comme le serait le noir. Un qualificatif qui ne concerne finalement plus uniquement ce rose de la génération Y. Car c’est au tour du ce nouveau rose 2022 nommé “Hot Pink” d’imposer de la même manière son style au-delà de ces significations sémiologiques actuelles. Un rose est désormais multiple, sans cesse signature, exploré sur de nombreuses silhouettes de la mode femme, notamment par Emmanuel Ungaro, et que l’on retrouve dorénavant dans les collections homme à l’instar de Casablanca en 2021 ou encore chez Loewe au printemps-été 2022. Au final, le rose serait-il partout parce qu’il n’est en fait nulle part ? Selon les dernières données de la plateforme mode Tagwalk, de l’hiver 2021 à l’hiver 2022, la présence du rose a augmenté de 150% dans les collections puis de 24% supplémentaires pour l’été 2022. Passé la toile blanche de Martin Margiela début des années 90, c’est au tour de la marée rose des années 2020 de s’emparer de nos imaginaires, le conformisme en plus. Le pink colorblock apparaît dans la mode contemporaine comme une nouvelle page, certes inspirante et réflexive, mais sans doute légèrement uniformisante. Cette vague monochromatique semble donner raison au Directeur Artistique de la maison Valentino sur un point : elle permet de continuer de penser la mode. Zone grise du genre, le rose n’en reste pas moins la vive représentation d’une mode qui poursuit sa route aux rythmes des tendances et de la multiplication des saisons, jouant sur les imaginaires collectifs pour associer au mythe des basiques du vestiaire un nombre toujours plus grand de basiques éphémères. Une généralisation de la couleur qui contribuera au moins à banaliser la cagole ou la “Mean Girls“ en chacun de nous, l’espace d’un instant. C’est déjà ça de gagné.

Mean Girls