Afin de nous plonger dans une Amérique alternative, le réalisateur Lee Shulman s’associe à l’espièglerie de l’artiste sénégalais Omar Victor Diop. Une échappée photographique imaginaire dans laquelle la mixité n’est pas qu’une contrainte scénaristique, mais bien une réalité fantasmée.

Et si la ségrégation n’avait jamais vraiment existé ? Si le racisme était un vague concept bien loin du quotidien des Américain·e·s ? Loin de nous l’idée de jouer les révisionnistes, mais il est parfois bon de rêver. C’est du moins toute l’ambition de l’artiste Omar Victor Diop lorsqu’il s’incruste dans les clichés d’une l’Amérique blanche comme neige époque Trente Glorieuses, afin de réécrire l’histoire à sa manière : “L’idée est moins de corriger ou critiquer ce passé romancé que d’interroger le rapport que nous entretenons avec lui, nous explique l’artiste sénégalais. Par la simple incrustation d’un homme noir dans ces photographies d’une société que nous voulons heureuse et insouciante, nous dérangeons les attentes et les certitudes, afin d’interroger, pousser la curiosité et maintenir l’éveil du spectateur sur la question historique de la ségrégation raciale. »

The who ?

 

Ce projet fou naît de l’imagination du réalisateur britannique Lee Shulman, collectionneur de diapositives depuis 2017. “Mon père venait de me donner des diapos que j’avais réalisées lorsque j’étais en école de cinéma, et cela m’a donné envie d’aller farfouiller sur eBay. J’ai découvert que des centaines de personnes souhaitaient se débarrasser de leurs collections. J’ai commencé à les acheter, tout simplement par instinct.” Le collectionneur d’art ne cesse alors d’acquérir les souvenirs familiaux de milliers d’individus et possède aujourd’hui près d’un million de clichés qui forment un concept inédit : The Anonymous Project. Il décide d’exposer ces instants de vie dans le monde entier, nous incitant à regarder le passé version “intimité”, en éprouvant une certaine nostalgie face à une époque où l’insouciance semblait régner en maîtresse. Cette pseudo-légèreté questionne toutefois le réalisateur, qui remarque que la réalité de l’époque laisse peu de place à la mixité sociale.

Les clichés provenant des États-Unis montrent essentiellement des Blancs riant aux éclats, dans un pays où seule la white middle class peut s’offrir un appareil photo afin d’immortaliser ses instants de vie sur pellicule. Il propose alors à son ami de longue date, Omar Victor Diop, de s’accaparer une place vacante et de taper l’incruste dans une Amérique multiverse où les races se confondent. “J’ai construit cette initiative comme un projet de cinéma dans lequel je suis le réalisateur tandis qu’Omar joue le rôle de l’acteur. Nous avions une équipe technique, un styliste, exactement la même team de tournage avec laquelle je travaille depuis quinze ans.”

Party in the USA

 

Symbole de ce projet hors du commun : une photo sur laquelle les deux artistes posent ensemble sur le capot d’une voiture, le long d’une route. Un moment de vie fabriqué duquel émane pourtant une vérité brute, celle de la complicité et de l’amitié qui lie les deux hommes : “C’est une de mes photos préférées, nous confie Lee Shulman. Pas parce qu’on me voit dessus, mais j’ai l’impression qu’elle représente parfaitement notre projet. On nous voit discuter comme on peut le faire dans la vraie vie, il semble qu’on s’apprête à partir en voyage pour vivre une grande aventure. On dirait une affiche de cinéma, et en même temps, elle résume totalement notre histoire d’amitié.” Les deux compères confectionnent ensemble 90 images plus vraies que nature, des scènes de vie simples et spontanées comme celle montrant quatre amis à l’heure de l’apéro, collier de fleurs hawaïennes au cou : “Cette photo a la fraîcheur de la jeunesse, de l’amitié, du fou rire et d’une bière bien fraîche”, confie Omar Victor Diop, avant de poursuivre : “Celle de la cérémonie de fin d’études aussi me touche beaucoup. Elle montre une promotion de jeunes hommes blancs quasi identiques, fiers, symbole d’une époque qui correspond certainement au début de longues et belles carrières de décideurs. Je ne peux m’empêcher d’imaginer tout le progrès qui aurait été accompli, en termes de disparités raciales et économiques, si déjà à cette époque les universités d’élite avaient comporté plus de diversité. Heureusement, les choses ont changé, mais il reste encore des améliorations à apporter, des opportunités qui vont plus dans un sens que dans l’autre.”

Voyage Voyage

 

Fruit de cette collaboration, le livre Beeing There (éd. Textuel) retranscrit l’échappée belle fictive de ces deux artistes à l’imagination débordante : “C’est le pouvoir de l’art, qui nous permet de nous échapper du caractère pénible du quotidien”, confie Omar Victor Diop, qui d’habitude pratique l’autoportrait. “Je suis devenu artiste après un début de carrière très classique dans la finance et la communication. Plus tard, dans mes projets photographiques, j’ai gardé ce besoin de me référer à un autre temps. Le passé rend le présent intelligible, il détient des souvenirs chéris, même s’il recèle aussi des choses embarrassantes, parfois trop lourdes, car certains voyages dans le temps sont inconfortables.”

Lee Shulman, quant à lui, profite de ses films inversibles afin de s’offrir une échappatoire pleine d’insouciance et de sourire : “J’ai la chance de vivre un escapisme quotidien lorsque je reçois des diapos. Je regarde chaque cliché et je me plonge dedans. C’est extraordinaire pour moi de pouvoir vivre des moments de vie qui ne m’appartiennent pas. Ce sont généralement des événements familiaux, donc des moments de joie, touchants et intimes. J’oublie alors ma propre vie pour entrer dans celle des autres, avec la sensation de faire partie de leur famille. Leur bonheur devient contagieux.” Une évasion garantie sans ordonnance.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).